Quand le lendemain matin je voyais Albertine sur la digue, j'avais si peur qu'elle me répondît qu'elle n'était pas libre ce jour-là et ne pouvait acquiescer à ma demande de nous promener ensemble, que cette demande je retardais le plus que je pouvais de la lui adresser. J'étais d'autant plus inquiet qu'elle avait l'air froid, préoccupé ; des gens de sa connaissance passaient ; sans doute avait-elle formé pour l'après-midi des projets dont j'étais exclu. Je la regardais, je regardais ce corps charmant, cette tête rose d'Albertine, dressant en face de moi l'énigme de ses intentions, la décision inconnue qui devait faire le bonheur ou le malheur de mon après-midi. C'était tout un état d'âme, tout un avenir d'existence qui avait pris devant moi la forme allégorique et fatale d'une jeune fille. Et quand enfin je me décidais, quand de l'air le plus indifférent que je pouvais, je demandais : « Est-ce que nous nous promenons ensemble tantôt et ce soir ? » et qu'elle me répondait : « Très volontiers », alors tout le brusque remplacement, dans la figure rose, de ma longue inquiétude par une quiétude délicieuse, me rendait encore plus précieuses ces formes auxquelles je devais perpétuellement le bien-être, l'apaisement qu'on éprouve après qu'un orage a éclaté. Je me répétais : « Comme elle est gentille, quel être adorable ! » dans une exaltation moins féconde que celle due à l'ivresse, à peine plus profonde que celle de l'amitié, mais très supérieure à celle de la vie mondaine.