Ainsi nous présentions-nous l'un à l'autre une apparence qui était bien différente de la réalité. Et sans doute il en est toujours ainsi quand deux êtres sont face à face, puisque chacun d'eux ignore une partie de ce qui est dans l'autre, même ce qu'il sait il ne peut en partie le comprendre, et que tous deux manifestent ce qui leur est le moins personnel, soit qu'ils ne l'aient pas démêlé eux-mêmes et le jugent négligeable, soit que des avantages insignifiants et qui ne tiennent pas à eux leur semblent plus importants et plus flatteurs, et que d'autre part certaines choses auxquelles ils tiennent pour ne pas être méprisés, comme ils ne les ont pas, ils font semblant de n'y pas tenir, et c'est justement la chose qu'ils ont l'air de dédaigner par-dessus tout et même d'exécrer. Mais dans l'amour ce malentendu est porté au degré suprême parce que, sauf peut-être quand on est enfant, on tâche que l'apparence qu'on prend, plutôt que de refléter exactement notre pensée, soit ce que cette pensée juge de plus propre à nous faire obtenir ce que nous désirons, et qui pour moi, depuis que j'étais rentré, était de pouvoir garder Albertine aussi docile que par le passé, qu'elle ne me demandât pas dans son irritation une liberté plus grande, que je souhaitais lui donner un jour mais qui en ce moment où j'avais peur de ses velléités d'indépendance, m'eût rendu trop jaloux. À partir d'un certain âge, par amour-propre et par sagacité, ce sont les choses qu'on désire le plus auxquelles on a l'air de ne pas tenir. Mais en amour, la simple sagacité – qui, d'ailleurs, n'est probablement pas la vraie sagesse – nous force assez vite à ce génie de duplicité. Tout ce que j'avais, enfant, rêvé de plus doux dans l'amour et qui me semblait de son essence même, c'était, devant celle que j'aimais, d'épancher librement ma tendresse, ma reconnaissance pour une bonté, mon désir d'une perpétuelle vie commune. Mais je m'étais trop bien rendu compte, par ma propre expérience et d'après celle de mes amis, que l'expression de tels sentiments est loin d'être contagieuse. Le cas d'une vieille femme maniérée comme était M. de Charlus, qui, à force de ne voir dans son imagination qu'un beau jeune homme, croit devenir lui-même beau jeune homme, et trahit de plus en plus d'efféminement, dans ses risibles affectations de virilité, ce cas rentre dans une loi qui s'applique bien au-delà des seuls Charlus, une loi d'une généralité telle que l'amour même ne l'épuise pas tout entière ; nous ne voyons pas notre corps que les autres voient, et nous « suivons » notre pensée, l'objet qui est devant nous, invisible aux autres (rendu visible parfois par l'artiste dans une oeuvre, d'où chez ses admirateurs, de si fréquentes désillusions quand ils sont admis auprès de l'auteur, dans le visage de qui la beauté intérieure s'est si imparfaitement reflétée). Une fois qu'on a remarqué cela, on ne se « laisse plus aller » ; je m'étais gardé dans l'après-midi de dire à Albertine toute la reconnaissance que je lui avais de ne pas être restée au Trocadéro. Et ce soir, ayant eu peur qu'elle me quittât, j'avais feint de désirer la quitter