Marcel Proust | notre sagesse commence où celle de l’auteur finit | La lecture est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas | Sur la lecture

Extrait de Marcel Proust, Sur la lecture. (Préface à la traduction par Marcel Proust du livre de John Ruskin : Sésame et les lys. Société du Mercure de France, 1906)

Et c’est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l’auteur ils pourraient s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu’en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d’atteindre. Mais par une loi singulière et d’ailleurs providentielle de l’optique des esprits (loi qui signifie peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que nous devons la créer nous-même), ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que c’est au moment où ils nous ont dit tout ce qu’ils pouvaient nous dire qu’ils font naître en nous le sentiment qu’ils ne nous ont encore rien dit. D’ailleurs, si nous leur posons des questions auxquelles ils ne peuvent pas répondre, nous leur demandons aussi des réponses qui ne nous instruiraient pas. Car c’est un effet de l’amour que les poètes éveillent en nous de nous faire attacher une importance littérale à des choses qui ne sont pour eux que significatives d’émotions personnelles. Dans chaque tableau qu’ils nous montrent, ils ne semblent nous donner qu’un léger aperçu d’un site merveilleux, différent du reste du monde, et au coeur duquel nous voudrions qu’ils nous fissent pénétrer. « Menez-nous », voudrions-nous pouvoir dire à M. Maeterlinck, à Mme de Noailles, « dans le jardin de Zélande où croissent les fleurs démodées », sur la route parfumée « de trèfle et d’armoise », et dans tous les endroits de la terre dont vous ne nous avez pas parlé dans vos livres, mais que vous jugez aussi beaux que ceux-là. » Nous voudrions aller voir ce champ que Millet (car les peintres nous enseignent à la façon des poètes) nous montre dans son Printemps, nous voudrions que M. Claude Monet nous conduisît à Giverny, au bord de la Seine, à ce coude de la rivière qu’il nous laisse à peine distinguer à travers la brume du matin. Or, en réalité, ce sont de simples hasards de relations ou de parenté qui, en leur donnant l’occasion de passer ou de séjourner auprès d’eux, ont fait choisir pour les peindre à Mme de Noailles, à Maeterlinck, à Millet, à Claude Monet, cette route, ce jardin, ce champ, ce coude de rivière, plutôt que tels autres. Ce qui nous les fait paraître autres et plus beaux que le reste du monde, c’est qu’ils portent sur eux comme un reflet insaisissable l’impression qu’ils ont donnée au génie, et que nous verrions errer aussi singulière et aussi despotique sur la face indifférente et soumise de tous les pays qu’il aurait peints. Cette apparence avec laquelle ils nous charment et nous déçoivent et au-delà de laquelle nous voudrions aller, c’est l’essence même de cette chose en quelque sorte sans épaisseur, – mirage arrêté sur une toile, – qu’est une vision. Et cette brume que nos yeux avides voudraient percer, c’est le dernier mot de l’art du peintre. Le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers. Alors, il nous dit : « Regarde, regarde,

« Parfumés de trèfle et d’armoise,
« Serrant leurs vifs ruisseaux étroits
« Les pays de l’Aisne et de l’Oise. »

« Regarde la maison de Zélande, rose et luisante comme un coquillage. Regarde ! Apprends à voir ! » Et à ce moment il disparaît. Tel est le prix de la lecture et telle est aussi son insuffisance. C’est donner un trop grand rôle à ce qui n’est qu’une incitation d’en faire une discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas.