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René Girard : Ces expériences d'amour véritable sont toujours des expériences de mort, ou très proches de la mort. L'enfermement dans La Chartreuse, pour Fabrice et Clélia. et la guillotine, pour Julien Sorel. Donc ça a un rapport fondamental à la mort qui est une espèce de libération de tout ce mensonge du désir mimétique. Et la fin de ce mensonge est partagée entre deux êtres, qui se découvrent communier, en quelque sorte, dans la révélation du néant d'une certaine existence. C'est l'expérience de l'écrivain, c'est toujours l'expérience de la fin du roman. Et l'expérience de la fin du roman, à mon avis, joue un rôle considérable dans la création du roman. Les grandes oeuvres romanesques, à mon avis, sont doubles : le temps perdu, et le temps retrouvé. Et le temps perdu, c'est le récit, par l'écrivain, de la vie inauthentique. Et s'il décrit cette vie inauthentique comme une vie authentique, ce que fait par exemple Proust dans Jean Santeuil, il se retourne à la fin de son oeuvre ; et s'il est destiné à devenir grand romancier, au lieu de dire comme Dieu : c'est admirable, c'est magnifique, il dit : ça ne vaut absolument rien. Donc il meurt, dans sa propre conclusion. Mais s'il arrive à mourir, sans cesser d'écrire, il va recommencer l'oeuvre, avec un second regard, qui démystifiera tout ce qui est mystifié dans la première oeuvre. Dans Jean Santeuil, la position (du héros) est ridicule de wishful thinking, de vanité, de désir dont on essaie de croire qu'il est réalisé : Jean Santeuil se trouve dans la loge des Guermantes, où il y a un roi du Portugal qui lui arrange sa cravate, il a un succès fou, et la scène finalement est ridicule. Dans la Recherche du temps perdu, le narrateur est à l'orchestre, malheureux comme tout, séparé du désir par une distance extraordinaire. Si cette séparation n'est pas là, la description du désir est fausse, mensongère, elle ressemble à la publicité actuelle. Pour le tragique comme pour le comique, l'auteur qui ne sait pas qu'il doit se mettre dans la mauvaise position, dans la position de celui qui ne réalise jamais son désir, qui va d'échec en échec, il ne pourra pas composer une grande oeuvre.
Raphaël Enthoven : Et c'est comme ça que vous situez l'origine de la Recherche du temps perdu : il y a une révolution copernicienne, entre Jean Santeuil, où on est en haut, avec le roi du Portugal, mais pas un écrivain, et la Recherche du temps perdu, où on descend, on déchoit, et on les regarde et on fait l'expérience de ce désir toujours trompé ou trahi.
René Girard : Et l'existence solitaire de Proust dans la chambre recouverte de liège est un peu une Chartreuse de Parme, ou une attente de la guillotine.
Raphaël Enthoven : La proximité avec la mort fabrique un désir authentique.
René Girard : Ce désir est essentiellement le désir de l'oeuvre. Les possibilités qui s'ouvrent, lorsque le désir mimétique révèle vraiment sa vanité, c'est la mort, c'est le désespoir, mais c'est aussi l'idée : il doit y avoir autre chose dans cette existence que ce que j'ai vécu jusqu'ici. La conversion à l'oeuvre, sur le plan symbolique, est parallèle à la conversion religieuse. Proust utilise une symbolique chrétienne. Cette expérience de la conversion dans la mort, mort imaginaire, le passage à la grandeur romanesque, le passage du romantique au romanesque.
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Extrait d'une émission de France Culture : René Girard, l'anthropologue du désir (5 épisodes). Épisode 1 : La loi du désir (audio en ligne).
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