Marcel Proust | dans l'ombre de moi-même une ouvrière inconnue ne laissait pas au rebut les fils arrachés et les disposait

En attendant je relisais une page que ne m'avait pas écrite Gilberte, mais qui du moins me venait d'elle, cette page de Bergotte sur la beauté des vieux mythes dont s'est inspiré Racine, et que, à côté de la bille d'agate, je gardais toujours auprès de moi. J'étais attendri par la bonté de mon amie qui me l'avait fait rechercher ; et comme chacun a besoin de trouver des raisons à sa passion, jusqu'à être heureux de reconnaître dans l'être qu'il aime des qualités que la littérature ou la conversation lui ont appris être de celles qui sont dignes d'exciter l'amour, jusqu'à les assimiler par imitation et en faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualités fussent-elles les plus opposées à celles que cet amour eût recherchées tant qu'il était spontané – comme Swann autrefois, le caractère esthétique de la beauté d'Odette – moi, qui avais d'abord aimé Gilberte, dès Combray, à cause de tout l'inconnu de sa vie, dans lequel j'aurais voulu me précipiter, m'incarner, en délaissant la mienne qui ne m'était plus rien, je pensais maintenant comme à un inestimable avantage, que de cette mienne vie trop connue, dédaignée, Gilberte pourrait devenir un jour l'humble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui le soir m'aidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des brochures. Quant à Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin à cause de qui j'avais d'abord aimé Gilberte, avant même de l'avoir vue, maintenant c'était surtout à cause de Gilberte que je l'aimais. Avec autant de plaisir que les pages qu'il avait écrites sur Racine, je regardais le papier fermé de grands cachets de cire blancs et noué d'un flot de rubans mauves dans lequel elle me les avait apportées. Je baisais la bille d'agate qui était la meilleure part du coeur de mon amie, la part qui n'était pas frivole, mais fidèle, et qui bien que parée du charme mystérieux de la vie de Gilberte demeurait près de moi, habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la beauté de cette pierre, et la beauté aussi de ces pages de Bergotte, que j'étais heureux d'associer à l'idée de mon amour pour Gilberte comme si dans les moments où celui-ci ne m'apparaissait plus que comme un néant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je m'apercevais qu'elles étaient antérieures à cet amour, qu'elles ne lui ressemblaient pas, que leurs éléments avaient été fixés par le talent ou par les lois minéralogiques avant que Gilberte ne me connût, que rien dans le livre ni dans la pierre n'eût été autre si Gilberte ne m'avait pas aimé et que rien par conséquent ne m'autorisait à lire en eux un message de bonheur. Et tandis que mon amour attendant sans cesse du lendemain l'aveu de celui de Gilberte, annulait, défaisait chaque soir le travail mal fait de la journée, dans l'ombre de moi-même une ouvrière inconnue ne laissait pas au rebut les fils arrachés et les disposait, sans souci de me plaire et de travailler à mon bonheur, dans un ordre différent qu'elle donnait à tous ses ouvrages. Ne portant aucun intérêt particulier à mon amour, ne commençant pas par décider que j'étais aimé, elle recueillait les actions de Gilberte qui m'avaient semblé inexplicables et ses fautes que j'avais excusées. Alors les unes et les autres prenaient un sens. Il semblait dire, cet ordre nouveau, qu'en voyant Gilberte, au lieu qu'elle vînt aux Champs-Élysées, aller à une matinée, faire des courses avec son institutrice et se préparer à une absence pour les vacances du jour de l'An, j'avais tort de penser : « C'est qu'elle est frivole ou docile. » Car elle eût cessé d'être l'un ou l'autre si elle m'avait aimé, et si elle avait été forcée d'obéir c'eût été avec le même désespoir que j'avais les jours où je ne la voyais pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais pourtant savoir ce que c'était qu'aimer puisque j'aimais Gilberte ; il me faisait remarquer le souci perpétuel que j'avais de me faire valoir à ses yeux, à cause duquel j'essayais de persuader à ma mère d'acheter à Françoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ou plutôt de ne plus m'envoyer aux Champs-Élysées avec cette bonne dont je rougissais (à quoi ma mère répondait que j'étais injuste pour Françoise, que c'était une brave femme qui nous était dévouée), et aussi ce besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois d'avance je ne pensais qu'à tâcher d'apprendre à quelle époque elle quitterait Paris et où elle irait, trouvant le pays le plus agréable un lieu d'exil si elle ne devait pas y être, et ne désirant que rester toujours à Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-Élysées ; et il n'avait pas de peine à me montrer que ce souci-là, ni ce besoin, je ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au contraire appréciait son institutrice, sans s'inquiéter de ce que j'en pensais. Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-Élysées, si c'était pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agréable si c'était pour sortir avec sa mère. Et à supposer même qu'elle m'eût permis d'aller passer les vacances au même endroit qu'elle, du moins pour choisir cet endroit elle s'occupait du désir de ses parents, de mille amusements dont on lui avait parlé et nullement que ce fût celui où ma famille avait l'intention de m'envoyer. Quand elle m'assurait parfois qu'elle m'aimait moins qu'un de ses amis, moins qu'elle ne m'aimait la veille parce que je lui avais fait perdre sa partie par une négligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce qu'il fallait faire pour qu'elle recommençât à m'aimer autant, pour qu'elle m'aimât plus que les autres ; je voulais qu'elle me dît que c'était déjà fait, je l'en suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour moi à son gré, au mien, pour me faire plaisir, rien que par les mots qu'elle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise conduite. Ne savais-je donc pas que ce que j'éprouvais, moi, pour elle, ne dépendait ni de ses actions, ni de ma volonté ?

Il disait enfin, l'ordre nouveau dessiné par l'ouvrière invisible, que si nous pouvons désirer que les actions d'une personne qui nous a peinés jusqu'ici n'aient pas été sincères, il y a dans leur suite une clarté contre quoi notre désir ne peut rien et à laquelle, plutôt qu'à lui, nous devons demander quelles seront ses actions de demain.

Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait ; elles le persuadaient que le lendemain ne serait pas différent de ce qu'avaient été tous les autres jours ; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien déjà pour pouvoir changer, c'était l'indifférence ; que dans mon amitié avec Gilberte, c'est moi seul qui aimais. « C'est vrai, répondait mon amour, il n'y a plus rien à faire de cette amitié-là, elle ne changera pas. » Alors dès le lendemain (ou attendant une fête s'il y en avait une prochaine, un anniversaire, le Nouvel An peut-être, un de ces jours qui ne sont pas pareils aux autres, où le temps recommence sur de nouveaux frais en rejetant l'héritage du passé, en n'acceptant pas le legs de ses tristesses) je demandais à Gilberte de renoncer à notre amitié ancienne et de jeter les bases d'une nouvelle amitié.

Du Côté de chez Swann

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Dans l'intervalle il y avait eu pourtant les Champs-Élysées. – Oui, mais là vous m'aimiez trop, je sentais une inquisition sur tout ce que je faisais.

Albertine disparue