Marcel Proust | la maison de Jupien, cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire « Sodoma »

Mais il faut revenir en arrière. Je descends les boulevards à côté de M. de Charlus, lequel vient de me prendre comme vague intermédiaire pour des ouvertures de paix entre lui et Morel. Voyant que je ne lui répondais pas : « Je ne sais pas, du reste, pourquoi il ne joue pas, on ne fait plus de musique sous prétexte que c'est la guerre, mais on danse, on dîne en ville, les femmes inventent “l'ambrine” pour leur peau. Les fêtes remplissent ce qui sera peut-être, si les Allemands avancent encore, les derniers jours de notre Pompéi. Et c'est ce qui le sauvera de la frivolité. Pour peu que la lave de quelque Vésuve allemand (leurs pièces de marine ne sont pas moins terribles qu'un volcan) vienne les surprendre à leur toilette et éternise leur geste en l'interrompant, les enfants s'instruiront plus tard en regardant dans des livres de classe illustrés Mme Molé qui allait mettre une dernière couche de fard avant d'aller dîner chez une belle-soeur, ou Sosthène de Guermantes qui finissait de peindre ses faux sourcils. Ce sera matière à cours pour les Brichot de l'avenir, la frivolité d'une époque, quand dix siècles ont passé sur elle, est matière de la plus grave érudition, surtout si elle a été conservée intacte par une éruption volcanique ou des matières analogues à la lave projetées par bombardement. Quels documents pour l'histoire future, quand des gaz asphyxiants analogues à ceux qu'émettait le Vésuve et des écroulements comme ceux qui ensevelirent Pompéi garderont intactes toutes les demeures imprudentes qui n'ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues ! D'ailleurs n'est-ce pas déjà, depuis un an, Pompéi par fragments, chaque soir, que ces gens se sauvant dans les caves, non pas pour en rapporter quelque vieille bouteille de mouton-rothschild ou de saint-émilion, mais pour cacher avec eux ce qu'ils ont de plus précieux, comme les prêtres d'Herculanum surpris par la mort au moment où ils emportaient les vases sacrés ? C'est toujours l'attachement à l'objet qui amène la mort du possesseur. Paris, lui, ne fut pas comme Herculanum fondé par Hercule. Mais que de ressemblances s'imposent ! Et cette lucidité qui nous est donnée n'est pas que de notre époque, chacune l'a possédée. Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu'elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé sur les murs d'une maison de Pompéi cette inscription révélatrice : Sodoma, Gomora. » Je ne sais si ce fut ce nom de Sodome et les idées qu'il éveilla en lui, ou celle du bombardement, qui firent que M. de Charlus leva un instant les yeux au ciel, mais il les ramena bientôt sur la terre. « J'admire tous les héros de cette guerre, dit-il. Tenez mon cher, les soldats anglais que j'ai un peu légèrement considérés au début de la guerre comme de simples joueurs de football assez présomptueux pour se mesurer avec des professionnels – et quels professionnels ! – eh bien, rien qu'esthétiquement ce sont tout simplement des athlètes de la Grèce, vous entendez bien, de la Grèce, mon cher, ce sont les jeunes gens de Platon, ou plutôt des Spartiates. J'ai des amis qui sont allés à Rouen où ils ont leur camp, ils ont vu des merveilles, de pures merveilles dont on n'a pas idée. Ce n'est plus Rouen, c'est une autre ville. Évidemment il y a aussi l'ancien Rouen, avec les saints émaciés de la cathédrale. Bien entendu, c'est beau aussi, mais c'est autre chose. Et nos poilus ! Je ne peux pas vous dire quelle saveur je trouve à nos poilus, aux petits Parigots, tenez, comme celui qui passe là, avec son air dessalé, sa mine éveillée et drôle. Il m'arrive souvent de les arrêter, de faire un brin de causette avec eux, quelle finesse, quel bon sens ! et les gars de province, comme ils sont amusants et gentils avec leur roulement d'r et leur jargon patoiseur ! Moi, j'ai toujours beaucoup vécu à la campagne, couché dans les fermes, je sais leur parler, mais notre admiration pour les Français ne doit pas nous faire déprécier nos ennemis, ce serait nous diminuer nous-mêmes. Et vous ne savez pas quel soldat est le soldat allemand, vous qui ne l'avez pas vu comme moi défiler au pas de parade, au pas de l'oie, unter den Linden. » Et revenant à l'idéal de virilité qu'il m'avait esquissé à Balbec et qui avec le temps avait pris chez lui une forme plus philosophique, usant d'ailleurs de raisonnements absurdes, qui par moments, même quand il venait d'être supérieur, laissaient voir la trame trop mince du simple homme du monde, bien qu'homme du monde intelligent : « Voyez-vous, me dit-il, le superbe gaillard qu'est le soldat boche est un être fort, sain, ne pensant qu'à la grandeur de son pays. Deutschland über alles, ce qui n'est pas si bête, tandis que nous – tandis qu'ils se préparaient virilement – nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme. » Ce mot signifiait probablement pour M. de Charlus quelque chose d'analogue à la littérature, car aussitôt, se rappelant sans doute que j'aimais les lettres et avais eu un moment l'intention de m'y adonner, il me tapa sur l'épaule (profitant du geste pour s'y appuyer jusqu'à me faire aussi mal qu'autrefois, quand je faisais mon service militaire, le recul contre l'omoplate du « 76 »), il me dit comme pour adoucir le reproche : « Oui, nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme, nous tous, vous aussi, rappelez-vous, vous pouvez faire comme moi votre mea culpa, nous avons été trop dilettantes. » Par surprise du reproche, manque d'esprit de repartie, déférence envers mon interlocuteur, et attendrissement pour son amicale bonté, je répondis comme si, ainsi qu'il m'y invitait, j'avais aussi à me frapper la poitrine, ce qui était parfaitement stupide, car je n'avais pas l'ombre de dilettantisme à me reprocher. « Allons, me dit-il, je vous quitte » (le groupe qui l'avait escorté de loin ayant fini par nous abandonner), « je m'en vais me coucher comme un très vieux monsieur, d'autant plus qu'il paraît que la guerre a changé toutes nos habitudes, un de ces aphorismes idiots qu'affectionne Norpois. » Je savais du reste qu'en rentrant chez lui M. de Charlus ne cessait pas pour cela d'être au milieu de soldats, car il avait transformé son hôtel en hôpital militaire, cédant du reste, je le crois, aux besoins bien moins de son imagination que de son bon coeur.

Il faisait une nuit transparente et sans un souffle ; j'imaginais que la Seine coulant entre ses ponts circulaires, faits de leur plateau et de son reflet, devait ressembler au Bosphore. Et, symbole soit de cette invasion que prédisait le défaitisme de M. de Charlus, soit de la coopération de nos frères musulmans avec les armées de la France, la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le ciel parisien sous le signe oriental du croissant.

Pourtant, un instant encore, en me disant adieu il me serra la main à me la broyer, ce qui est une particularité allemande chez les gens qui sentent comme le baron, et en continuant pendant quelques instants à me la malaxer, eût dit Cottard, comme si M. de Charlus avait voulu rendre à mes articulations une souplesse qu'elles n'avaient point perdue. Chez certains aveugles le toucher supplée dans une certaine mesure à la vue. Je ne sais trop de quel sens il prenait la place ici. Il croyait peut-être seulement me serrer la main, comme il crut sans doute ne faire que voir un Sénégalais qui passait dans l'ombre et ne daigna pas s'apercevoir qu'il était admiré. Mais dans ces deux cas le baron se trompait, il péchait par excès de contact et de regards. « Est-ce que tout l'Orient de Decamps, de Fromentin, d'Ingres, de Delacroix n'est pas là-dedans ? » me dit-il, encore immobilisé par le passage du Sénégalais. « Vous savez, moi je ne m'intéresse jamais aux choses et aux êtres qu'en peintre, en philosophe. D'ailleurs je suis trop vieux. Mais quel malheur, pour compléter le tableau, que l'un de nous deux ne soit pas une odalisque ! »

Ce ne fut pas l'Orient de Decamps ni même de Delacroix qui commença de hanter mon imagination quand le baron m'eut quitté, mais le vieil Orient de ces Mille et une Nuits que j'avais tant aimées, et me perdant peu à peu dans le lacis de ces rues noires, je pensais au calife Haroun Al Raschid en quête d'aventures dans les quartiers perdus de Bagdad. D'autre part la chaleur du temps et de la marche m'avait donné soif, mais depuis longtemps tous les bars étaient fermés, et à cause de la pénurie d'essence, les rares taxis que je rencontrais, conduits par des Levantins ou des nègres, ne prenaient même pas la peine de répondre à mes signes. Le seul endroit où j'aurais pu me faire servir à boire et reprendre des forces pour rentrer chez moi eût été un hôtel.

Mais dans la rue assez éloignée du centre où j'étais parvenu, tous, depuis que sur Paris les gothas lançaient leurs bombes, avaient fermé. Il en était de même de presque toutes les boutiques de commerçants, lesquels, faute d'employés ou eux-mêmes pris de peur, avaient fui à la campagne et laissé sur la porte un avertissement habituel écrit à la main et annonçant leur réouverture pour une époque éloignée et d'ailleurs problématique. Les autres établissements qui avaient pu survivre encore annonçaient de la même manière qu'ils n'ouvraient que deux fois par semaine. On sentait que la misère, l'abandon, la peur habitaient tout ce quartier. Je n'en fus que plus surpris de voir qu'entre ces maisons délaissées, il y en avait une où la vie, au contraire, semblant avoir vaincu l'effroi, la faillite, entretenait l'activité et la richesse. Derrière les volets clos de chaque fenêtre la lumière tamisée à cause des ordonnances de police décelait pourtant un insouci complet de l'économie. Et à tout instant la porte s'ouvrait pour laisser entrer ou sortir quelque visiteur nouveau. C'était un hôtel par qui la jalousie de tous les commerçants voisins (à cause de l'argent que ses propriétaires devaient gagner) devait être excitée ; et ma curiosité le fut aussi quand j'en vis sortir rapidement, à une quinzaine de mètres de moi, c'est-à-dire trop loin pour que dans l'obscurité profonde je pusse le distinguer, un officier.

Quelque chose pourtant me frappa qui n'était pas sa figure que je ne voyais pas, ni son uniforme dissimulé dans une grande houppelande, mais la disproportion extraordinaire entre le nombre de points différents par où passa son corps et le petit nombre de secondes pendant lesquelles cette sortie, qui avait l'air de la sortie tentée par un assiégé, s'exécuta. De sorte que je pensai, si je ne le reconnus pas formellement – je ne dirai pas même à la tournure, ni à la sveltesse, ni à l'allure, ni à la vélocité de Saint-Loup – mais à l'espèce d'ubiquité qui lui était si spéciale. Le militaire capable d'occuper en si peu de temps tant de positions différentes dans l'espace avait disparu sans m'avoir aperçu dans une rue de traverse, et je restais à me demander si je devais ou non entrer dans cet hôtel dont l'apparence modeste me fit fortement douter que c'était Saint-Loup qui en était sorti.

Je me rappelai involontairement que Saint-Loup avait été injustement mêlé à une affaire d'espionnage parce qu'on avait trouvé son nom dans les lettres saisies sur un officier allemand. Pleine justice lui avait d'ailleurs été rendue par l'autorité militaire. Mais malgré moi je rapprochai ce souvenir de ce que je voyais. Cet hôtel servait-il de lieu de rendez-vous à des espions ? L'officier avait depuis un moment disparu quand je vis entrer de simples soldats de plusieurs armes, ce qui ajouta encore à la force de ma supposition. J'avais d'autre part extrêmement soif. Il était probable que je pourrais trouver à boire ici et j'en profitai pour tâcher d'assouvir, malgré l'inquiétude qui s'y mêlait, ma curiosité.

Je ne pense donc pas que ce fut la curiosité de cette rencontre qui me décida à monter le petit escalier de quelques marches au bout duquel la porte d'une espèce de vestibule était ouverte, sans doute à cause de la chaleur. Je crus d'abord que cette curiosité, je ne pourrais la satisfaire car, de l'escalier où je restais dans l'ombre, je vis plusieurs personnes venir demander une chambre à qui on répondit qu'il n'y en avait plus une seule. Or elles n'avaient évidemment contre elles que de ne pas faire partie du nid d'espionnage, car un simple marin s'étant présenté un moment après, on se hâta de lui donner le no 28. Je pus apercevoir sans être vu dans l'obscurité quelques militaires et deux ouvriers qui causaient tranquillement dans une petite pièce étouffée, prétentieusement ornée de portraits en couleurs de femmes découpés dans des magazines et des revues illustrées. Ces gens causaient tranquillement, en train d'exposer des idées patriotiques : « Qu'est-ce que tu veux, on fera comme les camarades », disait l'un. « Ah ! pour sûr que je pense bien ne pas être tué », répondait, à un voeu que je n'avais pas entendu, un autre qui, à ce que je compris, repartait le lendemain pour un poste dangereux. « Par exemple, à vingt-deux ans, en n'ayant encore fait que six mois, ce serait fort », criait-il avec un ton où perçait encore plus que le désir de vivre longtemps la conscience de raisonner juste, et comme si le fait de n'avoir que vingt-deux ans devait lui donner plus de chances de ne pas être tué, et que ce dût être une chose impossible qu'il le fût. « À Paris c'est épatant, disait un autre ; on ne dirait pas qu'il y a la guerre. Et toi, Julot, tu t'engages toujours ? – Pour sûr que je m'engage, j'ai envie d'aller y taper un peu dans le tas à tous ces sales Boches. – Mais Joffre, c'est un homme qui couche avec les femmes des ministres, c'est pas un homme qui a fait quelque chose. – C'est malheureux d'entendre des choses pareilles », dit un aviateur un peu plus âgé, et, se tournant vers l'ouvrier qui venait de faire entendre cette proposition : « Je vous conseillerais pas de causer comme ça en première ligne, les poilus vous auraient vite expédié. » La banalité de ces conversations ne me donnait pas grande envie d'en entendre davantage et j'allais entrer ou redescendre quand je fus tiré de mon indifférence en entendant ces phrases qui me firent frémir : « C'est épatant, le patron qui ne revient pas, dame, à cette heure-ci je ne sais pas trop où il trouvera des chaînes. – Mais puisque l'autre est déjà attaché. – Il est attaché, bien sûr, il est attaché et il ne l'est pas, moi je serais attaché comme ça que je pourrais me détacher. – Mais le cadenas est fermé. – C'est entendu qu'il est fermé, mais ça peut s'ouvrir à la rigueur. Ce qu'il y a, c'est que les chaînes ne sont pas assez longues. Tu vas pas m'expliquer à moi ce que c'est, j'y ai tapé dessus hier pendant toute la nuit que le sang m'en coulait sur les mains. – C'est toi qui taperas ce soir ? – Non, c'est pas moi. C'est Maurice. Mais ça sera moi dimanche, le patron me l'a promis. » Je compris maintenant pourquoi on avait eu besoin des bras solides du marin. Si on avait éloigné de paisibles bourgeois, ce n'était donc pas qu'un nid d'espions que cet hôtel. Un crime atroce allait y être consommé si on n'arrivait pas à temps pour le découvrir et faire arrêter les coupables. Tout cela pourtant, dans cette nuit paisible et menacée, gardait une apparence de rêve, de conte, et c'est à la fois avec une fierté de justicier et une volupté de poète que j'entrai délibérément dans l'hôtel.

Je touchai légèrement mon chapeau et les personnes présentes, sans se déranger, répondirent plus ou moins poliment à mon salut. « Est-ce que vous pourriez me dire à qui il faut m'adresser ? Je voudrais avoir une chambre et qu'on m'y monte à boire. – Attendez une minute, le patron est sorti. – Mais il y a le chef là-haut, insinua un des causeurs. – Mais tu sais bien qu'on ne peut pas le déranger. – Croyez-vous qu'on me donnera une chambre ? – J' crois. – Le 43 doit être libre », dit le jeune homme qui était sûr de ne pas être tué parce qu'il avait vingt-deux ans. Et il se poussa légèrement sur le sofa pour me faire place. « Si on ouvrait un peu la fenêtre, il y a une fumée ici ! », dit l'aviateur ; et en effet chacun avait sa pipe ou sa cigarette. « Oui, mais alors fermez d'abord les volets, vous savez bien que c'est défendu d'avoir de la lumière à cause des zeppelins. – Il n'en viendra plus de zeppelins. Les journaux ont même fait allusion sur ce qu'ils avaient été tous descendus. – Il n'en viendra plus, il n'en viendra plus, qu'est-ce que tu en sais ? Quand tu auras comme moi quinze mois de front et que tu auras abattu ton cinquième avion boche, tu pourras en causer. Faut pas croire les journaux. Ils sont allés hier sur Compiègne, ils ont tué une mère de famille avec ses deux enfants. – Une mère de famille avec ses deux enfants ! » dit avec des yeux ardents et un air de profonde pitié le jeune homme qui espérait bien ne pas être tué et qui avait du reste une figure énergique, ouverte et des plus sympathiques. « On n'a pas de nouvelles du grand Julot. Sa marraine n'a pas reçu de lettre de lui depuis huit jours, et c'est la première fois qu'il reste si longtemps sans lui en donner. – Qui c'est, sa marraine ? – C'est la dame qui tient le chalet de nécessité un peu plus bas que l'Olympia. – Ils couchent ensemble ? – Qu'est-ce que tu dis là ? C'est une femme mariée, tout ce qu'il y a de sérieuse. Elle lui envoie de l'argent toutes les semaines parce qu'elle a bon coeur. Ah ! c'est une chic femme. – Alors tu le connais, le grand Julot ? – Si je le connais ! » reprit avec chaleur le jeune homme de vingt-deux ans. « C'est un de mes meilleurs amis intimes. Il n'y en a pas beaucoup que j'estime comme lui, et bon camarade, toujours prêt à rendre service, ah ! tu parles que ce serait un rude malheur s'il lui était arrivé quelque chose. » Quelqu'un proposa une partie de dés et, à la hâte fébrile avec laquelle le jeune homme de vingt-deux ans retournait les dés et criait les résultats, les yeux hors de la tête, il était aisé de voir qu'il avait un tempérament de joueur. Je ne saisis pas bien ce que quelqu'un lui dit ensuite, mais il s'écria d'un ton de profonde pitié : « Julot, un maquereau ! C'est-à-dire qu'il dit qu'il est un maquereau. Mais il n'est pas foutu de l'être. Moi je l'ai vu payer sa femme, oui, la payer. C'est-à-dire que je ne dis pas que Jeanne l'Algérienne ne lui donnait pas quelque chose, mais elle ne lui donnait pas plus de cinq francs, une femme qui était en maison, qui gagnait plus de cinquante francs par jour. Se faire donner que cinq francs ! il faut qu'un homme soit trop bête. Et maintenant qu'elle est sur le front, elle a une vie dure, je veux bien, mais elle gagne ce qu'elle veut ; eh bien, elle ne lui envoie rien. Ah ! un maquereau, Julot ? Il y en a beaucoup qui pourraient se dire maquereaux à ce compte-là. Non seulement c'est pas un maquereau, mais à mon avis c'est même un imbécile. » Le plus vieux de la bande, et que le patron avait sans doute à cause de son âge chargé de lui faire garder une certaine tenue, n'entendit, étant allé un moment jusqu'aux cabinets, que la fin de la conversation. Mais il ne put s'empêcher de me regarder et parut visiblement contrarié de l'effet qu'elle avait dû produire sur moi. Sans s'adresser spécialement au jeune homme de vingt-deux ans qui venait pourtant d'exposer cette théorie de l'amour vénal, il dit, d'une façon générale : « Vous causez trop et trop fort, la fenêtre est ouverte, il y a des gens qui dorment à cette heure-ci. Vous savez bien que si le patron rentrait et vous entendait causer comme ça, il ne serait pas content. »

Précisément en ce moment on entendit la porte s'ouvrir et tout le monde se tut, croyant que c'était le patron, mais ce n'était qu'un chauffeur d'auto étranger auquel tout le monde fit grand accueil. Mais en voyant une chaîne de montre superbe qui s'étalait sur la veste du chauffeur, le jeune homme de vingt-deux ans lui lança un coup d'oeil interrogatif et rieur, suivi d'un froncement de sourcil et d'un clignement d'oeil sévère dirigé de mon côté. Et je compris que le premier regard voulait dire : « Qu'est-ce que c'est que ça, tu l'as volée ? Toutes mes félicitations. » Et le second : « Ne dis rien à cause de ce type que nous ne connaissons pas. »

Tout d'un coup le patron entra, chargé de plusieurs mètres de grosses chaînes de fer capables d'attacher plusieurs forçats, suant, et dit : « J'en ai une charge, si vous n'étiez pas si fainéants, je ne devrais pas être obligé d'y aller moi-même. » Je lui dis que je demandais une chambre. « Pour quelques heures seulement, je n'ai pas trouvé de voiture et je suis un peu malade. Mais je voudrais qu'on me monte à boire. – Pierrot, va à la cave chercher du cassis et dis qu'on mette en état le numéro 43. Voilà le 7 qui sonne encore. Ils disent qu'ils sont malades. Malades, je t'en fiche, c'est des gens à prendre de la coco, ils ont l'air à moitié piqués, il faut les foutre dehors. A-t-on mis une paire de draps au 22 ? Bon ! voilà le 7 qui sonne, cours-y voir. Allons, Maurice, qu'est-ce que tu fais là ? tu sais bien qu'on t'attend, monte au 14 bis. Et plus vite que ça. » Et Maurice sortit rapidement, suivant le patron qui, un peu ennuyé que j'eusse vu ses chaînes, disparut en les emportant. « Comment que tu viens si tard ? » demanda le jeune homme de vingt-deux ans au chauffeur. « Comment, si tard ? Je suis d'une heure en avance. Mais il fait trop chaud marcher. J'ai rendez-vous qu'à minuit. – Pour qui donc est-ce que tu viens ? – Pour Pamela la charmeuse », dit le chauffeur oriental dont le rire découvrit les belles dents blanches. « Ah ! » dit le jeune homme de vingt-deux ans.

Bientôt on me fit monter dans la chambre 43, mais l'atmosphère était si désagréable et ma curiosité si grande que, mon « cassis » bu, je redescendis l'escalier, puis, pris d'une autre idée, le remontai et, dépassant l'étage de la chambre 43, allai jusqu'en haut. Tout d'un coup, d'une chambre qui était isolée au bout d'un couloir me semblèrent venir des plaintes étouffées. Je marchai vivement dans cette direction et appliquai mon oreille à la porte. « Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachez-moi, ne me frappez pas si fort, disait une voix. Je vous baise les pieds, je m'humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié. – Non, crapule, répondit une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t'attacher sur le lit, pas de pitié », et j'entendis le bruit du claquement d'un martinet probablement aiguisé de clous car il fut suivi de cris de douleur. Alors je m'aperçus qu'il y avait dans cette chambre un oeil-de-boeuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau ; cheminant à pas de loup dans l'ombre, je me glissai jusqu'à cet oeil-de-boeuf, et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d'un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d'ecchymoses qui prouvaient que le supplice n'avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus.

Tout d'un coup la porte s'ouvrit et quelqu'un entra qui heureusement ne me vit pas, c'était Jupien. Il s'approcha du baron avec un air de respect et un sourire d'intelligence : « Eh bien, vous n'avez pas besoin de moi ? » Le baron pria Jupien de faire sortir un moment Maurice. Jupien le mit dehors avec la plus grande désinvolture. « On ne peut pas nous entendre ? » dit le baron à Jupien, qui lui affirma que non. Le baron savait que Jupien, intelligent comme un homme de lettres, n'avait aucunement l'esprit pratique, parlait toujours devant les intéressés avec des sous-entendus qui ne trompaient personne et des surnoms que tout le monde connaissait.

« Une seconde », interrompit Jupien, qui avait entendu une sonnette retentir à la chambre n3. C'était un député de l'Action libérale qui sortait. Jupien n'avait pas besoin de voir le tableau car il connaissait son coup de sonnette, le député venant en effet tous les jours après déjeuner. Il avait été obligé ce jour-là de changer ses heures, car il avait marié sa fille à midi à Saint-Pierre-de-Chaillot. Il était donc venu le soir mais tenait à partir de bonne heure à cause de sa femme, vite inquiète quand il rentrait tard, surtout par ces temps de bombardement. Jupien tenait à accompagner sa sortie pour témoigner de la déférence qu'il portait à la qualité d'honorable, sans aucun intérêt personnel d'ailleurs. Car bien que ce député, qui répudiait les exagérations de L'Action française (il eût d'ailleurs été incapable de comprendre une ligne de Charles Maurras ou de Léon Daudet), fût bien avec les ministres, flattés d'être invités à ses chasses, Jupien n'aurait pas osé lui demander le moindre appui dans ses démêlés avec la police. Il savait que, s'il s'était risqué à parler de cela au législateur fortuné et froussard, il n'aurait pas évité la plus inoffensive des « descentes », mais eût instantanément perdu le plus généreux de ses clients. Après avoir reconduit jusqu'à la porte le député, qui avait rabattu son chapeau sur ses yeux, relevé son col, et, glissant rapidement comme il faisait dans ses programmes électoraux, croyait cacher son visage, Jupien remonta près de M. de Charlus à qui il dit : « C'était monsieur Eugène. » Chez Jupien comme dans les maisons de santé, on n'appelait les gens que par leur prénom tout en ayant soin d'ajouter à l'oreille, pour satisfaire la curiosité de l'habitué, ou augmenter le prestige de la maison, leur nom véritable. Quelquefois cependant Jupien ignorait la personnalité vraie de ses clients, s'imaginait et disait que c'était tel boursier, tel noble, tel artiste, erreurs passagères et charmantes pour ceux qu'on nommait à tort, et finissait par se résigner à ignorer toujours qui était monsieur Victor. Jupien avait ainsi l'habitude pour plaire au baron de faire l'inverse de ce qui est de mise dans certaines réunions. « Je vais vous présenter M. Lebrun » (à l'oreille : « Il se fait appeler M. Lebrun mais en réalité c'est le grand-duc de Russie »). Inversement, Jupien sentait que ce n'était pas encore assez de présenter à M. de Charlus un garçon laitier. Il lui murmurait en clignant de l'oeil : « Il est garçon laitier, mais au fond c'est surtout un des plus dangereux apaches de Belleville » (il fallait voir le ton grivois dont Jupien disait « apache »). Et comme si ces références ne suffisaient pas, il tâchait d'ajouter quelques « citations ». « Il a été condamné plusieurs fois pour vol et cambriolage de villas, il a été à Fresnes pour s'être battu (même air grivois) avec des passants qu'il a à moitié estropiés et il a été au bat' d'Af. Il a tué son sergent. »

Le baron en voulait même légèrement à Jupien car il savait que dans cette maison qu'il avait chargé son factotum d'acheter pour lui et de faire gérer par un sous-ordre, tout le monde, par les maladresses de l'oncle de Mlle d'Oloron, connaissait plus ou moins sa personnalité et son nom (beaucoup seulement croyaient que c'était un surnom et le prononçant mal l'avaient déformé, de sorte que la sauvegarde du baron avait été leur propre bêtise et non la discrétion de Jupien). Mais il trouvait plus simple de se laisser rassurer par ses assurances, et tranquillisé de savoir qu'on ne pouvait les entendre, le baron lui dit : « Je ne voulais pas parler devant ce petit, qui est très gentil et fait de son mieux. Mais je ne le trouve pas assez brutal. Sa figure me plaît, mais il m'appelle crapule comme si c'était une leçon apprise. – Oh ! non, personne ne lui a rien dit », répondit Jupien sans s'apercevoir de l'invraisemblance de cette assertion. « Il a du reste été compromis dans le meurtre d'une concierge de la Villette. – Ah ! cela c'est assez intéressant, dit avec un sourire le baron. – Mais j'ai justement là le tueur de boeufs, l'homme des abattoirs qui lui ressemble, il a passé par hasard. Voulez-vous en essayer ? – Ah oui, volontiers. » Je vis entrer l'homme des abattoirs, il ressemblait en effet un peu à Maurice mais, chose plus curieuse, tous deux avaient quelque chose d'un type, que personnellement je n'avais jamais dégagé, mais que je me rendis très bien compte exister dans la figure de Morel, avaient une certaine ressemblance sinon avec Morel tel que je l'avais vu, au moins avec un certain visage que des yeux voyant Morel autrement que moi, avaient pu composer avec ses traits. Dès que je me fus fait intérieurement, avec des traits empruntés à mes souvenirs de Morel, cette maquette de ce qu'il pouvait représenter à un autre, je me rendis compte que ces deux jeunes gens, dont l'un était un garçon bijoutier et l'autre un employé d'hôtel, étaient de vagues succédanés de Morel. Fallait-il en conclure que M. de Charlus, au moins en une certaine forme de ses amours, était toujours fidèle à un même type et que le désir qui lui avait fait choisir l'un après l'autre ces deux jeunes gens était le même qui lui avait fait arrêter Morel sur le quai de la gare de Doncières ; que tous trois ressemblaient un peu à l'éphèbe dont la forme, intaillée dans le saphir qu'étaient les yeux de M. de Charlus, donnait à son regard ce quelque chose de si particulier qui m'avait effrayé le premier jour à Balbec ? Ou que, son amour pour Morel ayant modifié le type qu'il cherchait, pour se consoler de son absence il cherchait des hommes qui lui ressemblassent ? Une supposition que je fis aussi fut que peut-être il n'avait jamais existé entre Morel et lui malgré les apparences, que des relations d'amitié, et que M. de Charlus faisait venir chez Jupien des jeunes gens qui ressemblassent assez à Morel pour qu'il pût avoir auprès d'eux l'illusion de prendre du plaisir avec lui. Il est vrai qu'en songeant à tout ce que M. de Charlus a fait pour Morel, cette supposition eût semblé peu probable si l'on ne savait que l'amour nous pousse non seulement aux plus grands sacrifices pour l'être que nous aimons mais parfois jusqu'au sacrifice de notre désir lui-même, qui d'ailleurs est d'autant moins facilement exaucé que l'être que nous aimons sent que nous aimons davantage.

Ce qui enlève aussi à une telle supposition l'invraisemblance qu'elle semble avoir au premier abord (bien qu'elle ne corresponde sans doute pas à la réalité) est dans le tempérament nerveux, dans le caractère profondément passionné de M. de Charlus, pareil en cela à celui de Saint-Loup, et qui avait pu jouer au début de ses relations avec Morel le même rôle, en plus décent, et négatif, qu'au début des relations de son neveu avec Rachel. Les relations avec une femme qu'on aime (et cela peut s'étendre à l'amour pour un jeune homme) peuvent rester platoniques pour une autre raison que la vertu de la femme ou que la nature peu sensuelle de l'amour qu'elle inspire. Cette raison peut être que l'amoureux, trop impatient par l'excès même de son amour, ne sait pas attendre avec une feinte suffisante d'indifférence le moment où il obtiendra ce qu'il désire. Tout le temps il revient à la charge, il ne cesse d'écrire à celle qu'il aime, il cherche tout le temps à la voir, elle le lui refuse, il est désespéré. Dès lors elle a compris : si elle lui accorde sa compagnie, son amitié, ces biens paraîtront déjà tellement considérables à celui qui a cru en être privé, qu'elle peut se dispenser de donner davantage, et profiter d'un moment où il ne peut plus supporter de ne pas la voir, où il veut à tout prix terminer la guerre, en lui imposant une paix qui aura pour première condition le platonisme des relations. D'ailleurs, pendant tout le temps qui a précédé ce traité, l'amoureux tout le temps anxieux, sans cesse à l'affût d'une lettre, d'un regard, a cessé de penser à la possession physique dont le désir l'avait tourmenté d'abord mais qui s'est usé dans l'attente et a fait place à des besoins d'un autre ordre, plus douloureux d'ailleurs s'ils ne sont pas satisfaits. Alors le plaisir qu'on avait le premier jour espéré des caresses, on le reçoit plus tard, tout dénaturé sous la forme de paroles amicales, de promesses de présence qui, après les effets de l'incertitude, quelquefois simplement après un regard embrumé de tous les brouillards de la froideur et qui recule si loin la personne qu'on croit qu'on ne la reverra jamais, amènent de délicieuses détentes. Les femmes devinent tout cela et savent qu'elles peuvent s'offrir le luxe de ne se donner jamais à ceux dont elles sentent, s'ils ont été trop nerveux pour le leur cacher les premiers jours, l'inguérissable désir qu'ils ont d'elles. La femme est trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup plus qu'elle n'a l'habitude quand elle se donne. Les grands nerveux croient ainsi à la vertu de leur idole. Et l'auréole qu'ils mettent autour d'elle est ainsi un produit, mais comme on voit fort indirect, de leur excessif amour. Il existe alors chez la femme ce qui existe à l'état inconscient chez les médicaments à leur insu rusés, comme sont les soporifiques, la morphine. Ce n'est pas à ceux à qui ils donnent le plaisir du sommeil ou un véritable bien-être qu'ils sont absolument nécessaires, ce n'est pas par ceux-là qu'ils seraient achetés à prix d'or, échangés contre tout ce que le malade possède, c'est par ces autres malades (d'ailleurs peut-être les mêmes mais, à quelques années de distance, devenus autres) que le médicament ne fait pas dormir, à qui il ne cause aucune volupté, mais qui, tant qu'ils ne l'ont pas, sont en proie à une agitation qu'ils veulent faire cesser à tout prix, fût-ce en se donnant la mort.

Pour M. de Charlus, dont le cas, en somme, avec cette légère différenciation due à la similitude du sexe, rentre dans les lois générales de l'amour, il avait beau appartenir à une famille plus ancienne que les Capétiens, être riche, être vainement recherché par une société élégante, et Morel n'être rien, il aurait eu beau dire à Morel, comme il m'avait dit à moi-même : « Je suis prince, je veux votre bien », encore était-ce Morel qui avait le dessus s'il ne voulait pas se rendre. Et pour qu'il ne le voulût pas, il suffisait peut-être qu'il se sentît aimé. L'horreur que les grands ont pour les snobs qui veulent à toute force se lier avec eux, l'homme viril l'a pour l'inverti, la femme pour tout homme trop amoureux. M. de Charlus non seulement avait tous les avantages mais en eût proposé d'immenses à Morel. Mais il est possible que tout cela se fût brisé contre une volonté. Il en eût été dans ce cas de M. de Charlus comme de ces Allemands, auxquels il appartenait du reste par ses origines, et qui, dans la guerre qui se déroulait à ce moment, étaient bien, comme le baron le répétait un peu trop volontiers, vainqueurs sur tous les fronts. Mais à quoi leur servait leur victoire, puisque après chacune ils trouvaient les Alliés plus résolus à leur refuser la seule chose qu'eux, les Allemands, eussent souhaité d'obtenir, la paix et la réconciliation ? Ainsi Napoléon entrait en Russie et demandait magnanimement aux autorités de venir vers lui. Mais personne ne se présentait.

Je descendis et rentrai dans la petite antichambre où Maurice, incertain si on le rappellerait et à qui Jupien avait à tout hasard dit d'attendre, était en train de faire une partie de cartes avec un de ses camarades. On était très agité d'une croix de guerre qui avait été trouvée par terre et on ne savait pas qui l'avait perdue, à qui la renvoyer pour éviter au titulaire une punition. Puis on parla de la bonté d'un officier qui s'était fait tuer pour tâcher de sauver son ordonnance. « Il y a tout de même du bon monde chez les riches. Moi je me ferais tuer avec plaisir pour un type comme ça », dit Maurice, qui évidemment n'accomplissait ses terribles fustigations sur le baron que par une habitude mécanique, les effets d'une éducation négligée, le besoin d'argent et un certain penchant à le gagner d'une façon qui était censée donner moins de mal que le travail et en donnait peut-être davantage. Mais, ainsi que l'avait craint M. de Charlus, c'était peut-être un très bon coeur et c'était, paraît-il, un garçon d'une admirable bravoure. Il avait presque les larmes aux yeux en parlant de la mort de cet officier et le jeune homme de vingt-deux ans n'était pas moins ému. « Ah ! oui, ce sont de chic types. Des malheureux comme nous encore, ça n'a pas grand-chose à perdre, mais un monsieur qui a des tas de larbins, qui peut aller prendre son apéro tous les jours à 6 heures, c'est vraiment chouette ! On peut charrier tant qu'on veut, mais quand on voit des types comme ça mourir, ça fait vraiment quelque chose. Le bon Dieu ne devrait pas permettre que des riches comme ça, ça meure, d'abord ils sont trop utiles à l'ouvrier. Rien qu'à cause d'une mort comme ça, faudra tuer tous les Boches jusqu'au dernier ; et ce qu'ils ont fait à Louvain, et couper des poignets de petits enfants ! Non, je ne sais pas moi, je ne suis pas meilleur qu'un autre, mais je me laisserais envoyer des pruneaux dans la gueule plutôt que d'obéir à des barbares comme ça ; car c'est pas des hommes, c'est des vrais barbares, tu ne me diras pas le contraire. » Tous ces garçons étaient en somme patriotes. Un seul, légèrement blessé au bras, ne fut pas à la hauteur des autres, car il dit, comme il devait bientôt repartir : « Dame, ça n'a pas été la bonne blessure » (celle qui fait réformer), comme Mme Swann disait jadis : « J'ai trouvé le moyen d'attraper la fâcheuse influenza. »

La porte se rouvrit sur le chauffeur qui était allé un instant prendre l'air. « Comment, c'est déjà fini ? ça n'a pas été long », dit-il en apercevant Maurice qu'il croyait en train de frapper celui qu'on avait surnommé, par allusion à un journal qui paraissait à cette époque : L'Homme enchaîné. « Ce n'est pas long pour toi qui es allé prendre l'air », répondit Maurice froissé qu'on vît qu'il avait déplu là-haut. « Mais si tu étais obligé de taper à tour de bras comme moi par cette chaleur ! Si c'était pas les cinquante francs qu'il donne. – Et puis, c'est un homme qui cause bien, on sent qu'il a de l'instruction. Dit-il que ce sera bientôt fini ? – Il dit qu'on ne pourra pas les avoir, que ça finira sans que personne ait le dessus. – Bon sang de bon sang, mais c'est donc un Boche… – Je vous ai déjà dit que vous causiez trop haut », dit le plus vieux aux autres en m'apercevant. « Vous avez fini avec la chambre ? – Ah ! ta gueule, tu n'es pas le maître ici. – Oui, j'ai fini, et je venais pour payer. – Il vaut mieux que vous payiez au patron. Maurice, va donc le chercher. – Mais je ne veux pas vous déranger. – Ça ne me dérange pas. » Maurice monta et revint en me disant : « Le patron descend. » Je lui donnai deux francs pour son dérangement. Il rougit de plaisir. « Ah ! merci bien. Je les enverrai à mon frère qui est prisonnier. Non, il n'est pas malheureux. Ça dépend beaucoup des camps. »

Pendant ce temps, deux clients très élégants, en habit et cravate blanche sous leurs pardessus – deux Russes, me sembla-t-il à leur très léger accent – se tenaient sur le seuil et délibéraient s'ils devaient entrer. C'était visiblement la première fois qu'ils venaient là, on avait dû leur indiquer l'endroit et ils semblaient partagés entre le désir, la tentation et une extrême frousse. L'un des deux – un beau jeune homme – répétait toutes les deux minutes à l'autre avec un sourire mi-interrogateur, mi-destiné à persuader : « Quoi ! Après tout on s'en fiche ? » Mais il avait beau vouloir dire par là qu'après tout on se fichait des conséquences, il est probable qu'il ne s'en fichait pas tant que cela car cette parole n'était suivie d'aucun mouvement pour entrer mais d'un nouveau regard vers l'autre, suivi du même sourire et du même après tout on s'en fiche. C'était, ce après tout on s'en fiche, un exemplaire entre mille de ce magnifique langage, si différent de celui que nous parlons d'habitude, et où l'émotion fait dévier ce que nous voulions dire et épanouir à la place une phrase tout autre, émergée d'un lac inconnu où vivent ces expressions sans rapport avec la pensée et qui par cela même la révèlent. Je me souviens qu'une fois Albertine, comme Françoise, que nous n'avions pas entendue, entrait au moment où mon amie était toute nue contre moi, dit malgré elle, voulant me prévenir : « Tiens, voilà la belle Françoise. » Françoise qui n'y voyait plus très clair et ne faisait que traverser la pièce assez loin de nous ne se fût sans doute aperçue de rien. Mais les mots si anormaux de « belle Françoise » qu'Albertine n'avait jamais prononcés de sa vie, montrèrent d'eux-mêmes leur origine, elle les sentit cueillis au hasard par l'émotion, n'eut pas besoin de regarder rien pour comprendre tout, et s'en alla en murmurant dans son patois le mot de « poutana ». Une autre fois, bien plus tard, quand Bloch devenu père de famille eut marié une de ses filles à un catholique, un monsieur mal élevé dit à celle-ci qu'il croyait avoir entendu dire qu'elle était fille d'un juif et lui en demanda le nom. La jeune femme, qui avait été Mlle Bloch depuis sa naissance, répondit, en prononçant à l'allemande comme eût fait le duc de Guermantes, « Bloch » (en prononçant le ch non pas comme un c ou un k mais avec le ch germanique).

Le patron, pour en revenir à la scène de l'hôtel (dans lequel les deux Russes s'étaient décidés à pénétrer : « après tout on s'en fiche »), n'était pas encore venu que Jupien entra se plaindre qu'on parlait trop fort et que les voisins se plaindraient. Mais il s'arrêta stupéfait en m'apercevant. « Allez-vous-en tous sur le carré. » Déjà tous se levaient quand je lui dis : « Il serait plus simple que ces jeunes gens restent là et que j'aille avec vous un instant dehors. » Il me suivit, fort troublé. Je lui expliquai pourquoi j'étais venu. On entendait des clients qui demandaient au patron s'il ne pouvait pas leur faire connaître un valet de pied, un enfant de choeur, un chauffeur nègre. Toutes les professions intéressaient ces vieux fous, dans la troupe toutes les armes, et les Alliés de toutes nations. Quelques-uns réclamaient surtout des Canadiens, subissant peut-être à leur insu le charme d'un accent si léger qu'on ne sait pas si c'est celui de la vieille France ou de l'Angleterre. À cause de leur jupon et parce que certains rêves lacustres s'associent souvent à de tels désirs, les Écossais faisaient prime. Et, comme toute folie reçoit des circonstances des traits particuliers, sinon même une aggravation, un vieillard dont toutes les curiosités avaient sans doute été assouvies demandait avec insistance si on ne pourrait pas lui faire faire la connaissance d'un mutilé. On entendit des pas lents dans l'escalier. Par une indiscrétion qui était dans sa nature, Jupien ne put se retenir de me dire que c'était le baron qui descendait, qu'il ne fallait à aucun prix qu'il me vît, mais que si je voulais entrer dans la chambre contiguë au vestibule où étaient les jeunes gens, il allait ouvrir le vasistas, truc qu'il avait inventé pour que le baron pût voir et entendre sans être vu, et qu'il allait, me disait-il, retourner en ma faveur contre lui. « Seulement, ne bougez pas. » Et après m'avoir poussé dans le noir, il me quitta. D'ailleurs il n'avait pas d'autre chambre à me donner, son hôtel malgré la guerre étant plein. Celle que je venais de quitter avait été prise par le vicomte de Courvoisier qui, ayant pu quitter la Croix-Rouge de X pour deux jours, était venu se délasser une heure à Paris avant d'aller retrouver au château de Courvoisier la vicomtesse, à qui il dirait n'avoir pas pu prendre le bon train. Il ne se doutait guère que M. de Charlus était à quelques mètres de lui, et celui-ci ne s'en doutait pas davantage, n'ayant jamais rencontré son cousin chez Jupien, lequel ignorait la personnalité soigneusement dissimulée du vicomte.

Bientôt en effet le baron entra, marchant assez difficilement à cause des blessures dont il devait sans doute pourtant avoir l'habitude. Bien que son plaisir fût fini et qu'il n'entrât d'ailleurs que pour donner à Maurice l'argent qu'il lui devait, il dirigeait en cercle sur tous ces jeunes gens réunis un regard tendre et curieux et comptait bien avoir avec chacun le plaisir d'un bonjour tout platonique mais amoureusement prolongé. Je lui retrouvai de nouveau, dans toute la sémillante frivolité dont il fit preuve devant ce harem qui semblait presque l'intimider, ces hochements de taille et de tête, ces affinements du regard qui m'avaient frappé le soir de sa première entrée à La Raspelière, grâces héritées de quelque grand-mère que je n'avais pas connue et que dissimulaient dans l'ordinaire de la vie sur sa figure des expressions plus viriles, mais qu'y épanouissait coquettement, dans certaines circonstances où il tenait à plaire à un milieu inférieur, le désir de paraître grande dame.

Jupien les avait recommandés à la bienveillance du baron en lui jurant que c'étaient tous des « barbeaux » de Belleville et qu'ils marcheraient avec leur propre soeur pour un louis. Au reste Jupien mentait et disait vrai à la fois. Meilleurs, plus sensibles qu'il ne disait au baron, ils n'appartenaient pas à une race sauvage. Mais ceux qui les croyaient tels leur parlaient néanmoins avec la plus entière bonne foi, comme si ces terribles eussent dû avoir la même. Un sadique a beau se croire avec un assassin, son âme pure, à lui sadique, n'est pas changée pour cela, et il reste stupéfait devant le mensonge de ces gens, pas assassins du tout, mais qui désirent gagner facilement une « thune », et dont le père ou la mère ou la soeur ressuscitent et remeurent tour à tour, parce qu'ils se coupent dans la conversation qu'ils ont avec le client à qui ils cherchent à plaire. Le client est stupéfié, dans sa naïveté, son arbitraire conception du gigolo, car ravi des nombreux assassinats dont il le croit coupable, il s'effare d'une contradiction et d'un mensonge qu'il surprend dans ses paroles.

Tous semblaient le connaître et M. de Charlus s'arrêtait longuement à chacun, leur parlant ce qu'il croyait leur langage, à la fois par une affectation prétentieuse de couleur locale et aussi par un plaisir sadique de se mêler à une vie crapuleuse. « Toi, c'est dégoûtant, je t'ai aperçu devant l'Olympia avec deux cartons. C'est pour te faire donner du “pèze”. Voilà comme tu me trompes. » Heureusement pour celui à qui s'adressait cette phrase, il n'eut pas le temps de déclarer qu'il n'eût jamais accepté de « pèze » d'une femme, ce qui eût diminué l'excitation de M. de Charlus, et réserva sa protestation pour la fin de la phrase en disant : « Oh ! non, je ne vous trompe pas. » Cette parole causa à M. de Charlus un vif plaisir, et comme malgré lui le genre d'intelligence qui était naturellement le sien ressortait d'à travers celui qu'il affectait, il se retourna vers Jupien : « Il est gentil de me dire ça. Et comme il le dit bien ! On dirait que c'est la vérité. Après tout, qu'est-ce que ça fait que ce soit la vérité ou non puisqu'il arrive à me le faire croire ? Quels jolis petits yeux il a ! Tiens, je vais te donner deux gros baisers pour la peine, mon petit gars. Tu penseras à moi dans les tranchées. C'est pas trop dur ? – Ah ! dame, il y a des jours, quand une grenade passe à côté de vous… » Et le jeune homme se mit à faire des imitations du bruit de la grenade, des avions, etc. « Mais il faut bien faire comme les autres, et vous pouvez être sûr et certain qu'on ira jusqu'au bout. – Jusqu'au bout ! Si on savait seulement jusqu'à quel bout ! » dit mélancoliquement le baron qui était « pessimiste ». « Vous n'avez pas vu que Sarah Bernhardt l'a dit sur les journaux : “La France, elle ira jusqu'au bout. Les Français, ils se feront plutôt tuer jusqu'au dernier.” – Je ne doute pas un seul instant que les Français ne se fassent bravement tuer jusqu'au dernier », dit M. de Charlus comme si c'était la chose la plus simple du monde et bien qu'il n'eût lui-même l'intention de faire quoi que ce soit. Mais il voulait par là corriger l'impression de pacifisme qu'il donnait quand il s'oubliait. « Je n'en doute pas, mais je me demande jusqu'à quel point madame Sarah Bernhardt est qualifiée pour parler au nom de la France. Mais il me semble que je ne connais pas ce charmant, ce délicieux jeune homme », ajouta-t-il en avisant un autre qu'il ne reconnaissait pas ou qu'il n'avait peut-être jamais vu. Il le salua comme il eût salué un prince à Versailles, et pour profiter de l'occasion d'avoir en supplément un plaisir gratis, comme quand j'étais petit et que ma mère venait de faire une commande chez Boissier ou chez Gouache, je prenais, sur l'offre d'une des dames du comptoir, un bonbon extrait d'un des vases de verre entre lesquels elles trônaient, prenant la main du charmant jeune homme et la lui serrant longuement, à la prussienne, le fixant des yeux en souriant pendant le temps interminable que mettaient autrefois à vous faire poser les photographes quand la lumière était mauvaise : « Monsieur, je suis charmé, je suis enchanté de faire votre connaissance. Il a de jolis cheveux », dit-il en se tournant vers Jupien. Il s'approcha ensuite de Maurice pour lui remettre ses cinquante francs, mais le prenant d'abord par la taille : « Tu ne m'avais jamais dit que tu avais suriné une pipelette de Belleville. » Et M. de Charlus râlait d'extase et approchait sa figure de celle de Maurice : « Oh ! monsieur le baron », dit le gigolo qu'on avait oublié de prévenir, « pouvez-vous croire une chose pareille ? » Soit qu'en effet le fait fût faux, ou que, vrai, son auteur le trouvât pourtant abominable et de ceux qu'il convient de nier. « Moi toucher à mon semblable ? À un Boche, oui, parce que c'est la guerre, mais à une femme, et à une vieille femme encore ! » Cette déclaration de principes vertueux fit l'effet d'une douche d'eau froide sur le baron qui s'éloigna sèchement de Maurice en lui remettant toutefois son argent, mais de l'air dépité de quelqu'un qu'on a floué, qui ne veut pas faire d'histoires, qui paye, mais n'est pas content. La mauvaise impression du baron fut d'ailleurs accrue par la façon dont le bénéficiaire le remercia, car il dit : « Je vais envoyer ça à mes vieux et j'en garderai aussi un peu pour mon frangin qui est sur le front. » Ces sentiments touchants désappointèrent presque autant M. de Charlus que l'agaça leur expression, d'une paysannerie un peu conventionnelle. Jupien parfois les prévenait qu'il fallait être plus pervers. Alors l'un, de l'air de confesser quelque chose de satanique, aventurait : « Dites donc, baron, vous n'allez pas me croire, mais quand j'étais gosse, je regardais par le trou de la serrure mes parents s'embrasser. C'est vicieux, pas ? Vous avez l'air de croire que c'est un bourrage de crâne, mais non, je vous jure, tel que je vous le dis. » Et M. de Charlus était à la fois désespéré et exaspéré par cet effort factice vers la perversité qui n'aboutissait qu'à révéler tant de sottise et tant d'innocence. Et même le voleur, l'assassin le plus déterminés ne l'eussent pas contenté, car ils ne parlent pas leur crime ; et il y a d'ailleurs chez le sadique – si bon qu'il puisse être, bien plus, d'autant meilleur qu'il est – une soif de mal que les méchants agissant dans d'autres buts ne peuvent contenter.

Le jeune homme eut beau, comprenant trop tard son erreur, dire qu'il ne blairait pas les flics et pousser l'audace jusqu'à dire au baron : « Fous-moi un rencart » (un rendez-vous), le charme était dissipé. On sentait le chiqué, comme dans les livres des auteurs qui s'efforcent pour parler argot. C'est en vain que le jeune homme détailla toutes les « saloperies » qu'il faisait avec sa femme. M. de Charlus fut seulement frappé combien ces saloperies se bornaient à peu de chose. Au reste, ce n'était pas seulement par insincérité. Rien n'est plus limité que le plaisir et le vice. On peut vraiment, dans ce sens-là, en changeant le sens de l'expression, dire qu'on tourne toujours dans le même cercle vicieux.

Si on croyait M. de Charlus prince, en revanche on regrettait beaucoup, dans l'établissement, la mort de quelqu'un dont les gigolos disaient : « Je ne sais pas son nom, il paraît que c'est un baron » et qui n'était autre que le prince de Foix (le père de l'ami de Saint-Loup). Passant chez sa femme pour vivre beaucoup au cercle, en réalité il passait des heures chez Jupien à bavarder, à raconter des histoires du monde devant des voyous. C'était un grand bel homme comme son fils. Il est extraordinaire que M. de Charlus, sans doute parce qu'il l'avait toujours connu dans le monde, ignorât qu'il partageait ses goûts. On allait même jusqu'à dire qu'il les avait autrefois portés jusque sur son propre fils, encore collégien (l'ami de Saint-Loup), ce qui était probablement faux. Au contraire, très renseigné sur des moeurs que beaucoup ignorent, il veillait beaucoup aux fréquentations de son fils. Un jour qu'un homme, d'ailleurs de basse extraction, avait suivi le jeune prince de Foix jusqu'à l'hôtel de son père où il avait jeté un billet par la fenêtre, le père l'avait ramassé. Mais le suiveur, bien qu'il ne fût pas, aristocratiquement, du même monde que M. de Foix le père, l'était à un autre point de vue. Il n'eut pas de peine à trouver dans de communs complices un intermédiaire qui fit taire M. de Foix en lui prouvant que c'était le jeune homme qui avait provoqué lui-même cette audace d'un homme âgé. Et c'était possible. Car le prince de Foix avait pu réussir à préserver son fils des mauvaises fréquentations au dehors mais non de l'hérédité. Au reste le jeune prince de Foix resta, comme son père, ignoré à ce point de vue des gens de son monde, bien qu'il allât plus loin que personne avec ceux d'un autre.

« Comme il est simple ! jamais on ne dirait un baron », dirent quelques habitués quand M. de Charlus fut sorti, reconduit jusqu'en bas par Jupien, auquel le baron ne laissa pas de se plaindre de la vertu du jeune homme. À l'air mécontent de Jupien, qui avait dû styler le jeune homme d'avance, on sentit que le faux assassin recevrait tout à l'heure un fameux savon de Jupien. « C'est tout le contraire de ce que tu m'as dit », ajouta le baron pour que Jupien profitât de la leçon pour une autre fois. « Il a l'air d'une bonne nature, il exprime des sentiments de respect pour sa famille. – Il n'est pourtant pas bien avec son père, objecta Jupien, ils habitent ensemble, mais ils servent chacun dans un bar différent. » C'était évidemment faible comme crime auprès de l'assassinat, mais Jupien se trouvait pris au dépourvu. Le baron n'ajouta rien, car, s'il voulait qu'on préparât ses plaisirs, il voulait se donner à lui-même l'illusion que ceux-ci n'étaient pas préparés. « C'est un vrai bandit, il vous a dit cela pour vous tromper, vous êtes trop naïf », ajouta Jupien pour se disculper, et ne faisant que froisser l'amour-propre de M. de Charlus.

« Il paraît qu'il a un million à manger par jour », dit le jeune homme de vingt-deux ans, auquel l'assertion qu'il émettait ne semblait pas invraisemblable. On entendit bientôt le roulement de la voiture qui était venue chercher M. de Charlus non loin de là. À ce moment j'aperçus entrer avec une démarche lente, à côté d'un militaire qui évidemment sortait avec elle d'une chambre voisine, une personne qui me parut une dame assez âgée, en jupe noire. Je reconnus bientôt mon erreur, c'était un prêtre. C'était cette chose si rare, et en France absolument exceptionnelle, qu'est un mauvais prêtre. Évidemment le militaire était en train de railler son compagnon, au sujet du peu de conformité que sa conduite offrait avec son habit, car celui-ci d'un air grave, et levant vers son visage hideux un doigt de docteur en théologie, dit sentencieusement : « Que voulez-vous, je ne suis pas » (j'attendais « un saint ») « une ange. » D'ailleurs il n'avait plus qu'à s'en aller et prit congé de Jupien qui, ayant accompagné le baron, venait de remonter, mais par étourderie le mauvais prêtre oublia de payer sa chambre. Jupien, que son esprit n'abandonnait jamais, agita le tronc dans lequel il mettait la contribution de chaque client, et le fit sonner en disant : « Pour les frais du culte, monsieur l'abbé ! » Le vilain personnage s'excusa, donna sa pièce et disparut.

Jupien vint me chercher dans l'antre obscur où je n'osais faire un mouvement. « Entrez un moment dans le vestibule où mes jeunes gens font banquette, pendant que je monte fermer la chambre ; puisque vous êtes locataire, c'est tout naturel. » Le patron y était, je le payai. À ce moment un jeune homme en smoking entra et demanda d'un air d'autorité au patron : « Pourrai-je avoir Léon demain matin à 11 heures moins le quart au lieu d'11 heures, parce que je déjeune en ville ? – Cela dépend, répondit le patron, du temps que le gardera l'abbé. » Cette réponse ne parut pas satisfaire le jeune homme en smoking, qui semblait déjà prêt à invectiver contre l'abbé, mais sa colère prit un autre cours quand il m'aperçut ; marchant droit au patron : « Qui est-ce ? Qu'est-ce que ça signifie ? » murmura-t-il d'une voix basse mais courroucée. Le patron, très ennuyé, expliqua que ma présence n'avait aucune importance, que j'étais un locataire. Le jeune homme en smoking ne parut nullement apaisé par cette explication. Il ne cessait de répéter : « C'est excessivement désagréable, ce sont des choses qui ne devraient pas arriver ; vous savez que je déteste ça, et vous ferez si bien que je ne remettrai plus les pieds ici. » L'exécution de cette menace ne parut pas cependant imminente car il partit furieux, mais en recommandant que Léon tâchât d'être libre à 11 heures moins le quart, 10 heures et demie si possible. Jupien revint me chercher et descendit avec moi jusque dans la rue.

« Je ne voudrais pas que vous me jugiez mal, me dit-il, cette maison ne me rapporte pas autant d'argent que vous croyez, je suis forcé d'avoir des locataires honnêtes, il est vrai qu'avec eux seuls on ne ferait que manger de l'argent. Ici c'est le contraire des carmels, c'est grâce au vice que vit la vertu. Non, si j'ai pris cette maison, ou plutôt si je l'ai fait prendre au gérant que vous avez vu, c'est uniquement pour rendre service au baron et distraire ses vieux jours. » Jupien ne voulait pas parler que de scènes de sadisme comme celles auxquelles j'avais assisté et de l'exercice même du vice du baron. Celui-ci, même pour la conversation, pour lui tenir compagnie, pour jouer aux cartes, ne se plaisait plus qu'avec des gens du peuple qui l'exploitaient. Sans doute le snobisme de la canaille peut se comprendre aussi bien que l'autre. Ils avaient d'ailleurs été longtemps unis, alternant l'un avec l'autre, chez M. de Charlus qui ne trouvait personne d'assez élégant pour ses relations mondaines, ni de frisant assez l'apache pour les autres. « Je déteste le genre moyen, disait-il, la comédie bourgeoise est guindée, il me faut ou les princesses de la tragédie classique ou la grosse farce. Pas de milieu, Phèdre ou Les Saltimbanques. » Mais enfin l'équilibre entre ces deux snobismes avait été rompu. Peut-être fatigue de vieillard, ou extension de la sensualité aux relations les plus banales, le baron ne vivait plus qu'avec des « inférieurs », prenant ainsi sans le vouloir la succession de tel de ses grands ancêtres, le duc de La Rochefoucauld, le prince d'Harcourt, le duc de Berry, que Saint-Simon nous montre passant leur vie avec leurs laquais, qui tiraient d'eux des sommes énormes, partageant leurs jeux, au point qu'on était gêné pour ces grands seigneurs, quand il fallait les aller voir, de les trouver installés familièrement à jouer aux cartes ou à boire avec leur domesticité. « C'est surtout, ajouta Jupien, pour lui éviter des ennuis, parce que le baron, voyez-vous, c'est un grand enfant. Même maintenant où il a ici tout ce qu'il peut désirer, il va encore à l'aventure faire le vilain. Et généreux comme il est, ça pourrait souvent par le temps qui court avoir des conséquences. N'y a-t-il pas l'autre jour un chasseur d'hôtel qui mourait de peur à cause de tout l'argent que le baron lui offrait pour venir chez lui ? (Chez lui, quelle imprudence !) Ce garçon qui pourtant aime seulement les femmes a été rassuré quand il a compris ce qu'on voulait de lui. En entendant toutes ces promesses d'argent il avait pris le baron pour un espion. Et il s'est senti bien à l'aise quand il a vu qu'on ne lui demandait pas de livrer sa patrie, mais son corps, ce qui n'est peut-être pas plus moral, mais ce qui est moins dangereux et surtout plus facile. » Et en écoutant Jupien, je me disais : « Quel malheur que M. de Charlus ne soit pas romancier ou poète ! Non pas pour décrire ce qu'il verrait, mais le point où se trouve un Charlus par rapport au désir fait naître autour de lui les scandales, le force à prendre la vie sérieusement, à mettre des émotions dans le plaisir, l'empêche de s'arrêter, de s'immobiliser dans une vue ironique et extérieure des choses, rouvre sans cesse en lui un courant douloureux. Presque chaque fois qu'il adresse une déclaration, il essuie une avanie, s'il ne risque pas même la prison. » Ce n'est pas que l'éducation des enfants, c'est celle des poètes qui se fait à coups de gifles. Si M. de Charlus avait été romancier, la maison que lui avait aménagée Jupien, en réduisant dans de telles proportions les risques, du moins (car une descente de police était toujours à craindre) les risques à l'égard d'un individu des dispositions duquel, dans la rue, le baron n'eût pas été assuré, eût été pour lui un malheur. Mais M. de Charlus n'était en art qu'un dilettante, qui ne songeait pas à écrire et n'était pas doué pour cela.

« D'ailleurs, vous avouerais-je, reprit Jupien, que je n'ai pas un grand scrupule à avoir ce genre de gains ? La chose elle-même qu'on fait ici, je ne peux plus vous cacher que je l'aime, qu'elle est le goût de ma vie. Or, est-il défendu de recevoir un salaire pour des choses qu'on ne juge pas coupables ? Vous êtes plus instruit que moi, et vous me direz sans doute que Socrate ne croyait pas pouvoir recevoir d'argent pour ses leçons. Mais, de notre temps, les professeurs de philosophie ne pensent pas ainsi, ni les médecins, ni les peintres, ni les dramaturges, ni les directeurs de théâtre. Ne croyez pas que ce métier ne fait fréquenter que des canailles. Sans doute le directeur d'un établissement de ce genre, comme une grande cocotte, ne reçoit que des hommes, mais il reçoit des hommes marquants dans tous les genres et qui sont généralement, à situation égale, parmi les plus fins, les plus sensibles, les plus aimables de leur profession. Cette maison se transformerait vite, je vous l'assure, en un bureau d'esprit et une agence de nouvelles. » Mais j'étais encore sous l'impression des coups que j'avais vu recevoir à M. de Charlus.

Et à vrai dire, quand on connaissait bien M. de Charlus, son orgueil, sa satiété des plaisirs mondains, ses caprices changés facilement en passions pour des hommes de dernier ordre et de la pire espèce, on peut très bien comprendre que la même grosse fortune qui, échue à un parvenu, l'eût charmé en lui permettant de marier sa fille à un duc et d'inviter des altesses à ses chasses, M. de Charlus était content de la posséder parce qu'elle lui permettait d'avoir ainsi la haute main sur un, peut-être sur plusieurs établissements où étaient en permanence des jeunes gens avec lesquels il se plaisait. Peut-être n'y eût-il eu même pas besoin de son vice pour cela. Il était l'héritier de tant de grands seigneurs, princes du sang ou ducs, dont Saint-Simon nous raconte qu'ils ne fréquentaient personne « qui se pût nommer » et passaient leur temps à jouer aux cartes avec les valets auxquels ils donnaient des sommes énormes !

« En attendant, dis-je à Jupien, cette maison est tout autre chose, plus qu'une maison de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène, reconstituée, visible. C'est un vrai pandemonium. J'avais cru comme le calife des Mille et Une Nuits arriver à point au secours d'un homme qu'on frappait, et c'est un autre conte des Mille et Une Nuits que j'ai vu réalisé devant moi, celui où une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première. » Jupien paraissait fort troublé par mes paroles, car il comprenait que j'avais vu frapper le baron. Il resta un moment silencieux, tandis que j'arrêtais un fiacre qui passait ; puis tout d'un coup, avec le joli esprit qui m'avait si souvent frappé chez cet homme qui s'était fait lui-même, quand il avait pour m'accueillir, Françoise ou moi, dans la cour de notre maison, de si gracieuses paroles : « Vous parlez de bien des contes des Mille et Une Nuits, me dit-il. Mais j'en connais un qui n'est pas sans rapport avec le titre d'un livre que je crois avoir aperçu chez le baron » (il faisait allusion à une traduction de Sésame et les lys de Ruskin que j'avais envoyée à M. de Charlus). « Si jamais vous étiez curieux, un soir, de voir, je ne dis pas quarante, mais une dizaine de voleurs, vous n'avez qu'à venir ici ; pour savoir si je suis là vous n'avez qu'à regarder la fenêtre de là-haut, je laisse une petite fente ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu, qu'on peut entrer ; c'est mon Sésame à moi. Je dis seulement Sésame. Car pour les lys, si c'est eux que vous voulez, je vous conseille d'aller les chercher ailleurs. » Et me saluant assez cavalièrement, car une clientèle aristocratique et une clique de jeunes gens qu'il menait comme un pirate, lui avaient donné une certaine familiarité, il allait prendre congé de moi, quand le bruit d'une détonation, une bombe que les sirènes n'avaient pas devancée fit qu'il me conseilla de rester un moment avec lui. Bientôt les tirs de barrage commencèrent, et si violents qu'on sentait que c'était tout auprès, juste au-dessus de nous, que l'avion allemand se tenait.

En un instant, les rues devinrent entièrement noires. Parfois seulement, un avion ennemi qui volait assez bas éclairait le point où il voulait jeter une bombe. Je ne retrouvais plus mon chemin. Je pensai à ce jour, en allant à La Raspelière, où j'avais rencontré, comme un dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion. Je pensais que maintenant la rencontre serait différente et que le dieu du mal me tuerait. Je pressais le pas pour le fuir comme un voyageur poursuivi par le mascaret, je tournais en cercle dans les places noires, d'où je ne pouvais plus sortir. Enfin les flammes d'un incendie m'éclairèrent et je pus retrouver mon chemin cependant que crépitaient sans arrêt les coups de canons. Mais ma pensée s'était détournée vers un autre objet. Je pensais à la maison de Jupien, peut-être réduite en cendres maintenant, car une bombe était tombée tout près de moi comme je venais seulement d'en sortir, cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire « Sodoma » comme avait fait, avec non moins de prescience ou peut-être au début de l'éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée, l'habitant inconnu de Pompéi. Mais qu'importaient sirène et gothas à ceux qui étaient venus chercher leur plaisir ? Le cadre social, le cadre de la nature, qui entoure nos amours, nous n'y pensons presque pas. La tempête fait rage sur mer, le bateau tangue de tous côtés, du ciel se précipitent des avalanches tordues par le vent, et tout au plus accordons-nous une seconde d'attention, pour parer à la gêne qu'elle nous cause, à ce décor immense où nous sommes si peu de chose, et nous et le corps que nous essayons d'approcher. La sirène annonciatrice des bombes ne troublait pas plus les habitués de Jupien que n'eût fait un iceberg. Bien plus, le danger physique menaçant les délivrait de la crainte dont ils étaient maladivement persécutés depuis longtemps. Or il est faux de croire que l'échelle des craintes correspond à celle des dangers qui les inspirent. On peut avoir peur de ne pas dormir et nullement d'un duel sérieux, d'un rat et pas d'un lion. Pendant quelques heures les agents de police ne s'occuperaient que de la vie des habitants, chose si peu importante, et ne risqueraient pas de les déshonorer. Plusieurs, plus que de retrouver leur liberté morale, furent tentés par l'obscurité qui s'était soudain faite dans les rues. Quelques-uns même de ces Pompéiens sur qui pleuvait déjà le feu du ciel descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes. Ils savaient en effet n'y être pas seuls. Or l'obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain-pied dans un domaine de caresses où l'on n'accède d'habitude qu'après quelque temps. Que l'objet convoité soit en effet une femme ou un homme, même à supposer que l'abord soit simple, et inutiles les marivaudages qui s'éterniseraient dans un salon (du moins en plein jour), le soir (même dans une rue si faiblement éclairée qu'elle soit), il y a du moins un préambule où les yeux seuls mangent le blé en herbe, où la crainte des passants, de l'être recherché lui-même, empêchent de faire plus que de regarder, de parler. Dans l'obscurité, tout ce vieux jeu se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. Il reste l'excuse de l'obscurité même et des erreurs qu'elle engendre si l'on est mal reçu. Si on l'est bien, cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se rapproche, nous donne de celle (ou celui) à qui nous nous adressons silencieusement, une idée qu'elle est sans préjugés, pleine de vice, idée qui ajoute un surcroît au bonheur d'avoir pu mordre à même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission. Cependant l'obscurité persiste ; plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyant avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûter au lieu d'un plaisir tout préparé et sédentaire celui d'une rencontre fortuite dans l'inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, au pied d'un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes.

Dans une même salle beaucoup d'hommes qui n'avaient pas voulu fuir s'étaient réunis. Ils ne se connaissaient pas entre eux, mais on voyait qu'ils étaient pourtant à peu près du même monde, riche et aristocratique. L'aspect de chacun avait quelque chose de répugnant qui devait être la non-résistance à des plaisirs dégradants. L'un, énorme, avait la figure couverte de taches rouges comme un ivrogne. J'appris qu'au début il ne l'était pas et prenait seulement son plaisir à faire boire des jeunes gens. Mais effrayé par l'idée d'être mobilisé (bien qu'il semblât avoir dépassé la cinquantaine), comme il était très gros, il s'était mis à boire sans arrêter pour tâcher de dépasser le poids de cent kilos, au-dessus duquel on était réformé. Et maintenant, ce calcul s'étant changé en passion, où qu'on le quittât, tant qu'on le surveillait, on le retrouvait chez un marchand de vins. Mais dès qu'il parla, je vis que médiocre d'ailleurs d'intelligence, c'était un homme de beaucoup de savoir, d'éducation et de culture. Un autre homme du grand monde, celui-là fort jeune et d'une extrême distinction physique, entra aussi. Chez lui, à vrai dire, il n'y avait encore aucun stigmate extérieur d'un vice mais, ce qui était plus troublant, d'intérieurs. Très grand, d'un visage charmant, son élocution décelait une tout autre intelligence que celle de son voisin l'alcoolique, et, sans exagérer, vraiment remarquable. Mais à tout ce qu'il disait était ajoutée une expression qui eût convenu à une phrase différente. Comme si, tout en possédant le trésor complet des expressions du visage humain, il eût vécu dans un autre monde, il mettait à jour ces expressions dans l'ordre qu'il ne fallait pas, il semblait effeuiller au hasard des sourires et des regards sans rapport avec le propos qu'il entendait. J'espère pour lui si comme il est certain il vit encore, qu'il était la proie, non d'une maladie durable mais d'une intoxication passagère. Il est probable que si l'on avait demandé leur carte de visite à tous ces hommes on eût été surpris de voir qu'ils appartenaient à une haute classe sociale. Mais quelque vice, et le plus grand de tous, le manque de volonté qui empêche de résister à aucun, les réunissait là, dans des chambres isolées il est vrai, mais chaque soir me dit-on, de sorte que si leur nom était connu des femmes du monde, celles-ci avaient peu à peu perdu de vue leur visage, et n'avaient plus jamais l'occasion de recevoir leur visite. Ils recevaient encore des invitations, mais l'habitude les ramenait au mauvais lieu composite. Ils s'en cachaient peu du reste, au contraire des petits chasseurs, ouvriers, etc. qui servaient à leur plaisir. Et en dehors de beaucoup de raisons que l'on devine, cela se comprend par celle-ci. Pour un employé d'industrie, pour un domestique, aller là c'était comme pour une femme qu'on croyait honnête, aller dans une maison de passe. Certains qui avouaient y être allés se défendaient d'y être plus jamais retournés et Jupien lui-même, mentant pour protéger leur réputation ou éviter des concurrences, affirmait : « Oh ! non, il ne vient pas chez moi, il ne voudrait pas y venir. » Pour des hommes du monde c'est moins grave, d'autant plus que les autres gens du monde qui n'y vont pas, ne savent pas ce que c'est et ne s'occupent pas de votre vie. Tandis que dans une maison d'aviation, si certains ajusteurs y sont allés, leurs camarades les espionnant, pour rien au monde ne voudraient y aller de peur que cela fût appris.

Tout en me rapprochant de ma demeure, je songeais combien la conscience cesse vite de collaborer à nos habitudes, qu'elle laisse à leur développement sans plus s'occuper d'elles et combien dès lors nous pourrions être étonnés si nous constations simplement du dehors, et en supposant qu'elles engagent tout l'individu, les actions d'hommes dont la valeur morale ou intellectuelle peut se développer indépendamment dans un sens tout différent. C'était évidemment un vice d'éducation, ou l'absence de toute éducation, joints à un penchant à gagner de l'argent de la façon sinon la moins pénible (car beaucoup de travaux devaient en fin de compte être plus doux, mais le malade par exemple ne se tisse-t-il pas avec des manies, des privations et des remèdes, une existence beaucoup plus pénible que ne la ferait la maladie souvent légère contre laquelle il croit ainsi lutter ?), du moins la moins laborieuse possible, qui avait amené ces « jeunes gens » à faire pour ainsi dire en toute innocence et pour un salaire médiocre, des choses qui ne leur causaient aucun plaisir et avaient dû leur inspirer au début une vive répugnance. On aurait pu les croire d'après cela foncièrement mauvais, mais ce ne furent pas seulement à la guerre des soldats merveilleux, d'incomparables « braves », ç'avaient été aussi souvent dans la vie civile de bons coeurs, sinon tout à fait de braves gens. Ils ne se rendaient plus compte depuis longtemps de ce que pouvait avoir de moral ou d'immoral la vie qu'ils menaient parce que c'était celle de leur entourage. Ainsi, quand nous étudions certaines périodes de l'histoire ancienne, nous sommes étonnés de voir des êtres individuellement bons participer sans scrupule à des assassinats en masse, à des sacrifices humains, qui leur semblaient probablement des choses naturelles.

Les peintures pompéiennes de la maison de Jupien convenaient d'ailleurs bien, en ce qu'elles rappelaient la fin de la Révolution française, à l'époque assez semblable au Directoire qui allait commencer. Déjà, anticipant sur la paix, se cachant dans l'obscurité pour ne pas enfreindre trop ouvertement les ordonnances de la police, partout des danses nouvelles s'organisaient, se déchaînaient toute la nuit. À côté de cela certaines opinions artistiques, moins antigermaniques que pendant les premières années de la guerre, se donnaient cours pour rendre la respiration aux esprits étouffés, mais il fallait pour qu'on les osât présenter un brevet de civisme. Un professeur écrivait un livre remarquable sur Schiller et on en rendait compte dans les journaux. Mais avant de parler de l'auteur du livre, on inscrivait comme un permis d'imprimer qu'il avait été à la Marne, à Verdun, qu'il avait eu cinq citations, deux fils tués. Alors on louait la clarté, la profondeur de son ouvrage sur Schiller qu'on pouvait qualifier de grand pourvu qu'on dît, au lieu de « ce grand Allemand », « ce grand Boche ». C'était le mot d'ordre pour l'article, et aussitôt on le laissait passer.

Notre époque sans doute, pour celui qui en lira l'histoire dans deux mille ans, ne semblera pas moins baigner certaines consciences tendres et pures dans un milieu vital qui apparaîtra alors comme monstrueusement pernicieux et dont elles s'accommodaient. D'autre part, je connaissais peu d'hommes, je peux même dire que je ne connaissais pas d'homme qui sous le rapport de l'intelligence et de la sensibilité fût aussi doué que Jupien ; car cet « acquis » délicieux qui faisait la trame spirituelle de ses propos ne lui venait d'aucune de ces instructions de collège, d'aucune de ces cultures d'université qui auraient pu faire de lui un homme si remarquable, quand tant de jeunes gens du monde ne tirent d'elles aucun profit. C'était son simple sens inné, son goût naturel, qui de rares lectures faites au hasard, sans guide, à des moments perdus, lui avaient fait composer ce parler si juste où toutes les symétries du langage se laissaient découvrir et montraient leur beauté. Or le métier qu'il faisait pouvait à bon droit passer, certes pour un des plus lucratifs, mais pour le dernier de tous. Quant à M. de Charlus, quelque dédain que son orgueil aristocratique eût pu lui donner pour le qu'en-dira-t-on, comment un certain sentiment de dignité personnelle et de respect de soi-même ne l'avait-il pas forcé à refuser à sa sensualité certaines satisfactions dans lesquelles il semble qu'on ne pourrait avoir comme excuse que la démence complète ? Mais chez lui comme chez Jupien, l'habitude de séparer la moralité de tout un ordre d'actions (ce qui du reste doit arriver aussi dans beaucoup de fonctions, quelquefois celle de juge, quelquefois celle d'homme d'État, et bien d'autres encore) devait être prise depuis si longtemps que l'habitude (sans plus jamais demander son opinion au sentiment moral) était allée en s'aggravant de jour en jour, jusqu'à celui où ce Prométhée consentant s'était fait clouer par la Force au rocher de la pure matière.

Sans doute je sentais bien que c'était là un nouveau stade de la maladie de M. de Charlus, laquelle depuis que je m'en étais aperçu, et à en juger par les diverses étapes que j'avais eues sous les yeux, avait poursuivi son évolution avec une vitesse croissante. Le pauvre baron ne devait pas être maintenant fort éloigné du terme, de la mort, si même celle-ci n'était pas précédée, selon les prédictions et les voeux de Mme Verdurin, par un emprisonnement qui à son âge ne pourrait d'ailleurs que hâter la mort. Pourtant j'ai peut-être inexactement dit : rocher de la pure matière. Dans cette pure matière il est possible qu'un peu d'esprit surnageât encore. Ce fou savait bien, malgré tout, qu'il était la proie d'une folie et jouait tout de même, dans ces moments-là, puisqu'il savait bien que celui qui le battait n'était pas plus méchant que le petit garçon qui dans les jeux de bataille est désigné au sort pour faire le « Prussien », et sur lequel tout le monde se rue dans une ardeur de patriotisme vrai et de haine feinte. La proie d'une folie où entrait tout de même un peu de la personnalité de M. de Charlus. Même dans ces aberrations, la nature humaine (comme elle fait dans nos amours, dans nos voyages) trahit encore le besoin de croyance par des exigences de vérité. Françoise, quand je lui parlais d'une église de Milan – ville où elle n'irait probablement jamais – ou de la cathédrale de Reims – fût-ce même de celle d'Arras ! – qu'elle ne pourrait voir puisqu'elles étaient plus ou moins détruites, enviait les riches qui peuvent s'offrir le spectacle de pareils trésors, et s'écriait avec un regret nostalgique : « Ah ! comme cela devait être beau ! », elle qui, habitant maintenant Paris depuis tant d'années, n'avait jamais eu la curiosité d'aller voir Notre-Dame. C'est que Notre-Dame faisait précisément partie de Paris, de la ville où se déroulait la vie quotidienne de Françoise et où en conséquence il était difficile à notre vieille servante – comme il l'eût été à moi si l'étude de l'architecture n'avait pas corrigé en moi sur certains points les instincts de Combray – de situer les objets de ses songes. Dans les personnes que nous aimons, il y a, immanent à elles, un certain rêve que nous ne savons pas toujours discerner mais que nous poursuivons. C'était ma croyance en Bergotte, en Swann qui m'avait fait aimer Gilberte, ma croyance en Gilbert le Mauvais qui m'avait fait aimer Mme de Guermantes. Et quelle large étendue de mer avait été réservée dans mon amour même le plus douloureux, le plus jaloux, le plus individuel semblait-il, pour Albertine ! Du reste, à cause justement de cet individuel auquel on s'acharne, les amours pour les personnes sont déjà un peu des aberrations. (Et les maladies du corps elles-mêmes, du moins celles qui tiennent d'un peu près au système nerveux, ne sont-elles pas des espèces de goûts particuliers ou d'effrois particuliers contractés par nos organes, nos articulations, qui se trouvent ainsi avoir pris pour certains climats une horreur aussi inexplicable et aussi têtue que le penchant que certains hommes trahissent pour les femmes par exemple qui portent un lorgnon, ou pour les écuyères ? Ce désir que réveille chaque fois la vue d'une écuyère, qui dira jamais à quel rêve durable et inconscient il est lié, inconscient et aussi mystérieux que l'est par exemple pour quelqu'un qui avait souffert toute sa vie de crises d'asthme, l'influence d'une certaine ville, en apparence pareille aux autres, et où pour la première fois il respire librement ?)

Or les aberrations sont comme des amours où la tare maladive a tout recouvert, tout gagné. Même dans la plus folle, l'amour se reconnaît encore. L'insistance de M. de Charlus à demander qu'on lui passât aux pieds et aux mains des anneaux d'une solidité éprouvée, à réclamer la barre de justice, et à ce que me dit Jupien, des accessoires féroces qu'on avait la plus grande peine à se procurer même en s'adressant à des matelots – car ils servaient à infliger des supplices dont l'usage est aboli même là où la discipline est la plus rigoureuse, à bord des navires – au fond de tout cela il y avait chez M. de Charlus tout son rêve de virilité, attesté au besoin par des actes brutaux, et toute l'enluminure intérieure, invisible pour nous, mais dont il projetait ainsi quelques reflets, de croix de justice, de tortures féodales, qui décorait son imagination moyenâgeuse. C'est dans le même sentiment que, chaque fois qu'il arrivait, il disait à Jupien : « Il n'y aura pas d'alerte ce soir au moins, car je me vois d'ici calciné par ce feu du ciel comme un habitant de Sodome. » Et il affectait de redouter les gothas, non qu'il en éprouvât l'ombre de peur, mais pour avoir le prétexte, dès que les sirènes retentissaient, de se précipiter dans les abris du métropolitain où il espérait quelque plaisir des frôlements dans la nuit, avec de vagues rêves de souterrains moyenâgeux et d'in pace. En somme son désir d'être enchaîné, d'être frappé, trahissait, dans sa laideur, un rêve aussi poétique que, chez d'autres, le désir d'aller à Venise ou d'entretenir des danseuses. Et M. de Charlus tenait tellement à ce que ce rêve lui donnât l'illusion de la réalité, que Jupien dut vendre le lit de bois qui était dans la chambre 43 et le remplacer par un lit de fer qui allait mieux avec les chaînes.

Enfin la berloque sonna comme j'arrivais à la maison. Le bruit des pompiers était commenté par un gamin. Je rencontrai Françoise remontant de la cave avec le maître d'hôtel. Elle me croyait mort. Elle me dit que Saint-Loup était passé, en s'excusant, pour voir s'il n'avait pas, dans la visite qu'il m'avait faite le matin, laissé tomber sa croix de guerre. Car il venait de s'apercevoir qu'il l'avait perdue et, devant rejoindre son corps le lendemain matin, avait voulu à tout hasard voir si ce n'était pas chez moi. Il avait cherché partout avec Françoise et n'avait rien trouvé. Françoise croyait qu'il avait dû la perdre avant de venir me voir, car, disait-elle, il lui semblait bien, elle aurait pu jurer qu'il ne l'avait pas quand elle l'avait vu. En quoi elle se trompait. Et voilà la valeur des témoignages et des souvenirs ! Du reste cela n'avait pas grande importance. Saint-Loup était aussi estimé de ses officiers qu'il était aimé de ses hommes, et la chose s'arrangerait aisément.