Antoine Compagnon : Proust pense toujours le jeu de l'imitation et de l'originalité dans des termes inspirés de Darwin, comme le montre la métaphore qu'il choisit aussitôt

"Quand il distingue le "genre Bergotte" du style de ses suiveurs, dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Proust s'interroge sur cette propriété du génie qui fait que chacune des beautés nouvelles qu'il crée est à la fois irréductible à son oeuvre passée et cependant reconnaissable comme sienne, de ce fait inimitable :

"Il en est ainsi pour tous les grands écrivains, la beauté de leurs phrases est imprévisible, comme est celle d'une femme qu'on ne connaît pas encore."

Un imitateur de Saint-Simon "pourra à la rigueur écrire la première ligne du portrait de Villars : "C'était un assez grand homme brun ... avec une physionomie vive, ouverte, sortante", mais quel déterminisme pourra lui faire trouver la seconde ligne qui commence par : "et véritablement un peu folle" ?

Proust pense toujours le jeu de l'imitation et de l'originalité dans des termes inspirés de Darwin, comme le montre la métaphore qu'il choisit aussitôt :

"La vraie variété est dans cette plénitude d'éléments réels et inattendus, dans le rameau chargé de fleurs bleues qui s'élance contre toute attente, de la haie printanière qui semblait déjà comble." Mais ce darwinisme reste aléatoire; l'originalité sera toujours inattendue."

Extrait de La terre et les morts selon Marcel Proust,

par Antoine Compagnon,

in Bulletin Marcel Proust n°39, 1989, pages 116-117

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"C'est ainsi que bâille d'avance d'ennui un lettré à qui on parle d'un nouveau « beau livre », parce qu'il imagine une sorte de composé de tous les beaux livres qu'il a lus, tandis qu'un beau livre est particulier, imprévisible, et n'est pas fait de la somme de tous les chefs-d'oeuvre précédents mais de quelque chose que s'être parfaitement assimilé cette somme ne suffit nullement à faire trouver, car c'est justement en dehors d'elle. "

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs