Marcel Proust | À ces moments-là notre vie est divisée, et comme distribuée dans une balance, en deux plateaux opposés où elle tient tout entière

J'allais passer par une de ces conjonctures difficiles en face desquelles il arrive généralement qu'on se trouve à plusieurs reprises dans la vie et auxquelles bien qu'on n'ait pas changé de caractère, de nature – notre nature qui crée elle-même nos amours, et presque les femmes que nous aimons, et jusqu'à leurs fautes – on ne fait pas face de la même manière à chaque fois, c'est-à-dire à tout âge. À ces moments-là notre vie est divisée, et comme distribuée dans une balance, en deux plateaux opposés où elle tient tout entière. Dans l'un, il y a notre désir de ne pas déplaire, de ne pas paraître trop humble à l'être que nous aimons sans parvenir à le comprendre, mais que nous trouvons plus habile de laisser un peu de côté pour qu'il n'ait pas ce sentiment de se croire indispensable, qui le dégoûterait de nous ; de l'autre côté, il y a une souffrance – non pas une souffrance localisée et partielle – qui ne pourrait au contraire être apaisée que si renonçant à plaire à cette femme et à lui faire croire que nous pouvons nous passer d'elle, nous allions la retrouver. Qu'on retire du plateau où est la fierté une petite quantité de volonté qu'on a eu la faiblesse de laisser s'user avec l'âge, qu'on ajoute dans le plateau où est le chagrin une souffrance physique acquise et à qui on a permis de s'aggraver, et au lieu de la solution courageuse qui l'aurait emporté à vingt ans, c'est l'autre, devenue trop lourde et sans assez de contre-poids, qui nous abaisse à cinquante. D'autant plus que les situations tout en se répétant, changent, et qu'il y a chance pour qu'au milieu ou à la fin de la vie, on ait eu pour soi-même la funeste complaisance de compliquer l'amour d'une part d'habitude que l'adolescence, retenue par trop d'autres devoirs, moins libre de soi-même, ne connaît pas.