Marcel Proust | Car je ne possédais dans ma mémoire que des séries d'Albertine séparées les unes des autres, incomplètes, des profils, des instantanés

Certes, le matin quand Françoise était venue me dire qu'Albertine irait au Trocadéro, je m'étais dit : « Albertine peut bien faire ce qu'elle veut », et j'avais cru que jusqu'au soir, par ce temps radieux, ses actions resteraient pour moi sans importance perceptible. Mais ce n'était pas seulement le soleil matinal, comme je l'avais pensé, qui m'avait rendu si insouciant ; c'était parce qu'ayant obligé Albertine à renoncer aux projets qu'elle pouvait peut-être amorcer ou même réaliser chez les Verdurin et l'ayant réduite à aller à une matinée que j'avais choisie moi-même et en vue de laquelle elle n'avait pu rien préparer, je savais que ce qu'elle ferait serait forcément innocent. De même, si Albertine avait dit quelques instants plus tard : « Si je me tue, cela m'est bien égal », c'était parce qu'elle était persuadée qu'elle ne se tuerait pas. Devant moi, devant Albertine, il y avait eu ce matin (bien plus que l'ensoleillement du jour) ce milieu que nous ne voyons pas, mais par l'intermédiaire translucide et changeant duquel nous voyions, moi ses actions, elle l'importance de sa propre vie, c'est-à-dire ces croyances que nous ne percevons pas mais qui ne sont pas plus assimilables à un pur vide que n'est l'air qui nous entoure ; composant autour de nous une atmosphère variable, parfois excellente, souvent irrespirable, elles mériteraient d'être relevées et notées avec autant de soin que la température, la pression barométrique, la saison, car nos jours ont leur originalité physique et morale. La croyance, non remarquée ce matin par moi et dont pourtant j'avais été joyeusement enveloppé jusqu'au moment où j'avais rouvert Le Figaro, qu'Albertine ne ferait rien que d'inoffensif, cette croyance venait de disparaître. Je ne vivais plus dans la belle journée, mais dans une journée créée au sein de la première par l'inquiétude qu'Albertine renouât avec Léa et plus facilement encore avec les deux jeunes filles, si elles étaient comme cela me semblait probable allées applaudir l'actrice au Trocadéro où il ne leur serait pas difficile, dans un entracte, de retrouver Albertine. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil, le nom de Léa m'avait fait revoir, pour en être jaloux, l'image d'Albertine au casino près des deux jeunes filles. Car je ne possédais dans ma mémoire que des séries d'Albertine séparées les unes des autres, incomplètes, des profils, des instantanés ; aussi ma jalousie se confinait-elle à une expression discontinue, à la fois fugitive et fixée, et aux êtres qui l'avaient amenée sur la figure d'Albertine. Je me rappelais celle-ci quand à Balbec elle était trop regardée par les deux jeunes filles ou par des femmes de ce genre ; je me rappelais la souffrance que j'éprouvais à voir parcourir par des regards actifs comme ceux d'un peintre qui veut prendre un croquis, le visage entièrement recouvert par eux et qui, à cause de ma présence sans doute, subissait ce contact sans avoir l'air de s'en apercevoir, avec une passivité peut-être clandestinement voluptueuse. Et avant qu'elle se ressaisît et me parlât, il y avait une seconde pendant laquelle Albertine ne bougeait pas, souriait dans le vide, avec le même air de naturel feint et de plaisir dissimulé que si on avait été en train de faire sa photographie ; ou même pour choisir devant l'objectif une pose plus piquante – celle même qu'elle avait prise à Doncières quand nous nous promenions avec Saint-Loup : riant et passant sa langue sur ses lèvres, elle faisait semblant d'agacer un chien. Certes, à ces moments elle n'était nullement la même que quand c'était elle qui était intéressée par des fillettes qui passaient. Dans ce dernier cas au contraire son regard étroit et velouté se fixait, se collait sur la passante, si adhérent, si corrosif qu'il semblait qu'en se retirant il aurait dû emporter la peau. Mais en ce moment ce regard-là, qui du moins lui donnait quelque chose de sérieux jusqu'à la faire paraître souffrante, m'aurait semblé doux, auprès du regard atone et heureux qu'elle avait près des deux jeunes filles, et j'aurais préféré la sombre expression du désir qu'elle ressentait peut-être quelquefois, à la riante expression causée par le désir qu'elle inspirait. Elle avait beau essayer de voiler la conscience qu'elle en avait, celle-ci la baignait, l'enveloppait, vaporeuse, voluptueuse, faisait paraître sa figure toute rose. Mais tout ce qu'Albertine tenait à ces moments-là en suspens en elle, qui irradiait autour d'elle et me faisait tant souffrir, qui sait si hors de ma présence elle continuerait à le taire, si aux avances des deux jeunes filles, maintenant que je n'étais pas là, elle ne répondrait pas audacieusement ? Certes, ces souvenirs me causaient une grande douleur. Ils étaient comme un aveu total des goûts d'Albertine, une confession générale de son infidélité, contre quoi ne pouvaient prévaloir les serments particuliers d'Albertine auxquels je voulais croire, les résultats négatifs de mes incomplètes enquêtes, les assurances, peut-être faites de connivence avec Albertine, d'Andrée. Albertine pouvait me nier ses trahisons particulières, par des mots qui lui échappaient, plus forts que les déclarations contraires, par ces regards seuls, elle avait fait l'aveu de ce qu'elle eût voulu cacher, bien plus que des faits particuliers : ce qu'elle se fût fait tuer plutôt que de reconnaître, son penchant. Car aucun être ne veut livrer son âme. Malgré la douleur que ces souvenirs me causaient, aurais-je pu nier que c'était le programme de la matinée du Trocadéro qui avait réveillé mon besoin d'Albertine ? Elle était de ces femmes à qui leurs fautes pourraient au besoin tenir lieu de charmes, et autant que leurs fautes, leur bonté qui y succède et ramène en nous cette douceur qu'avec elles, comme un malade qui n'est jamais bien portant deux jours de suite, nous sommes sans cesse obligés de reconquérir. D'ailleurs, plus même que leurs fautes pendant que nous les aimons, il y a leurs fautes avant que nous les connaissions, et la première de toutes : leur nature. Ce qui rend douloureuses de telles amours, en effet, c'est qu'il leur préexiste une espèce de péché originel de la femme, un péché qui nous les fait aimer, de sorte que quand nous l'oublions, nous avons moins besoin d'elle et que pour recommencer à aimer, il faut recommencer à souffrir. En ce moment, qu'elle ne retrouvât pas les deux jeunes filles, et savoir si elle connaissait Léa ou non, était ce qui me préoccupait le plus, bien qu'on ne devrait pas s'intéresser aux faits particuliers autrement qu'à cause de leur signification générale, et malgré la puérilité qu'il y a, aussi grande que celle du voyage ou du désir de connaître des femmes, à fragmenter sa curiosité sur ce qui, du torrent invisible des réalités cruelles qui nous resteront toujours inconnues, a fortuitement cristallisé dans notre esprit. D'ailleurs, arriverions-nous à le détruire qu'il serait remplacé par un autre aussitôt. Hier je craignais qu'Albertine n'allât chez Mme Verdurin. Maintenant je n'étais plus préoccupé que de Léa. La jalousie qui a un bandeau sur les yeux n'est pas seulement impuissante à rien découvrir dans les ténèbres qui l'enveloppent, elle est encore un de ces supplices où la tâche est à recommencer sans cesse, comme celle des Danaïdes, comme celle d'Ixion. Même si les deux jeunes filles n'étaient pas là, quelle impression pouvait faire sur elle Léa embellie par le travestissement, glorifiée par le succès, quelles rêveries laisserait-elle à Albertine, quels désirs qui, même refrénés chez moi, lui donneraient le dégoût d'une vie où elle ne pouvait les assouvir ? D'ailleurs, qui sait si elle ne connaissait pas Léa et n'irait pas la voir dans sa loge, et même si Léa ne la connaissait pas, qui m'assurait que l'ayant en tout cas aperçue à Balbec, elle ne la reconnaîtrait pas et ne lui ferait pas de la scène un signe qui autoriserait Albertine à se faire ouvrir la porte des coulisses ? Un danger semble très évitable quand il est conjuré. Celui-ci ne l'était pas encore, j'avais peur qu'il ne pût pas l'être, et il me semblait d'autant plus terrible. Et pourtant cet amour pour Albertine, que je sentais presque s'évanouir quand j'essayais de le réaliser, la violence de ma douleur en ce moment semblait en quelque sorte m'en donner la preuve. Je n'avais plus souci de rien d'autre, je ne pensais qu'aux moyens de l'empêcher de rester au Trocadéro, j'aurais offert n'importe quelle somme à Léa pour qu'elle n'y allât pas. Si donc on prouve sa préférence par l'action qu'on accomplit plus que par l'idée qu'on forme, j'aurais aimé Albertine. Mais cette reprise de ma souffrance ne donnait pas plus de consistance en moi à l'image d'Albertine. Elle causait mes maux comme une divinité qui reste invisible. Faisant mille conjectures, je cherchais à parer à ma souffrance sans réaliser pour cela mon amour.

[...]

À vrai dire, je ne savais rien qu'eût fait Albertine, depuis que je la connaissais, ni même avant. Mais dans sa conversation (Albertine aurait pu, si je lui en eusse parlé, dire que j'avais mal entendu), il y avait certaines contradictions, certaines retouches qui me semblaient aussi décisives qu'un flagrant délit, mais moins utilisables contre Albertine qui souvent, prise en fraude comme un enfant, grâce à ce brusque redressement stratégique, avait chaque fois rendu vaines mes cruelles attaques et rétabli la situation. Cruelles pour moi. Elle usait, non par raffinement de style, mais pour réparer ses imprudences, de ces brusques sautes de syntaxe ressemblant un peu à ce que les grammairiens appellent anacoluthe ou je ne sais comment. S'étant laissée aller, en parlant femmes, à dire : « Je me rappelle que dernièrement je », brusquement, après un « quart de soupir », « je » devenait « elle », c'était une chose qu'elle avait aperçue en promeneuse innocente, et nullement accomplie. Ce n'était pas elle qui était le sujet de l'action. J'aurais voulu me rappeler exactement le commencement de la phrase pour conclure moi-même, puisqu'elle lâchait pied, à ce qu'en eût été la fin. Mais comme j'avais attendu cette fin, je me rappelais mal le commencement, que peut-être mon air d'intérêt lui avait fait dévier, et je restais anxieux de sa pensée vraie, de son souvenir véridique. Il en est malheureusement des commencements d'un mensonge de notre maîtresse, comme des commencements de notre propre amour, ou d'une vocation. Ils se forment, se conglomèrent, ils passent, inaperçus de notre propre attention. Quand on veut se rappeler de quelle façon on a commencé d'aimer une femme, on aime déjà ; les rêveries d'avant, on ne se disait pas : c'est le prélude d'un amour, faisons attention ; et elles avançaient par surprise, à peine remarquées de nous. De même, sauf des cas relativement assez rares, ce n'est guère que pour la commodité du récit que j'ai souvent opposé ici un dire mensonger d'Albertine avec (sur le même sujet) son assertion première. Cette assertion première, souvent, ne lisant pas dans l'avenir et ne devinant pas quelle affirmation contradictoire lui ferait pendant, elle s'était glissée inaperçue, entendue certes de mes oreilles, mais sans que je l'isolasse de la continuité des paroles d'Albertine. Plus tard, devant le mensonge patent, ou pris d'un doute anxieux, j'aurais voulu me rappeler ; c'était en vain ; ma mémoire n'avait pas été prévenue à temps ; elle avait cru inutile de garder copie.