Je savais bien qu'elle ne pouvait me quitter sans me prévenir ; d'ailleurs elle ne pouvait ni le désirer (c'était dans huit jours qu'elle devait essayer les nouvelles robes de Fortuny), ni décemment le faire, ma mère revenant à la fin de la semaine et sa tante également. Pourquoi, puisque c'était impossible qu'elle partît, lui redis-je à plusieurs reprises que nous sortirions ensemble le lendemain pour aller voir des verreries de Venise que je voulais lui donner, et fus-je soulagé de l'entendre me dire que c'était convenu ? Quand elle vint me dire bonsoir et que je l'embrassai, elle ne fit pas comme d'habitude, se détourna, et – c'était quelques instants à peine après le moment où je venais de penser à cette douceur qu'elle me donnât tous les soirs ce qu'elle m'avait refusé à Balbec – elle ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que, brouillée avec moi, elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse qui eût plus tard pu me paraître comme une fausseté démentant cette brouille. On aurait dit qu'elle accordait ses actes avec cette brouille et cependant avec mesure, soit pour ne pas l'annoncer, soit parce que, rompant avec moi des rapports charnels, elle voulait cependant rester mon amie. Je l'embrassai alors une seconde fois, serrant contre mon coeur l'azur miroitant et doré du Grand Canal et les oiseaux accouplés, symboles de mort et de résurrection. Mais une seconde fois, au lieu de me rendre mon baiser, elle s'écarta avec l'espèce d'entêtement instinctif et néfaste des animaux qui sentent la mort. Ce pressentiment qu'elle semblait traduire me gagna moi-même et me remplit d'une crainte si anxieuse que, quand Albertine fut arrivée à la porte, je n'eus pas le courage de la laisser partir et la rappelai. « Albertine, lui dis-je, je n'ai aucun sommeil. Si vous-même vous n'avez pas envie de dormir, vous auriez pu rester encore un peu, si vous voulez, mais je n'y tiens pas, et surtout je ne veux pas vous fatiguer. » Il me semblait que si j'avais pu la faire déshabiller et l'avoir dans sa chemise de nuit blanche, dans laquelle elle semblait plus rose, plus chaude, où elle irritait plus mes sens, la réconciliation eût été plus complète. Mais j'hésitai un instant, car le bord bleu de la robe ajoutait à son visage une beauté, une illumination, un ciel sans lesquels elle m'eût semblé plus dure. Elle revint lentement et me dit avec beaucoup de douceur et toujours le même visage abattu et triste : « Je peux rester tant que vous voudrez, je n'ai pas sommeil. » Sa réponse me calma car, tant qu'elle était là, je sentais que je pouvais aviser à l'avenir, et elle recelait aussi de l'amitié, de l'obéissance, mais d'une certaine nature, et qui me semblait avoir pour limite ce secret que je sentais derrière son regard triste, ses manières changées, moitié malgré elle, moitié sans doute pour les mettre d'avance en harmonie avec quelque chose que je ne savais pas. Il me sembla que, tout de même, il n'y aurait que de l'avoir tout en blanc, avec son cou nu, devant moi, comme je l'avais vue à Balbec dans son lit, qui me donnerait assez d'audace pour qu'elle fût obligée de céder. « Puisque vous êtes si gentille que de rester un peu à me consoler, vous devriez enlever votre robe, c'est trop chaud, trop raide, je n'ose pas vous approcher pour ne pas froisser cette belle étoffe et il y a entre nous ces oiseaux fatidiques. Déshabillez-vous, mon chéri. – Non, ce ne serait pas commode de défaire ici cette robe. Je me déshabillerai dans ma chambre tout à l'heure. – Alors vous ne voulez même pas vous asseoir sur mon lit ? – Mais si. » Mais elle resta un peu loin, près de mes pieds. Nous causâmes. Tout d'un coup nous entendîmes la cadence régulière d'un appel plaintif. C'étaient les pigeons qui commençaient à roucouler. « Cela prouve qu'il fait déjà jour », dit Albertine ; et le sourcil presque froncé, comme si elle manquait en vivant chez moi les plaisirs de la belle saison : « Le printemps est commencé pour que les pigeons soient revenus. »