Ce soir-là, le projet qu'Albertine avait formé, elle fut pourtant obligée de m'en dire un mot ; je compris tout de suite qu'elle voulait aller le lendemain faire à Mme Verdurin une visite qui, en elle-même, ne m'eût en rien contrarié. Mais certainement, c'était pour y faire quelque rencontre, pour y préparer quelque plaisir. Sans cela elle n'eût pas tellement tenu à cette visite. Je veux dire, elle ne m'eût pas répété qu'elle n'y tenait pas. J'avais suivi dans mon existence une marche inverse de celle des peuples qui ne se servent de l'écriture phonétique qu'après n'avoir considéré les caractères que comme une suite de symboles ; moi qui pendant tant d'années n'avais cherché la vie et la pensée réelles des gens que dans l'énoncé direct qu'ils m'en fournissaient volontairement, par leur faute j'en étais arrivé à ne plus attacher, au contraire, d'importance qu'aux témoignages qui ne sont pas une expression rationnelle et analytique de la vérité ; les paroles elles-mêmes ne me renseignaient qu'à la condition d'être interprétées à la façon d'un afflux de sang à la figure d'une personne qui se trouble, à la façon encore d'un silence subit. Tel adverbe (par exemple employé par M. de Cambremer quand il croyait que j'étais « écrivain » et que, ne m'ayant pas encore parlé, racontant une visite qu'il avait faite aux Verdurin, il s'était tourné vers moi en me disant : « Il y avait justement de Borrelli ») jailli dans une conflagration par le rapprochement involontaire, parfois périlleux, de deux idées que l'interlocuteur n'exprimait pas, et duquel par telles méthodes d'analyse ou d'électrolyse appropriées, je pouvais les extraire, m'en disait plus qu'un discours. Albertine laissait parfois traîner dans ses propos tel ou tel de ces précieux amalgames que je me hâtais de « traiter » pour les transformer en idées claires.
C'est du reste une des choses les plus terribles pour l'amoureux que, si les faits particuliers – que seuls l'expérience, l'espionnage, entre tant de réalisations possibles, feraient connaître – sont si difficiles à trouver, la vérité, en revanche, est si facile à percer ou seulement à pressentir. Souvent je l'avais vue à Balbec, attacher sur des jeunes filles qui passaient un regard brusque et prolongé, pareil à un attouchement, et après lequel, si je les connaissais, elle me disait : « Si on les faisait venir ? J'aimerais leur dire des injures. » Et depuis quelque temps, depuis qu'elle m'avait pénétré sans doute, aucune demande d'inviter personne, aucune parole, même un détournement des regards, devenus sans objet et silencieux, et avec la mine distraite et vacante dont ils étaient accompagnés, aussi révélateur qu'autrefois leur aimantation. Or il m'était impossible de lui faire des reproches ou de lui poser des questions à propos de choses qu'elle eût déclarées si minimes, si insignifiantes, retenues par moi pour le plaisir de « chercher la petite bête ». Il est déjà difficile de dire « pourquoi avez-vous regardé telle passante ? » mais bien plus « pourquoi ne l'avez-vous pas regardée ? » Et pourtant je savais bien, ou du moins j'aurais su, si je n'avais pas voulu croire plutôt ces affirmations d'Albertine que tous les riens inclus dans un regard, prouvés par lui, et telle ou telle contradiction dans les paroles, contradiction dont je ne m'apercevais souvent que longtemps après l'avoir quittée, qui me faisait souffrir toute la nuit, dont je n'osais plus reparler, mais qui n'en honorait pas moins de temps en temps ma mémoire de ses visites périodiques. Souvent pour ces simples regards furtifs ou détournés sur la plage de Balbec ou dans les rues de Paris, je pouvais me demander si la personne qui les provoquait n'était pas seulement un objet de désirs au moment où elle passait, mais une ancienne connaissance, ou bien une jeune fille dont on n'avait fait que lui parler et dont, quand je l'apprenais, j'étais stupéfait qu'on lui eût parlé, tant c'était en dehors des connaissances possibles, au juger, d'Albertine. Mais la Gomorrhe moderne est un puzzle fait des morceaux qui viennent de là où on s'attendait le moins. C'est ainsi que je vis une fois à Rivebelle un grand dîner dont je connaissais par hasard, au moins de nom, les dix invitées, aussi dissemblables que possible, parfaitement rejointes cependant, si bien que je ne vis jamais dîner si homogène, bien que si composite.
Pour en revenir aux jeunes passantes, jamais Albertine n'eût regardé une dame âgée ou un vieillard avec tant de fixité ou au contraire de réserve et comme si elle ne voyait pas. Les maris trompés qui ne savent rien, savent tout tout de même. Mais il faut un dossier plus matériellement documenté pour établir une scène de jalousie. D'ailleurs, si la jalousie nous aide à découvrir un certain penchant à mentir chez la femme que nous aimons, elle centuple ce penchant quand la femme a découvert que nous sommes jaloux. Elle ment (dans des proportions où elle ne nous a jamais menti auparavant), soit qu'elle ait pitié, ou peur, ou se dérobe instinctivement par une fuite symétrique à nos investigations. Certes il y a des amours où dès le début une femme légère s'est posée comme une vertu aux yeux de l'homme qui l'aime. Mais combien d'autres comprennent deux périodes parfaitement contrastées ! Dans la première la femme parle presque facilement, avec de simples atténuations, de son goût pour le plaisir, de la vie galante qu'il lui a fait mener, toutes choses qu'elle niera ensuite avec la dernière énergie au même homme mais qu'elle a senti jaloux d'elle et l'épiant. Il en arrive à regretter le temps de ces premières confidences dont le souvenir le torture cependant. Si la femme lui en faisait encore de pareilles, elle lui fournirait presque elle-même le secret des fautes qu'il poursuit inutilement chaque jour. Et puis quel abandon cela prouvait, quelle confiance, quelle amitié ! Si elle ne peut vivre sans le tromper, du moins le tromperait-elle en amie, en lui racontant ses plaisirs, en l'y associant. Et il regrette une telle vie que les débuts de leur amour semblaient esquisser, que sa suite a rendue impossible, faisant de cet amour quelque chose d'atrocement douloureux, qui rendra une séparation, selon les cas, ou inévitable, ou impossible.
Parfois l'écriture où je déchiffrais les mensonges d'Albertine, sans être idéographique, avait simplement besoin d'être lue à rebours ; c'est ainsi que ce soir elle m'avait lancé d'un air négligent ce message destiné à passer presque inaperçu : « Il serait possible que j'aille demain chez les Verdurin, je ne sais pas du tout si j'irai, je n'en ai guère envie. » Anagramme enfantin de cet aveu : « J'irai demain chez les Verdurin, c'est absolument certain, car j'y attache une extrême importance. » Cette hésitation apparente signifiait une volonté arrêtée et avait pour but de diminuer l'importance de la visite tout en me l'annonçant. Albertine employait toujours le ton dubitatif pour les résolutions irrévocables. La mienne ne l'était pas moins : je m'arrangerais pour que la visite à Mme Verdurin n'eût pas lieu. La jalousie n'est souvent qu'un inquiet besoin de tyrannie appliqué aux choses de l'amour. J'avais sans doute hérité de mon père ce brusque désir arbitraire de menacer les êtres que j'aimais le plus dans les espérances dont ils se berçaient avec une sécurité que je voulais leur montrer trompeuse ; quand je voyais qu'Albertine avait combiné à mon insu, en se cachant de moi, le plan d'une sortie que j'eusse fait tout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable si elle m'en avait fait le confident, je disais négligemment, pour la faire trembler, que je comptais sortir ce jour-là.
Je me mis à suggérer à Albertine d'autres buts de promenade qui eussent rendu la visite Verdurin impossible, en des paroles empreintes d'une feinte indifférence sous laquelle je tâchais de déguiser mon énervement. Mais elle l'avait dépisté. Il rencontrait chez elle la force électrique d'une volonté contraire qui le repoussait vivement ; dans les yeux d'Albertine j'en voyais jaillir les étincelles. Au reste, à quoi bon m'attacher à ce que disaient les prunelles en ce moment ? Comment n'avais-je pas depuis longtemps remarqué que les yeux d'Albertine appartenaient à la famille de ceux qui (même chez un être médiocre) semblent faits de plusieurs morceaux à cause de tous les lieux où l'être veut se trouver – et cacher qu'il veut se trouver – ce jour-là ? Des yeux – par mensonge toujours immobiles et passifs – mais dynamiques, mesurables par les mètres ou kilomètres à franchir pour se trouver au rendez-vous voulu, implacablement voulu, des yeux qui sourient moins encore au plaisir qui les tente, qu'ils ne s'auréolent de la tristesse et du découragement qu'il y aura peut-être une difficulté pour aller au rendez-vous. Entre vos mains mêmes, ces êtres-là sont des êtres de fuite. Pour comprendre les émotions qu'ils donnent et que d'autres êtres, même plus beaux, ne donnent pas, il faut calculer qu'ils sont non pas immobiles, mais en mouvement, et ajouter à leur personne un signe correspondant à ce qu'en physique est le signe qui signifie vitesse.
Si vous dérangez leur journée, ils vous avouent le plaisir qu'ils vous avaient caché : « Je voulais tant aller goûter à cinq heures avec telle personne que j'aime ! » Hé bien, si six mois après vous arrivez à connaître la personne en question, vous apprendrez que jamais la jeune fille dont vous aviez dérangé les projets, qui prise au piège, pour que vous la laissiez libre vous avait avoué le goûter qu'elle faisait ainsi avec une personne aimée tous les jours à l'heure où vous ne la voyiez pas, vous apprendrez que cette personne ne l'a jamais reçue, qu'elles n'ont jamais goûté ensemble, la jeune fille disant être très prise, par vous précisément.
Ainsi, la personne avec qui elle avait confessé qu'elle allait goûter, avec qui elle vous avait supplié de la laisser aller goûter, cette personne, raison avouée par nécessité, ce n'était pas elle, c'était une autre, c'était encore autre chose ! Autre chose, quoi ? Une autre, qui ? Hélas, les yeux fragmentés, portant au loin et tristes, permettraient peut-être de mesurer les distances, mais n'indiquent pas les directions. Le champ infini des possibles s'étend, et si par hasard le réel se présentait devant nous, il serait tellement en dehors des possibles que, dans un brusque étourdissement, allant taper contre ce mur surgi, nous tomberions à la renverse. Le mouvement et la fuite constatés ne sont même pas indispensables, il suffit que nous les induisions. Elle nous avait promis une lettre, nous étions calme, nous n'aimions plus. La lettre n'est pas venue, aucun courrier n'en apporte, « que se passe-t-il ? » l'anxiété renaît et l'amour. Ce sont surtout de tels êtres qui nous inspirent l'amour, pour notre désolation. Car chaque anxiété nouvelle que nous éprouvons par eux enlève à nos yeux de leur personnalité. Nous étions résigné à la souffrance, croyant aimer en dehors de nous, et nous nous apercevons que notre amour est fonction de notre tristesse, que notre amour c'est peut-être notre tristesse, et que l'objet n'en est que pour une faible part la jeune fille à la noire chevelure. Mais enfin, ce sont surtout de tels êtres qui inspirent l'amour. Le plus souvent l'amour n'a pour objet un corps que si une émotion, la peur de le perdre, l'incertitude de le retrouver se fondent en lui. Or ce genre d'anxiété a une grande affinité pour les corps. Il leur ajoute une qualité qui passe la beauté même, ce qui est une des raisons pour quoi l'on voit des hommes, indifférents aux femmes les plus belles, en aimer passionnément certaines qui nous semblent laides. À ces êtres-là, à ces êtres de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous, leur regard semble nous dire qu'ils vont s'envoler. La preuve de cette beauté, surpassant la beauté, qu'ajoutent les ailes, est que bien souvent pour nous un même être est successivement sans ailes et ailé. Que nous craignions de le perdre, nous oublions tous les autres. Sûrs de le garder, nous le comparons à ces autres qu'aussitôt nous lui préférons. Et comme ces émotions et ces certitudes peuvent alterner d'une semaine à l'autre, un être peut une semaine se voir sacrifier tout ce qui plaisait, la semaine suivante être sacrifié, et ainsi de suite pendant très longtemps. Ce qui serait incompréhensible si nous ne savions par l'expérience que tout homme a d'avoir dans sa vie, au moins une fois, cessé d'aimer, oublié une femme, le peu de chose qu'est en soi-même un être quand il n'est plus, ou qu'il n'est pas encore, perméable à nos émotions. Et bien entendu si nous disons : êtres de fuite, c'est également vrai des êtres en prison, des femmes captives qu'on croit qu'on ne pourra jamais avoir. Aussi les hommes détestent les entremetteuses, car elles facilitent la fuite, font briller la tentation, mais s'ils aiment au contraire une femme cloîtrée, recherchent volontiers les entremetteuses pour les faire sortir de leur prison et nous les amener. Dans la mesure où les unions avec les femmes qu'on enlève sont moins durables que d'autres, la cause en est que la peur de ne pas arriver à les obtenir ou l'inquiétude de les voir fuir est tout notre amour et qu'une fois enlevées à leur mari, arrachées à leur théâtre, guéries de la tentation de nous quitter, dissociées en un mot de notre émotion quelle qu'elle soit, elles sont seulement elles-mêmes c'est-à-dire presque rien et, si longtemps convoitées, sont quittées bientôt par celui-là même qui avait si peur d'être quitté par elles.
J'ai dit : « Comment n'avais-je pas deviné ? » Mais ne l'avais-je pas deviné dès le premier jour à Balbec ? N'avais-je pas deviné en Albertine une de ces filles sous l'enveloppe charnelle desquelles palpitent plus d'êtres cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes encore dans sa boîte, que dans une cathédrale fermée ou un théâtre avant qu'on n'y entre, mais que dans la foule immense et renouvelée ? Non pas seulement tant d'êtres, mais le désir, le souvenir voluptueux, l'inquiète recherche de tant d'êtres. À Balbec je n'avais pas été troublé parce que je n'avais même pas supposé qu'un jour je serais sur des pistes même fausses. N'importe, cela avait donné pour moi à Albertine la plénitude d'un être empli jusqu'au bord par la superposition de tant d'êtres, de tant de désirs et de souvenirs voluptueux d'êtres. Et maintenant qu'elle m'avait dit un jour : « Mlle Vinteuil », j'aurais voulu non pas arracher sa robe pour voir son corps, mais à travers son corps voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de ses prochains et ardents rendez-vous.
Comme les choses probablement les plus insignifiantes prennent soudain une valeur extraordinaire quand un être que nous aimons (ou à qui il ne manquait que cette duplicité pour que nous l'aimions) nous les cache ! En elle-même la souffrance ne nous donne pas forcément des sentiments d'amour ou de haine pour la personne qui la cause : un chirurgien qui nous fait mal nous reste indifférent. Mais une femme qui nous a dit pendant quelque temps que nous étions tout pour elle, sans qu'elle fût elle-même tout pour nous, une femme que nous avons plaisir à voir, à embrasser, à tenir sur nos genoux, nous nous étonnons si seulement nous éprouvons à une brusque résistance que nous ne disposons pas d'elle. La déception réveille alors parfois en nous le souvenir oublié d'une angoisse ancienne, que nous savons pourtant ne pas avoir été provoquée par cette femme, mais par d'autres dont les trahisons s'échelonnent sur notre passé. Et, au reste, comment a-t-on le courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se préserver de la mort, dans un monde où l'amour n'est provoqué que par le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos souffrances apaisées par l'être qui nous a fait souffrir ? Pour sortir de l'accablement qu'on éprouve quand on découvre ce mensonge et cette résistance, il y a le triste remède de chercher à agir malgré elle, à l'aide des êtres qu'on sent plus mêlés à sa vie que nous-même, sur celle qui nous résiste et qui nous ment, à ruser nous-même, à nous faire détester. Mais la souffrance d'un tel amour est de celles qui font invinciblement que le malade cherche dans un changement de position un bien-être illusoire. Ces moyens d'action ne nous manquent pas, hélas ! Et l'horreur de ces amours que l'inquiétude seule a enfantées vient de ce que nous tournons et retournons sans cesse dans notre cage des propos insignifiants ; sans compter que rarement les êtres pour qui nous les éprouvons nous plaisent physiquement d'une manière complète, puisque ce n'est pas notre goût délibéré, mais le hasard d'une minute d'angoisse, minute indéfiniment prolongée par notre faiblesse de caractère, laquelle refait chaque soir des expériences et s'abaisse à des calmants, qui a choisi pour nous. Sans doute mon amour pour Albertine n'était pas le plus dénué de ceux jusqu'où par manque de volonté on peut déchoir, car il n'était pas entièrement platonique ; elle me donnait des satisfactions charnelles, et puis elle était intelligente. Mais tout cela était une superfétation. Ce qui m'occupait l'esprit n'était pas ce qu'elle avait pu dire d'intelligent, mais tel mot qui éveillait chez moi un doute sur ses actes. J'essayais de me rappeler si elle avait dit ceci ou cela, de quel air, à quel moment, en réponse de quelles paroles, de reconstituer toute la scène de son dialogue avec moi, à quel moment elle avait voulu aller chez les Verdurin, quel mot de moi avait donné à son visage l'air fâché. Il se fût agi de l'événement le plus important que je ne me fusse pas donné tant de peine pour en rétablir la vérité, en restituer l'atmosphère et la couleur juste. Sans doute ces inquiétudes, après avoir atteint un degré où elles nous sont insupportables, on arrive parfois à les calmer entièrement pour un soir. La fête où l'amie qu'on aime doit se rendre, et sur la vraie nature de laquelle notre esprit travaillait depuis des jours, nous y sommes conviés aussi, notre amie n'y a d'égards et de paroles que pour nous, nous la ramenons, et nous connaissons alors, nos inquiétudes dissipées, un repos aussi complet, aussi réparateur, que celui qu'on goûte parfois dans ce sommeil profond qui suit les longues marches. Mais le plus souvent nous ne faisons que changer d'inquiétude. Un des mots de la phrase qui devait nous calmer met nos soupçons sur une autre piste. Et, sans doute, un tel repos vaut que nous le payions à un prix élevé. Mais n'aurait-il pas été plus simple de ne pas acheter nous-même, volontairement, l'anxiété, et plus cher encore ? D'ailleurs, nous savons bien que si profondes que puissent être ces détentes momentanées, l'inquiétude sera tout de même la plus forte. Souvent même, elle est renouvelée par la phrase dont le but était de nous apporter le repos. Les exigences de notre jalousie et l'aveuglement de notre crédulité sont plus grands que ne pouvait supposer la femme que nous aimons. Quand spontanément elle nous jure que tel homme n'est pour elle qu'un ami, elle nous bouleverse en nous apprenant – ce que nous ne soupçonnions pas – qu'il était pour elle un ami. Tandis qu'elle nous raconte, pour nous montrer sa sincérité, comment ils ont pris le thé ensemble, cet après-midi même, à chaque mot qu'elle dit, l'invisible, l'insoupçonné prend forme devant nous. Elle avoue qu'il lui a demandé d'être sa maîtresse et nous souffrons le martyre qu'elle ait pu écouter ses propositions. Elle les a refusées, dit-elle. Mais tout à l'heure, en nous rappelant son récit, nous nous demanderons si le refus est bien véridique, car il y a, entre les différentes choses qu'elle nous a dites, cette absence de lien logique et nécessaire qui, plus que les faits qu'on raconte, est le signe de la vérité. Et puis elle a eu cette terrible intonation dédaigneuse : « Je lui ai dit non, catégoriquement », qui se retrouve dans toutes les classes de la société quand une femme ment. Il faut pourtant la remercier d'avoir refusé, l'encourager par notre bonté à nous faire de nouveau à l'avenir des confidences si cruelles. Tout au plus faisons-nous la remarque : « Mais s'il vous avait déjà fait des propositions, pourquoi avez-vous consenti à prendre le thé avec lui ? – Pour qu'il ne pût pas m'en vouloir et dire que je n'ai pas été gentille. » Et nous n'osons pas lui répondre qu'en refusant elle eût peut-être été plus gentille pour nous.