J'ai pensé, depuis, que ce moment de son attaque n'avait pas dû surprendre entièrement ma grand-mère, que peut-être même elle l'avait prévu longtemps d'avance, avait vécu dans son attente. Sans doute, elle n'avait pas su quand ce moment fatal viendrait, incertaine, pareille aux amants qu'un doute du même genre porte tour à tour à fonder des espoirs déraisonnables et des soupçons injustifiés sur la fidélité de leur maîtresse. Mais il est rare que ces grandes maladies, telles que celle qui venait enfin de la frapper en plein visage, n'élisent pas pendant longtemps domicile chez le malade avant de le tuer, et durant cette période ne se fassent pas assez vite, comme un voisin ou un locataire « liant », connaître de lui. C'est une terrible connaissance, moins par les souffrances qu'elle cause que par l'étrange nouveauté des restrictions définitives qu'elle impose à la vie. On se voit mourir, dans ce cas, non pas à l'instant même de la mort, mais des mois, quelquefois des années auparavant, depuis qu'elle est hideusement venue habiter chez nous. La malade fait la connaissance de l'étranger qu'elle entend aller et venir dans son cerveau. Certes elle ne le connaît pas de vue, mais des bruits qu'elle l'entend régulièrement faire elle déduit ses habitudes. Est-ce un malfaiteur ? Un matin, elle ne l'entend plus. Il est parti. Ah ! si c'était pour toujours ! Le soir, il est revenu. Quels sont ses desseins ? Le médecin consultant, soumis à la question, comme une maîtresse adorée, répond par des serments tel jour crus, tel jour mis en doute. Au reste, plutôt que celui de la maîtresse, le médecin joue le rôle des serviteurs interrogés. Ils ne sont que des tiers. Celle que nous pressons, dont nous soupçonnons qu'elle est sur le point de nous trahir, c'est la vie elle-même, et malgré que nous ne la sentions plus la même, nous croyons encore en elle, nous demeurons en tout cas dans le doute jusqu'au jour qu'elle nous a enfin abandonnés.