134 Comme Odette n'allait pas tarder à le faire, Mme Verdurin

Comme Odette n'allait pas tarder à le faire, Mme Verdurin se proposait bien le « monde » comme objectif, mais ses zones d'attaque étaient encore si limitées et d'ailleurs si éloignées de celles par où Odette avait quelque chance d'arriver à un résultat identique, à percer, que celle-ci vivait dans la plus complète ignorance des plans stratégiques qu'élaborait la Patronne. Et c'était de la meilleure foi du monde que quand on parlait à Odette de Mme Verdurin comme d'une snob, Odette se mettait à rire et disait : « C'est tout le contraire. D'abord elle n'en a pas les éléments, elle ne connaît personne. Ensuite il faut lui rendre cette justice que cela lui plaît ainsi. Non, ce qu'elle aime ce sont ses mercredis, les causeurs agréables. » Et secrètement elle enviait à Mme Verdurin (bien qu'elle ne désespérât pas d'avoir elle-même à une si grande école fini par les apprendre) ces arts auxquels la Patronne attachait une telle importance bien qu'ils ne fassent que nuancer l'inexistant, sculpter le vide, et soient à proprement parler les Arts du Néant : l'art (pour une maîtresse de maison) de savoir « réunir », de s'entendre à « grouper », de « mettre en valeur », de « s'effacer », de servir de « trait d'union ».

En tout cas les amies de Mme Swann étaient impressionnées de voir chez elle une femme qu'on ne se représentait habituellement que dans son propre salon, entourée d'un cadre inséparable d'invités, de tout un petit groupe qu'on s'émerveillait de voir ainsi, évoqué, résumé, resserré, dans un seul fauteuil, sous les espèces de la Patronne devenue visiteuse dans l'emmitouflement de son manteau fourré de grèbe, aussi duveteux que les blanches fourrures qui tapissaient ce salon au sein duquel Mme Verdurin était elle-même un salon. Les femmes les plus timides voulaient se retirer par discrétion et employant le pluriel comme quand on veut faire comprendre aux autres qu'il est plus sage de ne pas trop fatiguer une convalescente qui se lève pour la première fois, disaient : « Odette, nous allons vous laisser. » On enviait Mme Cottard que la Patronne appelait par son prénom. « Est-ce que je vous enlève ? » lui disait Mme Verdurin qui ne pouvait supporter la pensée qu'une fidèle allait rester là au lieu de la suivre. « Mais Madame est assez aimable pour me ramener », répondait Mme Cottard ne voulant pas avoir l'air d'oublier, en faveur d'une personne plus célèbre, qu'elle avait accepté l'offre que Mme Bontemps lui avait faite de la ramener dans sa voiture à cocarde.

« J'avoue que je suis particulièrement reconnaissante aux amies qui veulent bien me prendre avec elles dans leur véhicule. C'est une véritable aubaine pour moi qui n'ai pas d'automédon. – D'autant plus, répondait la Patronne (n'osant trop rien dire, car elle connaissait un peu Mme Bontemps et venait de l'inviter à ses mercredis), que chez Mme de Crécy vous n'êtes pas près de chez vous. Oh ! mon Dieu, je n'arriverai jamais à dire Mme Swann. » C'était une plaisanterie dans le petit clan, pour des gens qui n'avaient pas beaucoup d'esprit, de faire semblant de ne pas pouvoir s'habituer à dire Mme Swann : « J'avais tellement l'habitude de dire Mme de Crécy, j'ai encore failli de me tromper. » Seule Mme Verdurin, quand elle parlait à Odette, ne faisait pas que faillir et se trompait exprès. « Cela ne vous fait pas peur, Odette, d'habiter ce quartier perdu ? Il me semble que je ne serais qu'à moitié tranquille le soir pour rentrer. Et puis c'est si humide. Ça ne doit rien valoir pour l'eczéma de votre mari. Vous n'avez pas de rats au moins ? – Mais non ! Quelle horreur ! – Tant mieux, on m'avait dit cela. Je suis bien aise de savoir que ce n'est pas vrai, parce que j'en ai une peur épouvantable et que je ne serais pas revenue chez vous. Au revoir, ma bonne chérie, à bientôt, vous savez comme je suis heureuse de vous voir. Vous ne savez pas arranger les chrysanthèmes », disait-elle en s'en allant, tandis que Mme Swann se levait pour la reconduire. « Ce sont des fleurs japonaises, il faut les disposer comme font les Japonais. – Je ne suis pas de l'avis de madame Verdurin, bien qu'en toutes choses elle soit pour moi la Loi et les Prophètes. Il n'y a que vous, Odette, pour trouver des chrysanthèmes si belles, ou plutôt si beaux puisqu'il paraît que c'est ainsi qu'on dit maintenant, déclarait Mme Cottard, quand la Patronne avait refermé la porte. – Chère madame Verdurin n'est pas toujours très bienveillante pour les fleurs des autres, répondait doucement Mme Swann. – Qui cultivez-vous, Odette ? » demandait Mme Cottard, pour ne pas laisser se prolonger les critiques à l'adresse de la Patronne…

« Lemaître ? J'avoue que devant chez Lemaître il y avait l'autre jour un grand arbuste rose qui m'a fait faire une folie. » Mais par pudeur elle se refusa à donner des renseignements plus précis sur le prix de l'arbuste et dit seulement que le professeur « qui n'avait pourtant pas la tête près du bonnet » avait tiré flamberge au vent et lui avait dit qu'elle ne savait pas la valeur de l'argent. « Non, non, je n'ai de fleuriste attitré que Debac. – Moi aussi, disait Mme Cottard, mais je confesse que je lui fais des infidélités avec Lachaume. – Ah ! vous le trompez avec Lachaume, je le lui dirai », répondait Odette qui s'efforçait d'avoir de l'esprit et de conduire la conversation chez elle, où elle se sentait plus à l'aise que dans le petit clan. « Du reste Lachaume devient vraiment trop cher ; ses prix sont excessifs, savez-vous, ses prix je les trouve inconvenants ! » ajoutait-elle en riant.

Cependant Mme Bontemps, qui avait dit cent fois qu'elle ne voulait pas aller chez les Verdurin, ravie d'être invitée aux mercredis, était en train de calculer comment elle pourrait s'y rendre le plus de fois possible. Elle ignorait que Mme Verdurin souhaitait qu'on n'en manquât aucun ; d'autre part, elle était de ces personnes peu recherchées, qui quand elles sont conviées à des « séries » par une maîtresse de maison, ne vont pas chez elle, comme ceux qui savent faire toujours plaisir, quand ils ont un moment et le désir de sortir ; elles, au contraire, se privent par exemple de la première soirée et de la troisième, s'imaginant que leur absence sera remarquée, et se réservent pour la deuxième et la quatrième ; à moins que leurs informations ne leur ayant appris que la troisième sera particulièrement brillante, elles ne suivent un ordre inverse, alléguant que « malheureusement la dernière fois elles n'étaient pas libres ». Telle Mme Bontemps supputait combien il pouvait y avoir encore de mercredis avant Pâques et de quelle façon elle arriverait à en avoir un de plus, sans pourtant paraître s'imposer. Elle comptait sur Mme Cottard, avec laquelle elle allait revenir, pour lui donner quelques indications. « Oh ! madame Bontemps, je vois que vous vous levez, c'est très mal de donner ainsi le signal de la fuite. Vous me devez une compensation pour n'être pas venue jeudi dernier… Allons, rasseyez-vous un moment. Vous ne ferez tout de même plus d'autre visite avant le dîner. Vraiment, vous ne vous laissez pas tenter ? » ajoutait Mme Swann et tout en tendant une assiette de gâteaux : « Vous savez que ce n'est pas mauvais du tout, ces petites saletés-là. Ça ne paye pas de mine, mais goûtez-en, vous m'en direz des nouvelles. – Au contraire ça a l'air délicieux, répondait Mme Cottard, chez vous, Odette, on n'est jamais à court de victuailles. Je n'ai pas besoin de vous demander la marque de fabrique, je sais que vous faites tout venir de chez Rebattet. Je dois dire que je suis plus éclectique. Pour les petits fours, pour toutes les friandises, je m'adresse souvent à Bourbonneux. Mais je reconnais qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'une glace. Rebattet pour tout ce qui est glace, bavaroise ou sorbet, c'est le grand art. Comme dirait mon mari, c'est le nec plus ultra. – Mais ceci est tout simplement fait ici. Vraiment non ? – Je ne pourrai pas dîner, répondait Mme Bontemps, mais je me rassieds un instant ; vous savez, moi, j'adore causer avec une femme intelligente comme vous. – Vous allez me trouver indiscrète, Odette, mais j'aimerais savoir comment vous jugez le chapeau qu'avait Mme Trombert. Je sais bien que la mode est aux grands chapeaux. Tout de même n'y a-t-il pas un peu d'exagération ? Et à côté de celui avec lequel elle est venue l'autre jour chez moi, celui qu'elle portait tantôt était microscopique. – Mais non, je ne suis pas intelligente, disait Odette, pensant que cela faisait bien. Je suis au fond une gobeuse, qui croit tout ce qu'on lui dit, qui se fait du chagrin pour un rien. » Et elle insinuait qu'elle avait, au commencement, beaucoup souffert d'avoir épousé un homme comme Swann qui avait une vie de son côté et qui la trompait. Cependant le prince d'Agrigente ayant entendu les mots « je ne suis pas intelligente », trouvait de son devoir de protester, mais il n'avait pas d'esprit de repartie. « Taratata, s'écriait Mme Bontemps, vous, pas intelligente ! – En effet je me disais : “Qu'est-ce que j'entends ?” disait le prince en saisissant cette perche. Il faut que mes oreilles m'aient trompé. – Mais non, je vous assure, disait Odette, je suis au fond une petite bourgeoise très choquable, pleine de préjugés, vivant dans son trou, surtout très ignorante. » Et pour demander des nouvelles du baron de Charlus : « Avez-vous vu cher baronet ? lui disait-elle. – Vous ignorante, s'écriait Mme Bontemps ! Hé bien alors, qu'est-ce que vous diriez du monde officiel, toutes ces femmes d'Excellences qui ne savent parler que de chiffons !… Tenez, madame, pas plus tard qu'il y a huit jours je mets sur Lohengrin la ministresse de l'Instruction publique. Elle me répond : “Lohengrin ? Ah ! oui, la dernière revue des Folies-Bergère, il paraît que c'est tordant.” Hé bien, madame, qu'est-ce que vous voulez, quand on entend des choses comme ça, ça vous fait bouillir. J'avais envie de la gifler. Parce que j'ai mon petit caractère, vous savez. Voyons, monsieur, disait-elle en se tournant vers moi, est-ce que je n'ai pas raison ? – Écoutez, disait Mme Cottard, on est excusable de répondre un peu de travers quand on est interrogée ainsi de but en blanc, sans être prévenue. J'en sais quelque chose car Mme Verdurin a l'habitude de nous mettre ainsi le couteau sur la gorge. – À propos de Mme Verdurin, demandait Mme Bontemps à Mme Cottard, savez-vous qui il y aura mercredi chez elle ?… Ah ! je me rappelle maintenant que nous avons accepté une invitation pour mercredi prochain. Vous ne voulez pas dîner de mercredi en huit avec nous ? Nous irions ensemble chez Mme Verdurin. Cela m'intimide d'entrer seule, je ne sais pas pourquoi cette grande femme m'a toujours fait peur. – Je vais vous le dire, répondait Mme Cottard, ce qui vous effraye chez Mme Verdurin, c'est son organe. Que voulez-vous ? tout le monde n'a pas un aussi joli organe que Mme Swann. Mais le temps de prendre langue, comme dit la Patronne, et la glace sera bientôt rompue. Car dans le fond elle est très accueillante. Mais je comprends très bien votre sensation, ce n'est jamais agréable de se trouver la première fois en pays perdu. – Vous pourriez aussi dîner avec nous, disait Mme Bontemps à Mme Swann. Après dîner on irait tous ensemble en Verdurin, faire Verdurin ; et même si ce devait avoir pour effet que la Patronne me fasse les gros yeux et ne m'invite plus, une fois chez elle nous resterons toutes les trois à causer entre nous, je sens que c'est ce qui m'amusera le plus. » Mais cette affirmation ne devait pas être très véridique car Mme Bontemps demandait : « Qui pensez-vous qu'il y aura de mercredi en huit ? Qu'est-ce qui se passera ? Il n'y aura pas trop de monde, au moins ? – Moi, je n'irai certainement pas, disait Odette. Nous ne ferons qu'une petite apparition au mercredi final. Si cela vous est égal d'attendre jusque-là… » Mais Mme Bontemps ne semblait pas séduite par cette proposition d'ajournement.

Bien que les mérites spirituels d'un salon et son élégance soient généralement en rapports inverses plutôt que directs, il faut croire, puisque Swann trouvait Mme Bontemps agréable, que toute déchéance acceptée a pour conséquence de rendre les gens moins difficiles sur ceux avec qui ils sont résignés à se plaire, moins difficiles sur leur esprit comme sur le reste. Et si cela est vrai, les hommes doivent, comme les peuples, voir leur culture et même leur langage disparaître avec leur indépendance. Un des effets de cette indulgence est d'aggraver la tendance qu'à partir d'un certain âge on a à trouver agréables les paroles qui sont un hommage à notre propre tour d'esprit, à nos penchants, un encouragement à nous y livrer ; cet âge-là est celui où un grand artiste préfère à la société de génies originaux celle d'élèves qui n'ont en commun avec lui que la lettre de sa doctrine et par qui il est encensé, écouté ; où un homme ou une femme remarquables qui vivent pour un amour trouveront la plus intelligente dans une réunion la personne peut-être inférieure, mais dont une phrase aura montré qu'elle sait comprendre et approuver ce qu'est une existence vouée à la galanterie, et aura ainsi chatouillé agréablement la tendance voluptueuse de l'amant ou de la maîtresse ; c'était l'âge aussi où Swann, en tant qu'il était devenu le mari d'Odette se plaisait à entendre dire à Mme Bontemps que c'est ridicule de ne recevoir que des duchesses (concluant de là, au contraire de ce qu'il eût fait jadis chez les Verdurin, que c'était une bonne femme, très spirituelle et qui n'était pas snob) et à lui raconter des histoires qui la faisaient « tordre », parce qu'elle ne les connaissait pas et que d'ailleurs elle « saisissait » vite, aimait à flatter et à s'amuser. « Alors le docteur ne raffole pas, comme vous, des fleurs ? demandait Mme Swann à Mme Cottard. – Oh ! vous savez que mon mari est un sage ; il est modéré en toutes choses. Si, pourtant, il a une passion. » L'oeil brillant de malveillance, de joie et de curiosité : « Laquelle, madame ? » demandait Mme Bontemps. Avec simplicité, Mme Cottard répondait : « La lecture. – Oh ! c'est une passion de tout repos chez un mari ! s'écriait Mme Bontemps, en étouffant un rire satanique – Quand le docteur est dans un livre, vous savez ! – Hé bien, madame, cela ne doit pas vous effrayer beaucoup… – Mais si !… pour sa vue. Je vais aller le retrouver, Odette, et je reviendrai au premier jour frapper à votre porte. À propos de vue, vous a-t-on dit que l'hôtel particulier que vient d'acheter Mme Verdurin sera éclairé à l'électricité ? Je ne le tiens pas de ma petite police particulière, mais d'une autre source : c'est l'électricien lui-même, Mildé, qui me l'a dit. Vous voyez que je cite mes auteurs ! Jusqu'aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un abat-jour qui tamisera la lumière. C'est évidemment un luxe charmant. D'ailleurs nos contemporaines veulent absolument du nouveau, n'en fût-il plus au monde. Il y a la belle-soeur d'une de mes amies qui a le téléphone posé chez elle ! Elle peut faire une commande à un fournisseur sans sortir de son appartement ! J'avoue que j'ai platement intrigué pour avoir la permission de venir un jour pour parler devant l'appareil. Cela me tente beaucoup, mais plutôt chez une amie que chez moi. Il me semble que je n'aimerais pas avoir le téléphone à domicile. Le premier amusement passé, cela doit être un vrai casse-tête. Allons, Odette, je me sauve, ne retenez plus Mme Bontemps puisqu'elle se charge de moi, il faut absolument que je m'arrache, vous me faites faire du joli, je vais être rentrée après mon mari ! »

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