Marcel Proust | certaines folies douces | je sentais coexister en moi la certitude qu'elle était morte, et l'espoir incessant de la voir entrer

Quelquefois ce n'était pas si loin, ce n'était pas dans un autre monde que j'imaginais notre réunion. De même qu'autrefois, quand je ne connaissais Gilberte que pour jouer avec elle aux Champs-Élysées, le soir à la maison je me figurais que j'allais recevoir une lettre d'elle où elle m'avouerait son amour, qu'elle allait entrer, une même force de désir, ne s'embarrassant pas plus des lois physiques qui le contrarieraient que la première fois au sujet de Gilberte (où en somme il n'avait pas eu tort puisqu'il avait eu le dernier mot) me faisait penser maintenant que j'allais recevoir un mot d'Albertine, m'apprenant qu'elle avait bien eu un accident de cheval, mais pour des raisons romanesques (et comme en somme il est quelquefois arrivé pour des personnages qu'on a crus longtemps morts) n'avait pas voulu que j'apprisse qu'elle avait guéri et maintenant repentante demandait à venir vivre pour toujours avec moi. Et, me faisant très bien comprendre ce que peuvent être certaines folies douces de personnes qui par ailleurs semblent raisonnables, je sentais coexister en moi la certitude qu'elle était morte, et l'espoir incessant de la voir entrer.