Marcel Proust | Thomas Hardy, Stendhal, Ver Meer, Dostoïevski, Rembrandt, Mme de Sévigné, Choderlos de Laclos, Baudelaire, Tolstoï

je revins aux tailleurs de pierre de Thomas Hardy. « Vous vous rappelez assez dans Jude l'obscur, avez-vous vu dans La Bien-Aimée, les blocs de pierres que le père extrait de l'île venant par bateaux s'entasser dans l'atelier du fils où elles deviennent statues ; dans les Yeux bleus le parallélisme des tombes, et aussi la ligne parallèle du bateau, et les wagons contigus où sont les deux amoureux et la morte, le parallélisme entre La Bien-Aimée où l'homme aime trois femmes, les Yeux bleus où la femme aime trois hommes, etc., et enfin tous ces romans superposables les uns aux autres, comme les maisons verticalement entassées en hauteur sur le sol pierreux de l'île ? Je ne peux pas vous parler comme cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un certain sentiment de l'altitude se liant à la vie spirituelle, le lieu élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est enfermé Fabrice, le clocher où l'abbé Blanès s'occupe d'astrologie et d'où Fabrice jette un si beau coup d'oeil. Vous m'avez dit que vous aviez vu certains tableaux de Ver Meer, vous vous rendez bien compte que ce sont les fragments d'un même monde, que c'est toujours, quelque génie avec lequel elle soit recréée, la même table, le même tapis, la même femme, la même nouvelle et unique beauté, énigme à cette époque où rien ne lui ressemble ni ne l'explique, si on ne cherche pas à l'apparenter par les sujets, mais à dégager l'impression particulière que la couleur produit. Hé bien, cette beauté nouvelle, elle reste identique dans toutes les oeuvres de Dostoïevski : la femme de Dostoïevski (aussi particulière qu'une femme de Rembrandt), avec son visage mystérieux dont la beauté avenante se change brusquement, comme si elle avait joué la comédie de la bonté, en une insolence terrible (bien qu'au fond il semble qu'elle soit plutôt bonne), n'est-ce pas toujours la même, que ce soit Nastasia Philipovna écrivant des lettres d'amour à Aglaé et lui avouant qu'elle la hait, ou dans une visite entièrement identique à celle-là – à celle aussi où Nastasia Philipovna insulte les parents de Gania – Grouchenka, aussi gentille chez Katherina Ivanovna que celle-ci l'avait crue terrible, puis brusquement dévoilant sa méchanceté, insultant Katherina Ivanovna (et bien que Grouchenka fût au fond bonne) ? Grouchenka, Nastasia, figures aussi originales, aussi mystérieuses, non pas seulement que les courtisanes de Carpaccio mais que la Bethsabée de Rembrandt. Remarquez qu'il n'a pas su certainement que ce visage éclatant, double, à brusques détentes d'orgueil qui font paraître la femme autre qu'elle n'est (« Tu n'es pas telle », dit Muichkine à Nastasia dans la visite aux parents de Gania, et Aliocha pourrait le dire à Grouchenka dans la visite à Katherina Ivanovna). Et en revanche quand il veut avoir des « idées de tableaux », elles sont toujours stupides et donneraient tout au plus les tableaux où Munkacsy voudrait qu'on représente un condamné à mort au moment où etc., la Sainte Vierge au moment où etc. Mais pour revenir à la beauté neuve que Dostoïevski a apportée au monde, comme chez Ver Meer il y a création d'une certaine âme, d'une certaine couleur des étoffes et des lieux, il n'y a pas seulement création d'êtres, mais de demeures chez Dostoïevski, et la maison de l'Assassinat dans Crime et châtiment, avec son dvornik, n'est pas aussi merveilleuse que le chef-d'oeuvre de la maison de l'Assassinat dans Dostoïevski, cette sombre, et si longue, et si haute, et si vaste maison de Rogojine où il tue Nastasia Philipovna. Cette beauté nouvelle et terrible d'une maison, cette beauté nouvelle et mixte d'un visage de femme, voilà ce que Dostoïevski a apporté d'unique au monde, et les rapprochements que des critiques littéraires peuvent faire entre lui et Gogol, ou entre lui et Paul de Kock, n'ont aucun intérêt, étant extérieurs à cette beauté secrète. Du reste, si je t'ai dit que c'est de roman à roman la même scène, c'est au sein d'un même roman que les mêmes scènes, les mêmes personnages se reproduisent si le roman est très long. Je pourrais te le montrer bien facilement dans La Guerre et la Paix, et certaine scène dans une voiture… – Je n'avais pas voulu vous interrompre, mais puisque je vois que vous quittez Dostoïevski, j'aurais peur d'oublier. Mon petit, qu'est-ce que vous avez voulu dire l'autre jour quand vous m'avez dit : “C'est comme le côté Dostoïevski de Mme de Sévigné.” Je vous avoue que je n'ai pas compris. Cela me semble tellement différent. – Venez, petite fille, que je vous embrasse pour vous remercier de vous rappeler si bien ce que je dis, vous retournerez au pianola après. Et j'avoue que ce que j'avais dit là était assez bête. Mais je l'avais dit pour deux raisons. La première est une raison particulière. Il est arrivé que Mme de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les choses dans l'ordre logique, c'est-à-dire en commençant par la cause, nous montre d'abord l'effet, l'illusion qui nous frappe. C'est ainsi que Dostoïevski présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent aussi trompeuses que ces effets d'Elstir où la mer a l'air d'être dans le ciel. Nous sommes tout étonnés après d'apprendre que cet homme sournois est au fond excellent, ou le contraire. – Oui, mais un exemple pour Mme de Sévigné. – J'avoue, lui répondis-je en riant, que c'est très tiré par les cheveux, mais enfin je pourrais trouver des exemples. Voici une description.

— Mais est-ce qu'il a jamais assassiné quelqu'un, Dostoïevski ? Les romans que je connais de lui pourraient tous s'appeler l'Histoire d'un Crime. C'est une obsession chez lui, ce n'est pas naturel qu'il parle toujours de ça. – Je ne crois pas, ma petite Albertine, je connais mal sa vie. Il est certain que comme tout le monde il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement sous une forme que les lois interdisent. En ce sens-là il devait être un peu criminel, comme ses héros, qui ne le sont d'ailleurs pas tout à fait, qu'on condamne avec des circonstances atténuantes. Et ce n'était même peut-être pas la peine qu'il fût criminel. Je ne suis pas romancier, il est possible que les créateurs soient tentés par certaines formes de vie qu'ils n'ont pas personnellement éprouvées. Si je viens avec vous à Versailles comme nous avons convenu, je vous montrerai le portrait de l'honnête homme par excellence, du meilleur des maris, Choderlos de Laclos, qui a écrit le plus effroyablement pervers des livres, et juste en face de celui de Mme de Genlis qui écrivit des contes moraux et ne se contenta pas de tromper la duchesse d'Orléans, mais la supplicia en détournant d'elle ses enfants. Je reconnais tout de même que chez Dostoïevski cette préoccupation de l'assassinat a quelque chose d'extraordinaire et qui me le rend très étranger. Je suis déjà stupéfait quand j'entends Baudelaire dire :

 

Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie…

C'est que notre âme, hélas ! n'est pas assez hardie.

 

Mais je peux au moins croire que Baudelaire n'est pas sincère. Tandis que Dostoïevski… Tout cela me semble aussi loin de moi que possible, à moins que j'aie en moi des parties que j'ignore, car on ne se réalise que successivement. Chez Dostoïevski je trouve des puits excessivement profonds, mais sur quelques points isolés de l'âme humaine. Mais c'est un grand créateur. D'abord, le monde qu'il peint a vraiment l'air d'avoir été créé pour lui. Tous ces bouffons qui reviennent sans cesse, tous ces Lebedev, Karamazov, Ivolguine, Segrev, cet incroyable cortège, c'est une humanité plus fantastique que celle qui peuple La Ronde de nuit de Rembrandt. Et peut-être pourtant n'est-elle fantastique que de la même manière, par l'éclairage et le costume, et est-elle au fond courante. En tout cas elle est à la fois pleine de vérités, profonde et unique, n'appartenant qu'à Dostoïevski. Cela a presque l'air, ces bouffons, d'un emploi qui n'existe plus, comme certains personnages de la comédie antique, et pourtant comme ils révèlent des aspects vrais de l'âme humaine ! Ce qui m'assomme, c'est la manière solennelle dont on parle et dont on écrit sur Dostoïevski. Avez-vous remarqué le rôle que l'amour-propre et l'orgueil jouent chez ses personnages ? On dirait que pour lui l'amour et la haine la plus éperdue, la bonté et la traîtrise, la timidité et l'insolence, ne sont que deux états d'une même nature, l'amour-propre, l'orgueil empêchant Aglaé, Nastasia, le capitaine dont Mitia tire la barbe, Krassotkine, l'ennemi-ami d'Aliocha, de se montrer “tels” qu'ils sont en réalité. Mais il y a encore bien d'autres grandeurs. Je connais très peu de ses livres. Mais n'est-ce pas un motif sculptural et simple, digne de l'art le plus antique, une frise interrompue et reprise où se dérouleraient la Vengeance et l'Expiation, que le crime du père Karamazov engrossant la pauvre folle, le mouvement mystérieux, animal, inexpliqué, par lequel la mère, étant à son insu l'instrument des vengeances du destin, obéissant aussi obscurément à son instinct de mère, peut-être à un mélange de ressentiment et de reconnaissance physique pour le violateur, va accoucher chez le père Karamazov ? Ceci, c'est le premier épisode, mystérieux, grand, auguste, comme une création de la Femme dans les sculptures d'Orvieto. Et en réplique le second épisode, plus de vingt ans après, le meurtre du père Karamazov, l'infamie sur la famille Karamazov par ce fils de la folle, Smerdiakov, suivi peu après d'un même acte aussi mystérieusement sculptural et inexpliqué, d'une beauté aussi obscure et naturelle que l'accouchement dans le jardin du père Karamazov, Smerdiakov se pendant, son crime accompli. Quant à Dostoïevski, je ne le quittais pas tant que vous croyez en parlant de Tolstoï, qui l'a beaucoup imité. Et chez Dostoïevski il y a, concentré, encore contracté et grognon, beaucoup de ce qui s'épanouira chez Tolstoï. Il y a chez Dostoïevski cette maussaderie anticipée des primitifs que les disciples éclairciront.