Mais ceci ne dura que quelques mois, et très vite tout fut changé de fond en comble. Était-ce parce que la vie sociale de Gilberte devait présenter les mêmes contrastes que celle de Swann ? En tout cas, Gilberte n'était que depuis peu de temps marquise de Saint-Loup (et bientôt après, comme on le verra, duchesse de Guermantes [*]) que, ayant atteint ce qu'il y avait de plus éclatant et de plus difficile, pensant que le nom de Guermantes s'était maintenant incorporé à elle comme un émail mordoré et que, qui qu'elle fréquentât, elle resterait pour tout le monde duchesse de Guermantes (ce qui était une erreur, car la valeur d'un titre de noblesse, aussi bien que de Bourse, monte quand on le demande et baisse quand on l'offre. Tout ce qui nous semble impérissable tend à la destruction ; une situation mondaine, tout comme autre chose, n'est pas créée une fois pour toutes mais aussi bien que la puissance d'un empire, se reconstruit à chaque instant par une sorte de création perpétuellement continue, ce qui explique les anomalies apparentes de l'histoire mondaine ou politique au cours d'un demi-siècle. La création du monde n'a pas eu lieu au début, elle a lieu tous les jours. La marquise de Saint-Loup se disait : « Je suis la marquise de Saint-Loup », elle savait qu'elle avait refusé la veille trois dîners chez des duchesses. Mais si dans une certaine mesure son nom relevait le milieu aussi peu aristocratique que possible qu'elle recevait, par un mouvement inverse le milieu que recevait la marquise dépréciait le nom qu'elle portait. Rien ne résiste à de tels mouvements, les plus grands noms finissent par succomber. Swann n'avait-il pas connu une princesse de la maison de France dont le salon, parce que n'importe qui y était reçu, était tombé au dernier rang ? Un jour que la princesse des Laumes était allée par devoir passer un instant chez cette Altesse, où elle n'avait trouvé que des gens de rien, en entrant ensuite chez Mme Leroi elle avait dit à Swann et au marquis de Modène : « Enfin je me retrouve en pays ami. Je viens de chez Mme la comtesse de X, il n'y avait pas trois figures de connaissance. »), partageant en un mot l'opinion de ce personnage d'opérette qui déclare : « Mon nom me dispense, je pense, d'en dire plus long », Gilberte se mit à afficher son mépris pour ce qu'elle avait tant désiré, à déclarer que tous les gens du faubourg Saint-Germain étaient idiots, infréquentables, et, passant de la parole à l'action, cessa de les fréquenter. Des gens qui n'ont fait sa connaissance qu'après cette époque, et pour leurs débuts auprès d'elle, l'ont entendue, cette duchesse de Guermantes, se moquer drôlement du monde qu'elle eût pu si aisément voir, ne pas recevoir une seule personne de cette société, et si l'une, voire la plus brillante, s'aventurait chez elle, lui bâiller ouvertement au nez, rougissent rétrospectivement d'avoir pu, eux, trouver quelque prestige au grand monde, et n'oseraient jamais confier ce secret humiliant de leurs faiblesses passées à une femme qu'ils croient, par une élévation essentielle de sa nature, avoir été de tout temps incapable de comprendre celles-ci. Ils l'entendent railler avec tant de verve les ducs, et la voient, chose plus significative, mettre si complètement sa conduite en accord avec ses railleries ! Sans doute ne songent-ils pas à rechercher les causes de l'accident qui fit de Mlle Swann Mlle de Forcheville, et de Mlle de Forcheville la marquise de Saint-Loup puis la duchesse de Guermantes. Peut-être ne songent-ils pas non plus que cet accident ne servirait pas moins par ses effets que par ses causes à expliquer l'attitude ultérieure de Gilberte, la fréquentation des roturiers n'étant pas tout à fait conçue de la même façon qu'elle l'eût été par Mlle Swann, par une dame à qui tout le monde dit « madame la duchesse », et ces duchesses qui l'ennuient « ma cousine ». On dédaigne volontiers un but qu'on n'a pas réussi à atteindre, ou qu'on a atteint définitivement. Et ce dédain nous paraît faire partie des gens que nous ne connaissions pas encore. Peut-être si nous pouvions remonter le cours des années, les trouverions-nous déchirés, plus frénétiquement que personne, par ces mêmes défauts qu'ils ont réussi si complètement à masquer ou à vaincre que nous les estimons incapables non seulement d'en avoir jamais été atteints en eux-mêmes, mais même de les excuser jamais chez les autres, faute d'être capables de les concevoir. D'ailleurs bientôt le salon de la nouvelle marquise de Saint-Loup prit son aspect définitif (au moins au point de vue mondain, car on verra quels troubles devaient y sévir par ailleurs). Or cet aspect était surprenant en ceci. On se rappelait encore que les plus pompeuses, les plus raffinées des réceptions de Paris, aussi brillantes que celles de la princesse de Guermantes, étaient celles de Mme de Marsantes, la mère de Saint-Loup. D'autre part dans les derniers temps le salon d'Odette, infiniment moins bien classé, n'en avait pas moins été éblouissant de luxe et d'élégance. Or Saint-Loup, heureux d'avoir grâce à la grande fortune de sa femme tout ce qu'il pouvait désirer de bien-être, ne songeait qu'à être tranquille après un bon dîner où des artistes venaient lui faire de la bonne musique. Et ce jeune homme qui avait paru à une époque si fier, si ambitieux, invitait à partager son luxe des camarades que sa mère n'aurait pas reçus. Gilberte de son côté mettait en pratique la parole de Swann : « La qualité m'importe peu, mais je crains la quantité. » Et Saint-Loup fort à genoux devant sa femme, et parce qu'il l'aimait et parce qu'il lui devait précisément ce luxe extrême, n'avait garde de contrarier ces goûts si pareils aux siens. De sorte que les grandes réceptions de Mme de Marsantes et de Mme de Forcheville, données pendant des années surtout en vue de l'établissement éclatant de leurs enfants, ne donnèrent lieu à aucune réception de M. et de Mme de Saint-Loup. Ils avaient les plus beaux chevaux pour monter ensemble à cheval, le plus beau yacht pour faire des croisières – mais où on n'emmenait que deux invités. À Paris on avait tous les soirs trois ou quatre amis à dîner, jamais plus ; de sorte que, par une régression imprévue et pourtant naturelle, chacune des deux immenses volières maternelles avait été remplacée par un nid silencieux.
[* "et bientôt après, comme on le verra, duchesse de Guermantes"
- Ce développement annoncé par le narrateur n'a pas de suite dans l'édition actuelle (posthume) d'A la recherche du temps perdu. Oriane reste la seule duchesse de Guermantes.]