Enfin ma mère me disait : « Voyons, ne reste pas ici indéfiniment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va d’abord prendre l’air un instant pour ne pas lire en sortant de table. » J’allais m’asseoir près de la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un font gothique, d’une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier ombragé d’un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s’ouvrait par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu soignée duquel s’élevait par deux degrés, en saillie de la maison, et comme une construction indépendante, l’arrière-cuisine. On apercevait son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins l’air de l’antre de Françoise que d’un petit temple à Vénus. Elle regorgeait des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes, venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices de leurs champs. Et son faîte était toujours couronné du roucoulement d’une colombe.
Autrefois, je ne m’attardais pas dans le bois consacré qui l’entourait, car, avant de monter lire, j’entrais dans le petit cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon grand-père, ancien militaire qui avait pris sa retraite comme commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, même quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur obscure et fraîche, à la fois forestière et Ancien Régime, qui fait rêver longuement les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés. Mais depuis nombre d’années je n’entrais plus dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus à Combray à cause d’une brouille qui était survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes :
Une ou deux fois par mois, à Paris, on m’envoyait lui faire une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par son domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il se plaignait en ronchonnant que je n’étais pas venu depuis longtemps, qu’on l’abandonnait ; il m’offrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon dans lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu, dont les murs étaient ornés de moulures dorées, les plafonds peints d’un bleu qui prétendait imiter le ciel et les meubles capitonnés en satin comme chez mes grands-parents, mais jaune ; puis nous passions dans ce qu’il appelait son cabinet de « travail » aux murs duquel étaient accrochées de ces gravures représentant sur fond noir une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un globe, ou une étoile au front, qu’on aimait sous le second Empire parce qu’on leur trouvait un air pompéien, puis qu’on détesta, et qu’on recommence à aimer pour une seule et même raison, malgré les autres qu’on donne et qui est qu’elles ont l’air second Empire. Et je restais avec mon oncle jusqu’à ce que son valet de chambre vînt lui demander, de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation qu’aurait craint de troubler d’un seul mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat, toujours identique. Enfin, après une hésitation suprême mon oncle prononçait infailliblement ces mots : « Deux heures et quart », que le valet de chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter : « Deux heures et quart ? bien… je vais le dire… »
À cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m’avaient encore jamais permis d’y aller, et je me représentais d’une façon si peu exacte les plaisirs qu’on y goûtait que je n’étais pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n’était que pour lui, quoique semblable au millier d’autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs.
Tous les matins je courais jusqu’à la colonne Morris pour voir les spectacles qu’elle annonçait. Rien n’était plus désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée et qui étaient conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n’est une de ces oeuvres étranges comme Le Testament de César Girodot et oedipe-Roi lesquelles s’inscrivaient, non sur l’affiche verte de l’Opéra-Comique, mais sur l’affiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plus différent de l’aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin lisse et mystérieux du Domino Noir, et, mes parents m’ayant dit que quand j’irais pour la première fois au théâtre j’aurais à choisir entre ces deux pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l’une et le titre de l’autre, puisque c’était tout ce que je connaissais d’elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir qu’il me promettait et de le comparer à celui que recélait l’autre, j’arrivais à me représenter avec tant de force, d’une part une pièce éblouissante et fière, de l’autre une pièce douce et veloutée, que j’étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour le dessert, on m’avait donné à opter entre du riz à l’Impératrice et de la crème au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs dont l’art, bien qu’il me fût encore inconnu, était la première forme, entre toutes celles qu’il revêt, sous laquelle se laissait pressentir par moi, l’Art. Entre la manière que l’un ou l’autre avait de débiter, de nuancer une tirade, les différences les plus minimes me semblaient avoir une importance incalculable. Et, d’après ce que l’on m’avait dit d’eux, je les classais par ordre de talent, dans des listes que je me récitais toute la journée, et qui avaient fini par durcir dans mon cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.
Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les classes, je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête tournée, avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour lui demander s’il était déjà allé au théâtre et s’il trouvait que le plus grand acteur était bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait qu’après Thiron, ou Delaunay qu’après Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin, perdant la rigidité de la pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxième rang, et l’agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du fleurissement et de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé.
Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de Maubant sortant un après-midi du Théâtre-Français m’avait causé le saisissement et les souffrances de l’amour, combien le nom d’une étoile flamboyant à la porte d’un théâtre, combien, à la glace d’un coupé qui passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage d’une femme que je pensais être peut-être une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongé, un effort impuissant et douloureux pour me représenter sa vie. Je classais par ordre de talent les plus illustres, Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m’intéressaient. Or mon oncle en connaissait beaucoup et aussi des cocottes que je ne distinguais pas nettement des actrices. Il les recevait chez lui. Et si nous n’allions le voir qu’à certains jours c’est que, les autres jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille n’aurait pas pu se rencontrer, du moins à son avis à elle, car, pour mon oncle, au contraire, sa trop grande facilité à faire à de jolies veuves qui n’avaient peut-être jamais été mariées, à des comtesses de nom ronflant, qui n’était sans doute qu’un nom de guerre, la politesse de les présenter à ma grand-mère ou même à leur donner des bijoux de famille, l’avait déjà brouillé plus d’une fois avec mon grand-père. Souvent, à un nom d’actrice qui venait dans la conversation, j’entendais mon père dire à ma mère, en souriant : « Une amie de ton oncle » ; et je pensais que le stage que peut-être pendant des années des hommes importants faisaient inutilement à la porte de telle femme qui ne répondait pas à leurs lettres et les faisait chasser par le concierge de son hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin comme moi en le présentant chez lui à l’actrice, inapprochable à tant d’autres, qui était pour lui une intime amie.
Aussi – sous le prétexte qu’une leçon qui avait été déplacée tombait maintenant si mal qu’elle m’avait empêché plusieurs fois et m’empêcherait encore de voir mon oncle – un jour, autre que celui qui était réservé aux visites que nous lui faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeuné de bonne heure, je sortis et au lieu d’aller regarder la colonne d’affiches, pour quoi on me laissait aller seul, je courus jusqu’à lui. Je remarquai devant sa porte une voiture attelée de deux chevaux qui avaient aux oeillères un oeillet rouge comme avait le cocher à sa boutonnière. De l’escalier j’entendis un rire et une voix de femme, et dès que j’eus sonné, un silence, puis le bruit de portes qu’on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute pas me recevoir et tandis qu’il allait pourtant le prévenir, la même voix que j’avais entendue disait : « Oh, si ! laisse-le entrer ; rien qu’une minute, cela m’amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, n’est-ce pas ? Je voudrais le voir rien qu’un instant, ce gosse. »
J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher, finalement le valet de chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que d’habitude ; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou, était assise une jeune femme qui achevait de manger une mandarine. L’incertitude où j’étais s’il fallait lui dire madame ou mademoiselle me fit rougir et n’osant pas trop tourner les yeux de son côté de peur d’avoir à lui parler, j’allai embrasser mon oncle. Elle me regardait en souriant, mon oncle lui dit : « Mon neveu », sans lui dire mon nom, ni me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultés qu’il avait eues avec mon grand-père, il tâchait autant que possible d’éviter tout trait d’union entre sa famille et ce genre de relations.
« Comme il ressemble à sa mère, dit-elle.
— Mais vous n’avez jamais vu ma nièce qu’en photographie, dit vivement mon oncle d’un ton bourru.
— Je vous demande pardon, mon cher ami, je l’ai croisée dans l’escalier l’année dernière quand vous avez été si malade. Il est vrai que je ne l’ai vue que le temps d’un éclair et que votre escalier est bien noir, mais cela m’a suffi pour l’admirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi ça », dit-elle, en traçant avec son doigt une ligne sur le bas de son front. « Est-ce que madame votre nièce porte le même nom que vous, ami ? demanda-t-elle à mon oncle.
— Il ressemble surtout à son père », grogna mon oncle qui ne se souciait pas plus de faire des présentations à distance en disant le nom de maman que d’en faire de près. « C’est tout à fait son père et aussi ma pauvre mère.
— Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec une légère inclinaison de la tête, et je n’ai jamais connu votre pauvre mère, mon ami. Vous vous souvenez, c’est peu après votre grand chagrin que nous nous sommes connus. »
J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait pas des autres jolies femmes que j’avais vues quelquefois dans ma famille notamment de la fille d’un de nos cousins chez lequel j’allais tous les ans le premier janvier. Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait le même regard vif et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de l’aspect théâtral que j’admirais dans les photographies d’actrices, ni de l’expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devait mener. J’avais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je n’aurais pas cru que ce fût une cocotte chic si je n’avais pas vu la voiture à deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je n’avais pas su que mon oncle n’en connaissait que de la plus haute volée. Mais je me demandais comment le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son hôtel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir à manger sa fortune pour une personne qui avait l’air si simple et comme il faut. Et pourtant en pensant à ce que devait être sa vie, l’immoralité m’en troublait peut-être plus que si elle avait été concrétisée devant moi en une apparence spéciale, – d’être ainsi invisible comme le secret de quelque roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents bourgeois et voué à tout le monde, qui avait fait épanouir en beauté et haussé jusqu’au demi-monde et à la notoriété celle que ses jeux de physionomie, ses intonations de voix, pareils à tant d’autres que je connaissais déjà, me faisaient malgré moi considérer comme une jeune fille de bonne famille, qui n’était plus d’aucune famille.
On était passé dans le « cabinet de travail », et mon oncle, d’un air un peu gêné par ma présence, lui offrit des cigarettes.
« Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée à celles que le Grand-Duc m’envoie. Je lui ai dit que vous en étiez jaloux. » Et elle tira d’un étui des cigarettes couvertes d’inscriptions étrangères et dorées. « Mais si, reprit-elle tout d’un coup, je dois avoir rencontré chez vous le père de ce jeune homme. N’est-ce pas votre neveu ? Comment ai-je pu l’oublier ? Il a été tellement bon, tellement exquis pour moi », dit-elle d’un air modeste et sensible. Mais en pensant à ce qu’avait pu être l’accueil rude qu’elle disait avoir trouvé exquis, de mon père, moi qui connaissais sa réserve et sa froideur, j’étais gêné, comme par une indélicatesse qu’il aurait commise, de cette inégalité entre la reconnaissance excessive qui lui était accordée et son amabilité insuffisante. Il m’a semblé plus tard que c’était un des côtés touchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses qu’elles consacrent leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté sentimentale – car, comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le font pas entrer dans les cadres de l’existence commune – et un or qui leur coûte peu, à enrichir d’un sertissage précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie des hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir où mon oncle était en vareuse pour la recevoir, répandait son corps si doux, sa robe de soie rose, ses perles, l’élégance qui émane de l’amitié d’un grand-duc, de même elle avait pris quelque propos insignifiant de mon père, elle l’avait travaillé avec délicatesse, lui avait donné un tour, une appellation précieuse et y enchâssant un de ses regards d’une si belle eau, nuancé d’humilité et de gratitude, elle le rendait changé en un bijou artiste, en quelque chose de « tout à fait exquis ».
« Allons, voyons, il est l’heure que tu t’en ailles », me dit mon oncle.
Je me levai, j’avais une envie irrésistible de baiser la main de la dame en rose, mais il me semblait que c’eût été quelque chose d’audacieux comme un enlèvement. Mon coeur battait tandis que je me disais : « Faut-il le faire, faut-il ne pas le faire », puis je cessai de me demander ce qu’il fallait faire pour pouvoir faire quelque chose. Et d’un geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes lèvres la main qu’elle me tendait.
« Comme il est gentil ! il est déjà galant, il a un petit oeil pour les femmes : il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentleman », ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la phrase un accent légèrement britannique. « Est-ce qu’il ne pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais ; il n’aurait qu’à m’envoyer un “bleu” le matin. »
Je ne savais pas ce que c’était qu’un « bleu ». Je ne comprenais pas la moitié des mots que disait la dame, mais la crainte que n’y fût cachée quelque question à laquelle il eût été impoli de ne pas répondre, m’empêchait de cesser de les écouter avec attention, et j’en éprouvais une grande fatigue.
« Mais non, c’est impossible, dit mon oncle, en haussant les épaules, il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix à son cours », ajouta-t-il, à voix basse pour que je n’entende pas ce mensonge et que je n’y contredise pas. « Qui sait, ce sera peut-être un petit Victor Hugo, une espèce de Vaulabelle, vous savez.
— J’adore les artistes, répondit la dame en rose, il n’y a qu’eux qui comprennent les femmes… Qu’eux et les êtres d’élite comme vous. Excusez mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle ? Est-ce les volumes dorés qu’il y a dans la petite bibliothèque vitrée de votre boudoir ? Vous savez que vous m’avez promis de me les prêter, j’en aurai grand soin. »
Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien et me conduisit jusqu’à l’antichambre. Éperdu d’amour pour la dame en rose, je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil oncle, et tandis qu’avec assez d’embarras il me laissait entendre sans oser me le dire ouvertement qu’il aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite à mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de sa bonté était en moi si fort que je trouverais bien un jour le moyen de lui témoigner ma reconnaissance. Il était si fort en effet que deux heures plus tard, après quelques phrases mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents une idée assez nette de la nouvelle importance dont j’étais doué, je trouvai plus explicite de leur raconter dans les moindres détails la visite que je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer d’ennuis à mon oncle. Comment l’aurais-je cru, puisque je ne le désirais pas. Et je ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal dans une visite où je n’en trouvais pas. N’arrive-t-il pas tous les jours qu’un ami nous demande de ne pas manquer de l’excuser auprès d’une femme à qui il a été empêché d’écrire, et que nous négligions de le faire jugeant que cette personne ne peut pas attacher d’importance à un silence qui n’en a pas pour nous. Je m’imaginais, comme tout le monde, que le cerveau des autres était un réceptacle inerte et docile, sans pouvoir de réaction spécifique sur ce qu’on y introduisait ; et je ne doutais pas qu’en déposant dans celui de mes parents la nouvelle de la connaissance que mon oncle m’avait fait faire, je ne leur transmisse en même temps comme je le souhaitais, le jugement bienveillant que je portais sur cette présentation. Mes parents malheureusement s’en remirent à des principes entièrement différents de ceux que je leur suggérais d’adopter, quand ils voulurent apprécier l’action de mon oncle. Mon père et mon grand-père eurent avec lui des explications violentes ; j’en fus indirectement informé. Quelques jours après, croisant dehors mon oncle qui passait en voiture découverte, je ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que j’aurais voulu lui exprimer. À côté de leur immensité, je trouvai qu’un coup de chapeau serait mesquin et pourrait faire supposer à mon oncle que je ne me croyais pas tenu envers lui à plus qu’à une banale politesse. Je résolus de m’abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la tête. Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des années après sans qu’aucun de nous l’ait jamais revu.