455 Tout en me rapprochant de ma demeure, je songeais

Tout en me rapprochant de ma demeure, je songeais combien la conscience cesse vite de collaborer à nos habitudes, qu'elle laisse à leur développement sans plus s'occuper d'elles et combien dès lors nous pourrions être étonnés si nous constations simplement du dehors, et en supposant qu'elles engagent tout l'individu, les actions d'hommes dont la valeur morale ou intellectuelle peut se développer indépendamment dans un sens tout différent. C'était évidemment un vice d'éducation, ou l'absence de toute éducation, joints à un penchant à gagner de l'argent de la façon sinon la moins pénible (car beaucoup de travaux devaient en fin de compte être plus doux, mais le malade par exemple ne se tisse-t-il pas avec des manies, des privations et des remèdes, une existence beaucoup plus pénible que ne la ferait la maladie souvent légère contre laquelle il croit ainsi lutter ?), du moins la moins laborieuse possible, qui avait amené ces « jeunes gens » à faire pour ainsi dire en toute innocence et pour un salaire médiocre, des choses qui ne leur causaient aucun plaisir et avaient dû leur inspirer au début une vive répugnance. On aurait pu les croire d'après cela foncièrement mauvais, mais ce ne furent pas seulement à la guerre des soldats merveilleux, d'incomparables « braves », ç'avaient été aussi souvent dans la vie civile de bons coeurs, sinon tout à fait de braves gens. Ils ne se rendaient plus compte depuis longtemps de ce que pouvait avoir de moral ou d'immoral la vie qu'ils menaient parce que c'était celle de leur entourage. Ainsi, quand nous étudions certaines périodes de l'histoire ancienne, nous sommes étonnés de voir des êtres individuellement bons participer sans scrupule à des assassinats en masse, à des sacrifices humains, qui leur semblaient probablement des choses naturelles.

Les peintures pompéiennes de la maison de Jupien convenaient d'ailleurs bien, en ce qu'elles rappelaient la fin de la Révolution française, à l'époque assez semblable au Directoire qui allait commencer. Déjà, anticipant sur la paix, se cachant dans l'obscurité pour ne pas enfreindre trop ouvertement les ordonnances de la police, partout des danses nouvelles s'organisaient, se déchaînaient toute la nuit. À côté de cela certaines opinions artistiques, moins antigermaniques que pendant les premières années de la guerre, se donnaient cours pour rendre la respiration aux esprits étouffés, mais il fallait pour qu'on les osât présenter un brevet de civisme. Un professeur écrivait un livre remarquable sur Schiller et on en rendait compte dans les journaux. Mais avant de parler de l'auteur du livre, on inscrivait comme un permis d'imprimer qu'il avait été à la Marne, à Verdun, qu'il avait eu cinq citations, deux fils tués. Alors on louait la clarté, la profondeur de son ouvrage sur Schiller qu'on pouvait qualifier de grand pourvu qu'on dît, au lieu de « ce grand Allemand », « ce grand Boche ». C'était le mot d'ordre pour l'article, et aussitôt on le laissait passer.

Notre époque sans doute, pour celui qui en lira l'histoire dans deux mille ans, ne semblera pas moins baigner certaines consciences tendres et pures dans un milieu vital qui apparaîtra alors comme monstrueusement pernicieux et dont elles s'accommodaient. D'autre part, je connaissais peu d'hommes, je peux même dire que je ne connaissais pas d'homme qui sous le rapport de l'intelligence et de la sensibilité fût aussi doué que Jupien ; car cet « acquis » délicieux qui faisait la trame spirituelle de ses propos ne lui venait d'aucune de ces instructions de collège, d'aucune de ces cultures d'université qui auraient pu faire de lui un homme si remarquable, quand tant de jeunes gens du monde ne tirent d'elles aucun profit. C'était son simple sens inné, son goût naturel, qui de rares lectures faites au hasard, sans guide, à des moments perdus, lui avaient fait composer ce parler si juste où toutes les symétries du langage se laissaient découvrir et montraient leur beauté. Or le métier qu'il faisait pouvait à bon droit passer, certes pour un des plus lucratifs, mais pour le dernier de tous. Quant à M. de Charlus, quelque dédain que son orgueil aristocratique eût pu lui donner pour le qu'en-dira-t-on, comment un certain sentiment de dignité personnelle et de respect de soi-même ne l'avait-il pas forcé à refuser à sa sensualité certaines satisfactions dans lesquelles il semble qu'on ne pourrait avoir comme excuse que la démence complète ? Mais chez lui comme chez Jupien, l'habitude de séparer la moralité de tout un ordre d'actions (ce qui du reste doit arriver aussi dans beaucoup de fonctions, quelquefois celle de juge, quelquefois celle d'homme d'État, et bien d'autres encore) devait être prise depuis si longtemps que l'habitude (sans plus jamais demander son opinion au sentiment moral) était allée en s'aggravant de jour en jour, jusqu'à celui où ce Prométhée consentant s'était fait clouer par la Force au rocher de la pure matière.

Sans doute je sentais bien que c'était là un nouveau stade de la maladie de M. de Charlus, laquelle depuis que je m'en étais aperçu, et à en juger par les diverses étapes que j'avais eues sous les yeux, avait poursuivi son évolution avec une vitesse croissante. Le pauvre baron ne devait pas être maintenant fort éloigné du terme, de la mort, si même celle-ci n'était pas précédée, selon les prédictions et les voeux de Mme Verdurin, par un emprisonnement qui à son âge ne pourrait d'ailleurs que hâter la mort. Pourtant j'ai peut-être inexactement dit : rocher de la pure matière. Dans cette pure matière il est possible qu'un peu d'esprit surnageât encore. Ce fou savait bien, malgré tout, qu'il était la proie d'une folie et jouait tout de même, dans ces moments-là, puisqu'il savait bien que celui qui le battait n'était pas plus méchant que le petit garçon qui dans les jeux de bataille est désigné au sort pour faire le « Prussien », et sur lequel tout le monde se rue dans une ardeur de patriotisme vrai et de haine feinte. La proie d'une folie où entrait tout de même un peu de la personnalité de M. de Charlus. Même dans ces aberrations, la nature humaine (comme elle fait dans nos amours, dans nos voyages) trahit encore le besoin de croyance par des exigences de vérité. Françoise, quand je lui parlais d'une église de Milan – ville où elle n'irait probablement jamais – ou de la cathédrale de Reims – fût-ce même de celle d'Arras ! – qu'elle ne pourrait voir puisqu'elles étaient plus ou moins détruites, enviait les riches qui peuvent s'offrir le spectacle de pareils trésors, et s'écriait avec un regret nostalgique : « Ah ! comme cela devait être beau ! », elle qui, habitant maintenant Paris depuis tant d'années, n'avait jamais eu la curiosité d'aller voir Notre-Dame. C'est que Notre-Dame faisait précisément partie de Paris, de la ville où se déroulait la vie quotidienne de Françoise et où en conséquence il était difficile à notre vieille servante – comme il l'eût été à moi si l'étude de l'architecture n'avait pas corrigé en moi sur certains points les instincts de Combray – de situer les objets de ses songes. Dans les personnes que nous aimons, il y a, immanent à elles, un certain rêve que nous ne savons pas toujours discerner mais que nous poursuivons. C'était ma croyance en Bergotte, en Swann qui m'avait fait aimer Gilberte, ma croyance en Gilbert le Mauvais qui m'avait fait aimer Mme de Guermantes. Et quelle large étendue de mer avait été réservée dans mon amour même le plus douloureux, le plus jaloux, le plus individuel semblait-il, pour Albertine ! Du reste, à cause justement de cet individuel auquel on s'acharne, les amours pour les personnes sont déjà un peu des aberrations. (Et les maladies du corps elles-mêmes, du moins celles qui tiennent d'un peu près au système nerveux, ne sont-elles pas des espèces de goûts particuliers ou d'effrois particuliers contractés par nos organes, nos articulations, qui se trouvent ainsi avoir pris pour certains climats une horreur aussi inexplicable et aussi têtue que le penchant que certains hommes trahissent pour les femmes par exemple qui portent un lorgnon, ou pour les écuyères ? Ce désir que réveille chaque fois la vue d'une écuyère, qui dira jamais à quel rêve durable et inconscient il est lié, inconscient et aussi mystérieux que l'est par exemple pour quelqu'un qui avait souffert toute sa vie de crises d'asthme, l'influence d'une certaine ville, en apparence pareille aux autres, et où pour la première fois il respire librement ?)

Or les aberrations sont comme des amours où la tare maladive a tout recouvert, tout gagné. Même dans la plus folle, l'amour se reconnaît encore. L'insistance de M. de Charlus à demander qu'on lui passât aux pieds et aux mains des anneaux d'une solidité éprouvée, à réclamer la barre de justice, et à ce que me dit Jupien, des accessoires féroces qu'on avait la plus grande peine à se procurer même en s'adressant à des matelots – car ils servaient à infliger des supplices dont l'usage est aboli même là où la discipline est la plus rigoureuse, à bord des navires – au fond de tout cela il y avait chez M. de Charlus tout son rêve de virilité, attesté au besoin par des actes brutaux, et toute l'enluminure intérieure, invisible pour nous, mais dont il projetait ainsi quelques reflets, de croix de justice, de tortures féodales, qui décorait son imagination moyenâgeuse. C'est dans le même sentiment que, chaque fois qu'il arrivait, il disait à Jupien : « Il n'y aura pas d'alerte ce soir au moins, car je me vois d'ici calciné par ce feu du ciel comme un habitant de Sodome. » Et il affectait de redouter les gothas, non qu'il en éprouvât l'ombre de peur, mais pour avoir le prétexte, dès que les sirènes retentissaient, de se précipiter dans les abris du métropolitain où il espérait quelque plaisir des frôlements dans la nuit, avec de vagues rêves de souterrains moyenâgeux et d'in pace. En somme son désir d'être enchaîné, d'être frappé, trahissait, dans sa laideur, un rêve aussi poétique que, chez d'autres, le désir d'aller à Venise ou d'entretenir des danseuses. Et M. de Charlus tenait tellement à ce que ce rêve lui donnât l'illusion de la réalité, que Jupien dut vendre le lit de bois qui était dans la chambre 43 et le remplacer par un lit de fer qui allait mieux avec les chaînes.

Enfin la berloque sonna comme j'arrivais à la maison. Le bruit des pompiers était commenté par un gamin. Je rencontrai Françoise remontant de la cave avec le maître d'hôtel. Elle me croyait mort. Elle me dit que Saint-Loup était passé, en s'excusant, pour voir s'il n'avait pas, dans la visite qu'il m'avait faite le matin, laissé tomber sa croix de guerre. Car il venait de s'apercevoir qu'il l'avait perdue et, devant rejoindre son corps le lendemain matin, avait voulu à tout hasard voir si ce n'était pas chez moi. Il avait cherché partout avec Françoise et n'avait rien trouvé. Françoise croyait qu'il avait dû la perdre avant de venir me voir, car, disait-elle, il lui semblait bien, elle aurait pu jurer qu'il ne l'avait pas quand elle l'avait vu. En quoi elle se trompait. Et voilà la valeur des témoignages et des souvenirs ! Du reste cela n'avait pas grande importance. Saint-Loup était aussi estimé de ses officiers qu'il était aimé de ses hommes, et la chose s'arrangerait aisément.

D'ailleurs je sentis tout de suite, à la façon peu enthousiaste dont ils parlèrent de lui, que Saint-Loup avait produit une médiocre impression sur Françoise et sur le maître d'hôtel. Sans doute tous les efforts que le fils du maître d'hôtel et le neveu de Françoise avaient faits pour s'embusquer, Saint-Loup avait fait en sens inverse et avec succès ces mêmes efforts pour être en plein danger. Mais cela, jugeant d'après eux-mêmes, Françoise et le maître d'hôtel ne pouvaient pas le croire. Ils étaient convaincus que les riches sont toujours mis à l'abri. Du reste, eussent-ils su la vérité relativement au courage héroïque de Robert, qu'elle ne les eût pas touchés. Il ne disait pas « Boches », il leur avait fait l'éloge de la bravoure des Allemands, il n'attribuait pas à la trahison que nous n'eussions pas été vainqueurs dès le premier jour. Or c'est cela qu'ils eussent voulu entendre, c'est cela qui leur eût semblé le signe du courage. Aussi, bien qu'ils continuassent à chercher la croix de guerre, les trouvai-je froids au sujet de Robert. Moi qui me doutais où cette croix avait été oubliée (cependant si Saint-Loup s'était distrait ce soir-là de cette manière, ce n'était qu'en attendant, car repris du désir de revoir Morel, il avait usé de toutes ses relations militaires pour savoir dans quel corps Morel se trouvait, afin de l'aller voir et n'avait reçu jusqu'ici que des centaines de réponses contradictoires), je conseillai à Françoise et au maître d'hôtel d'aller se coucher. Mais celui-ci n'était jamais pressé de quitter Françoise depuis que, grâce à la guerre, il avait trouvé un moyen, plus efficace encore que l'expulsion des soeurs et l'affaire Dreyfus, de la torturer. Ce soir-là, et chaque fois que j'allai auprès d'eux pendant les quelques jours que je passai encore à Paris avant de partir pour une autre maison de santé, j'entendais le maître d'hôtel dire à Françoise épouvantée : « Ils ne se pressent pas, c'est entendu, ils attendent que la poire soit mûre, mais ce jour-là ils prendront Paris, et ce jour-là pas de pitié ! – Seigneur, Vierge Marie ! s'écriait Françoise, ça ne leur suffit pas d'avoir conquéri la pauvre Belgique. Elle a assez souffert, celle-là, au moment de son envahition. – La Belgique, Françoise, mais ce qu'ils ont fait en Belgique ne sera rien à côté ! » Et même, la guerre ayant jeté sur le marché de la conversation des gens du peuple une quantité de termes dont ils n'avaient fait la connaissance que par les yeux, par la lecture des journaux et dont en conséquence ils ignoraient la prononciation, le maître d'hôtel ajoutait : « Je ne peux pas comprendre comment que le monde est assez fou… Vous verrez ça, Françoise, ils préparent une nouvelle attaque d'une plus grande enverjure que toutes les autres. » M'étant insurgé, sinon au nom de la pitié pour Françoise et du bon sens stratégique, au moins de la grammaire, et ayant déclaré qu'il fallait prononcer « envergure », je n'y gagnai qu'à faire redire à Françoise la terrible phrase chaque fois que j'entrais à la cuisine, car le maître d'hôtel, presque autant que d'effrayer sa camarade, était heureux de montrer à son maître que, bien qu'ancien jardinier de Combray et simple maître d'hôtel, tout de même bon Français selon la règle de Saint-André-des-Champs, il tenait de la Déclaration des droits de l'homme le droit de prononcer « enverjure » en toute indépendance, et de ne pas se laisser commander sur un point qui ne faisait pas partie de son service, et où par conséquent, depuis la Révolution, personne n'avait rien à lui dire puisqu'il était mon égal.

J'eus donc le chagrin de l'entendre parler à Françoise d'une opération de grande « enverjure » avec une insistance qui était destinée à me prouver que cette prononciation était l'effet non de l'ignorance, mais d'une volonté mûrement réfléchie. Il confondait le gouvernement, les journaux, dans un même « on » plein de méfiance, disant : « On nous parle des pertes des Boches, on ne nous parle pas des nôtres, il paraît qu'elles sont dix fois plus grandes. On nous dit qu'ils sont à bout de souffle, qu'ils n'ont plus rien à manger, moi je crois qu'ils en ont cent fois comme nous, à manger. Faut pas tout de même nous bourrer le crâne. S'ils n'avaient rien à manger, ils ne se battraient pas comme l'autre jour où ils nous ont tué cent mille jeunes gens de moins de vingt ans. » Il exagérait ainsi à tout instant les triomphes des Allemands, comme il avait fait jadis ceux des radicaux ; il narrait en même temps leurs atrocités afin que ces triomphes fussent plus pénibles encore à Françoise, laquelle ne cessait plus de dire : « Ah ! Sainte Mère des anges ! Ah ! Marie Mère de Dieu ! », et parfois, pour lui être désagréable d'une autre manière, disait : « Du reste, nous ne valons pas plus cher qu'eux, ce que nous faisons en Grèce n'est pas plus beau que ce qu'ils ont fait en Belgique. Vous allez voir que nous allons mettre tout le monde contre nous et que nous serons obligés de nous battre avec toutes les nations », alors que c'était exactement le contraire. Les jours où les nouvelles étaient bonnes il prenait sa revanche en assurant à Françoise que la guerre durerait trente-cinq ans et, en prévision d'une paix possible, assurait que celle-ci ne durerait pas plus de quelques mois et serait suivie de batailles auprès desquelles celles-ci ne seraient qu'un jeu d'enfant, et après lesquelles il ne resterait rien de la France.

La victoire des Alliés semblait, sinon rapprochée, du moins à peu près certaine, et il faut malheureusement avouer que le maître d'hôtel en était désolé. Car, ayant réduit la guerre « mondiale », comme tout le reste, à celle qu'il menait sourdement contre Françoise (qu'il aimait, du reste, malgré cela, comme on peut aimer la personne qu'on est content de faire rager tous les jours en la battant aux dominos), la victoire se réalisait à ses yeux sous les espèces de la première conversation où il aurait la souffrance d'entendre Françoise lui dire : « Enfin c'est fini, et il va falloir qu'ils nous donnent plus que nous ne leur avons donné en 70. » Il croyait du reste toujours que cette échéance fatale arrivait, car un patriotisme inconscient lui faisait croire, comme tous les Français victimes du même mirage que moi depuis que j'étais malade, que la victoire – comme ma guérison – était pour le lendemain. Il prenait les devants en annonçant à Françoise que cette victoire arriverait peut-être mais que son coeur en saignait, car la révolution la suivrait aussitôt, puis l'invasion. « Ah ! cette bon sang de guerre, les Boches seront les seuls à s'en relever vite, Françoise, ils y ont déjà gagné des centaines de milliards. Mais qu'ils nous crachent un sou à nous, quelle farce ! On le mettra peut-être sur les journaux », ajoutait-il par prudence et pour parer à tout événement, « pour calmer le peuple, comme on dit depuis trois ans que la guerre sera finie le lendemain. » Françoise était d'autant plus troublée de ces paroles qu'en effet, après avoir cru les optimistes plutôt que le maître d'hôtel, elle voyait que la guerre, qu'elle avait cru devoir finir en quinze jours malgré « l'envahition de la pauvre Belgique », durait toujours, qu'on n'avançait pas, phénomène de fixation des fronts dont elle comprenait mal le sens, et qu'enfin un des innombrables « filleuls » à qui elle donnait tout ce qu'elle gagnait chez nous lui racontait qu'on avait caché telle chose, telle autre. « Tout cela retombera sur l'ouvrier, concluait le maître d'hôtel. On vous prendra votre champ, Françoise. – Ah ! Seigneur Dieu ! » Mais à ces malheurs lointains, il en préférait de plus proches et dévorait les journaux dans l'espoir d'annoncer une défaite à Françoise. Il attendait les mauvaises nouvelles comme des oeufs de Pâques, espérant que cela irait assez mal pour épouvanter Françoise, pas assez pour qu'il pût matériellement en souffrir. C'est ainsi qu'un raid de zeppelins l'eût enchanté pour voir Françoise se cacher dans les caves, et parce qu'il était persuadé que dans une ville aussi grande que Paris les bombes ne viendraient pas juste tomber sur notre maison.

Du reste Françoise commençait à être reprise par moments de son pacifisme de Combray. Elle avait presque des doutes sur les « atrocités allemandes ». « Au commencement de la guerre on nous disait que ces Allemands c'était des assassins, des brigands, de vrais bandits, des Bbboches… » (Si elle mettait plusieurs b à Boches, c'est que l'accusation que les Allemands fussent des assassins lui semblait après tout plausible, mais celle qu'ils fussent des Boches, presque invraisemblable à cause de son énormité. Seulement il était assez difficile de comprendre quel sens mystérieusement effroyable Françoise donnait au mot de « Boche » puisqu'il s'agissait du début de la guerre, et aussi à cause de l'air de doute avec lequel elle prononçait ce mot. Car le doute que les Allemands fussent des criminels pouvait être mal fondé en fait, mais ne renfermait pas en soi, au point de vue logique, de contradiction. Mais comment douter qu'ils fussent des Boches, puisque ce mot, dans la langue populaire, veut dire précisément Allemand ? Peut-être ne faisait-elle que répéter, en style indirect, les propos violents qu'elle avait entendus alors et dans lesquels une particulière énergie accentuait le mot Boche.) « J'ai cru tout cela, disait-elle, mais je me demande tout à l'heure si nous ne sommes pas aussi fripons comme eux. » Cette pensée blasphématoire avait été sournoisement préparée chez Françoise par le maître d'hôtel, lequel, voyant que sa camarade avait un certain penchant pour le roi Constantin de Grèce, n'avait cessé de le lui représenter comme privé par nous de nourriture jusqu'au jour où il céderait. Aussi l'abdication du souverain avait-elle fortement ému Françoise, qui allait jusqu'à déclarer : « Nous ne valons pas mieux qu'eux. Si nous étions en Allemagne, nous en ferions autant. »

Je la vis peu, du reste, pendant ces quelques jours, car elle allait beaucoup chez ces cousins dont Maman m'avait dit un jour : « Mais tu sais qu'ils sont plus riches que toi. » Or on avait vu cette chose si belle, qui fut si fréquente à cette époque-là dans tout le pays et qui témoignerait, s'il y avait un historien pour en perpétuer le souvenir, de la grandeur de la France, de sa grandeur d'âme, de sa grandeur selon Saint-André-des-Champs, et que ne révélèrent pas moins tant de civils survivants à l'arrière que les soldats tombés à la Marne. Un neveu de Françoise avait été tué à Berry-au-Bac qui était aussi le neveu de ces cousins millionnaires de Françoise, anciens grands cafetiers retirés depuis longtemps après fortune faite. Il avait été tué, lui tout petit cafetier sans fortune qui parti à la mobilisation âgé de vingt-cinq ans avait laissé sa jeune femme seule pour tenir le petit bar qu'il croyait regagner quelques mois après. Il avait été tué. Et alors on avait vu ceci. Les cousins millionnaires de Françoise et qui n'étaient rien à la jeune femme, veuve de leur neveu, avaient quitté la campagne où ils étaient retirés depuis dix ans et s'étaient remis cafetiers, sans vouloir toucher un sou ; tous les matins à 6 heures, la femme millionnaire, une vraie dame, était habillée ainsi que « sa demoiselle », prêtes à aider leur nièce et cousine par alliance. Et depuis près de trois ans, elles rinçaient ainsi des verres et servaient des consommations depuis le matin jusqu'à 9 heures et demie du soir, sans un jour de repos.

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