On élève maintenant Balzac au-dessus de Tolstoï. C’est de la folie. L’oeuvre de Balzac est antipathique, grimaçante, pleine de ridicule, l’humanité y est jugée par un homme de lettres désireux de faire un grand livre, dans Tolstoï par un dieu serein. Balzac arrive à donner l’impression du grand ; chez Tolstoï tout est naturellement plus grand, comme les crottes d’un éléphant à côté d’une chèvre. Ces grandes scènes de moisson dans Anna Karénine, de chasse, de patinage, etc., sont comme de grandes surfaces réservées qui espacent le reste, donnent une impression plus vaste. Il semble qu’il y ait toute la verte prairie à faucher, tout l’été entre deux conversations de Vronski. Tour à tour, on aime autre chose dans cet univers et les scènes les plus particulières, l'émotion du cavalier qui monte en course (oh! ma belle, ma belle), du parieur sur le bord de la fenêtre, la gaieté des camps, de la vie du petit propriétaire chasseur, du vieux prince Stcherbatski dans la ville allemande et parlant de la bonne vie seigneuriale de Russie (on se lève tard, chapitre aux eaux, etc.), du noble dissipateur (frère de Natacha) dans La Guerre et la Paix, du vieux prince Bolkonski, etc. Cette oeuvre n’est pas d’observation mais de construction intellectuelle. Chaque trait, dit d’observation, est simplement le revêtement, la preuve, l’exemple d’une loi rationnelle ou irrationnelle. Et l’impression de puissance et de vie vient précisément de ce que ce n’est pas observé, mais que chaque parole, chaque action n’étant que la signification d’une loi, on se sent se mouvoir au sein d’une multitude de lois. Seulement comme la vérité de ces lois est connue par Tolstoï par l'autorité intérieure qu'elles ont eue sur sa pensée, il y en a qui restent inexplicables pour nous. Quand il parle de la figure rusée de Kitty quand elle parlait de la religion, il n’est pas très facile de comprendre, ni quand il parle de la joie d’Anna à humilier l’orgueil de Vronski. Nous avons plaisir à voir comme, au fond, la sublime intelligence tient de près à l’esprit que nous avons souvent en nous (plaisanteries de Ruskin sur son chien Wisir, sur sa bonne Anne, plaisanterie de Tolstoï faisant le fond du début d’Anna Karénine). Et malgré tout, dans cette création qui semble inépuisable, il semble que Tolstoï pourtant se soit répété, n'ait eu à sa disposition que peu de thèmes, déguisés et renouvelés, mais les mêmes dans l'autre roman. Les étoiles, le ciel que remarque comme un point fixe Lévine, sont bien un peu les mêmes que la comète vue par Pierre, que le grand ciel bleu du prince André. Mais plus que cela, Lévine, d'abord écarté pour Vronski, puis aimé par Kitty, fait penser à Natacha quittant le prince André pour le frère de Pierre, puis lui revenant. Et pour Kitty passant en voiture et Natacha en voiture aux armées, ne serait-ce pas un même souvenir qui aurait "posé" ?
[Ce texte de Marcel Proust sur Tolstoï n'est pas daté.]