Paul Valéry | Hommage à Marcel Proust

Quoique je connaisse à peine un seul tome de la grande oeuvre de Marcel Proust, et que l'art même du romancier me soit un art presque inconcevable, je sais bien toutefois, par ce peu de la Recherche du Temps perdu que j'ai eu le loisir de lire, quelle perte exceptionnelle les Lettres viennent de faire ; et non seulement les Lettres, mais davantage cette secrète société que composent, à chaque époque, ceux qui lui donnent sa véritable valeur.

Il m'eût suffi, d'ailleurs, quand je n'aurais pas lu une ligne de ce vaste ouvrage, de trouver accordés sur son importance les esprits si dissemblables de Gide et de Léon Daudet, pour être assuré contre le doute ; une rencontre si rare ne peut avoir lieu qu'au plus près de la certitude. Nous devons être tranquilles : il fait soleil, s'ils le proclament à la fois.

D'autres parleront exactement et profondément d'une oeuvre si puissante et si fine. D'autres encore exposeront ce que fut l'homme qui la conçut et la porta jusqu'à la gloire ; moi, je n'ai fait que l'entrevoir, il y a bien des années. Je ne puis ici proposer qu'une opinion sans force, et presque indigne d'être écrite. Ce ne soit qu'un hommage, une fleur périssable sur une tombe qui restera.

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Tout genre littéraire naissant de quelque usage particulier du discours, le roman sait abuser du pouvoir immédiat et significatif de la parole, pour nous communiquer une ou plusieurs "vies" imaginaires, dont il institue les personnages, fixe le temps et le lieu, énonce les incidents, qu'il enchaîne par une ombre de causalité plus ou moins suffisante.

Tandis que le poème met en jeu directement notre organisme, et a pour limite le chant, qui est un exercice de liaison exacte et suivie entre l'ouïe, la forme de la voix, et l'expression articulée, - le roman veut exciter et soutenir en nous cette attente générale et irrégulière, qui est notre attente des événements réels : l'art du conteur imite leur bizarre déduction, ou leurs séquences ordinaires. Et tandis que le monde du poème est essentiellement fermé et complet en lui-même, étant le système pur des ornements et des chances du langage, l'univers du roman, même du fantastique, se relie au monde réel, comme le trompe-l'oeil se raccorde aux choses tangibles parmi lesquelles un spectateur va et vient.

L'apparence de "vie" et de "vérité", qui est l'objet des calculs et des ambitions du romancier, tient à l'introduction incessante d'observations, - c'est -à-dire d'éléments reconnaissables, qu'il incorpore à son dessein. Une trame de détails vérifiables et arbitraires raccorde l'existence réelle du lecteur aux feintes existences des personnages ; d'où ces simulacres prennent assez souvent d'étranges puissances de vie qui les rendent comparables, dans nos pensées, aux personnes authentiques. Nous leur prêtons, sans le savoir, tous les humains qui sont en nous, car notre faculté de vivre implique celle de faire vivre. Tant nous leur prêtons, tant vaut l'oeuvre.

Il ne doit point y avoir de différences essentielles entre le roman et le récit naturel des choses que nous avons vues et entendues. Ni rythmes, ni symétries, ni figures, ni formes, ni même de composition déterminée ne lui sont imposés. Une seule loi, mais sous peine de la mort : il faut - et, d'ailleurs, il suffit - que la suite nous entraîne, et même nous aspire, vers une fin, - qui peut être l'illusion d'avoir vécu violemment ou profondément une aventure, ou bien celle de la connaissance précise d'individus inventés. Il est remarquable - on le montrerait aisément par l'exemple des romans populaires - qu'un ensemble d'indications toutes insignifiantes, et comme nulles une à une (puisqu'on peut les transformer, une à une, en d'autres d'égale facilité), produise l'intérêt passionné et l'effet de la vie. - Il n'en faut rien conclure contre le roman ; mais tout au plus accuser quelque peu la vie, qui se trouve une somme parfaitement réelle de choses dont les unes sont vaines et les autres imaginaires...

Le roman peut donc admettre tout ce qu'on appelle et admet chaque développement ordonné de notre mémoire quand elle reprend et commente un temps que nous avons vécu : non seulement portraits, paysages, et ce qu'on nomme "psychologie", mais encore toute sorte de pensées, allusions à toutes les connaissances. Il peut agiter, compulser tout l'esprit.

C'est en quoi le roman se rapproche formellement du rêve ; on peut les définir l'un et l'autre, par la considération de cette curieuse propriété : que tous leurs écarts leur appartiennent.

Mais l'on associe généralement les poèmes avec les songes, et ce me semble légèrement pensé.

Au contraire des poèmes, un roman peut être résumé, c'est-à-dire raconté lui-même ; il supporte qu'on en déduise une figure semblable ; il contient donc toute une part qui peut, à volonté, devenir implicite. Il peut aussi être traduit, sans perte du principal. Il peut être développé intérieurement ou prolongé à l'infini, comme il peut être lu en plusieurs séances... Il n'y a d'autres bornes à sa durée et à sa diversité, que celles mêmes des loisirs et des forces de son lecteur ; toutes les restrictions qu'on peut lui imposer ne procèdent pas de son essence, mais seulement des intentions et des décisions particulières de l'écrivain.

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Proust a tiré un parti extraordinaire de ces conditions si simples et si larges. Il n'a pas saisi la "vie" par l'action même ; il l'a rejointe, et comme imitée, par la surabondance des connexions  que la moindre image trouvait si aisément dans la propre substance de l'auteur. Il donnait des racines infinies à tous les germes d'analyse que les circonstances de sa vie avaient semés dans sa durée. L'intérêt de ses ouvrages réside dans chaque fragment. On peut ouvrir le livre où l'on veut ; sa vitalité ne dépend point de ce qui précède, et en quelque sorte de l'illusion acquise ; elle tient à ce qu'on pourrait nommer l'activité propre du tissu même de son texte.

Proust divise - et nous donne la sensation de pouvoir diviser indéfiniment - ce que les autres écrivains ont accoutumé de franchir.

Nous, à chaque élément de notre chemin, nous venons de méconnaître un infini en puissance, qui n'est que la propriété de tous nos souvenirs de pouvoir se combiner entre eux. Pour avancer dans notre existence, et satisfaire aux événements, il nous faut nécessairement négliger cette propriété d'imminence de notre profonde nature. Nous sommes faits intimement d'une chose qui se fait ; et qui se fait aux dépens du possible. Nous sommes, par notre seule conscience, parfaitement inépuisables, - nous qui ne pouvons nous arrêter en nous-mêmes sans subir aussitôt tant de pensées, sans les voir se substituer l'une à l'autre, ou bien se développer l'une dans l'autre, ouvrant une perspective de parenthèses... L'âme ne peut sans cesse qu'elle ne crée, et qu'elle ne dévore ses créatures. Elle ébauche à chaque instant d'autres vies, engendre ses héros et ses monstres, elle esquisse des théories, commence des poèmes... Tout ce que l'on perd, ou que l'on croit perdre, mais tout ce que l'on peut espérer de soi,  ce trésor de toute valeur et de valeur nulle, duquel chacun de nous retire ce qu'il est, - c'est là sans doute ce que Marcel Proust appelait le Temps perdu. Personne, ou presque personne, n'en avait jusqu'à lui délibérément utilisé les ressources. Ce fut là se servir de tout son être ; c'est à quoi il l'a consumé.

Proust sut accommoder les puissances d'une vie intérieure singulièrement riche et curieusement travaillée, à l'expression d'une petite société qui veut être, et qui doit être, superficielle. Par son acte, l'image d'une société superficielle est une oeuvre profonde.

Tant d'esprit devait-il s'y employer ? L'objet valait-il tant de soins, et une attention si soutenue ? - Ceci est très digne d'examen. 

Ce qui soi-même se nomme le "Monde" n'est composé que de personnages symboliques. Nul n'y figure qu'au titre de quelque abstraction. Il faut bien que tous les pouvoirs se rencontrent ; que l'argent, quelque part, cause avec la beauté ; que la politique  s'apprivoise avec l'élégance ; que les lettres et la naissance se conviennent et se donnent le thé. Sitôt qu'une puissance nouvelle se fait reconnaître, il ne se passe pas un temps infini que ses représentants n'apparaissent dans les réunions du "monde" ; et le mouvement de l'histoire se résume assez bien dans l'accession successive des espèces sociales aux salons, aux chasses, aux mariages et aux funérailles de la tribu suprême d'une nation.

Toutes ces abstractions dont je parlais, ayant pour suppôts des individus qui sont ce qu'ils sont, il en résulte des contrastes et des complications qui ne s'observent que sur ce petit théâtre. Comme le billet de banque n'est, d'autre part, qu'une feuille de papier, ainsi le personnage du "monde' compose une sorte de valeur fiduciaire avec une substance vivante. Cette combinaison est merveilleusement propice aux desseins d'un subtil auteur de romans.

Il ne faut pas oublier que nos plus grands écrivains n'ont jamais considéré que la Cour. Ils ne tiraient de la Ville que des comédies, et de la campagne que des fables. Mais le très grand art, l'art des figures simplifiées et des types les plus purs, entités qui permettent le développement symétrique, et comme musical, des conséquences d'une situation bien isolée, est lié à l'existence d'un milieu conventionnel, où se parle un langage orné de voiles et pourvu de limites, où le paraître commande l'être, et le tient noblement dans une contrainte qui change toute la vie en exercice de présence de l'esprit...

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Le "monde" d'aujourd'hui n'est pas si clairement ordonné que l'était cette Cour de jadis. Il n'en mérite pas moins, - et sans doute par un certain désordre, et par d'intéressantes contradictions qui s'y remarquent, - que l'inventeur de Charlus et des Guermantes y ait pris ses figures et ses prétextes, - dont quelques-uns forts délicats. Mais dans ses profondeurs personnelles, Marcel Proust a cherché la métaphysique dont aucun monde ne se passe.

Quant à ses moyens, ils se rattachent sans conteste à notre tradition la plus admirable. On trouve quelquefois que ses ouvrages ne sont pas d'une lecture bien aisée. Mais je ne cesse de répondre qu'il faut bénir les auteurs difficiles de notre temps. S'ils se forment quelques lecteurs, ce n'est pas seulement pour leur usage. Ils les rendent du même coup à Montaigne, à Descartes, à Bossuet, et à quelques autres, qui valent peut-être encore d'êtres lus. Tous ces grands hommes parlent abstraitement ; ils raisonnent ; ils approfondissent ; ils dessinent d'une seule phrase tout le corps d'une pensée achevée. Ils ne craignent pas le lecteur, ils ne mesurent pas leur peine, ni la sienne. Encore un peu de temps, et nous ne les comprendrons plus.

Paul Valéry

[A paru, sous le simple titre Hommage, pages 117 à 122 de l'Hommage à Marcel Proust - 1871 - 1922, n°112 de La Nouvelle Revue Française, 1er janvier 1923. Repris dans Variété, 1924.]