427 | 6.4 Nouvel aspect de Robert de Saint-Loup | Oh ! c'est inouï

Chapitre IV

NOUVEL ASPECT DE ROBERT DE SAINT-LOUP

« Oh ! c'est inouï, me dit ma mère. Écoute, on ne s'étonne plus de rien à mon âge, mais je t'assure qu'il n'y a rien de plus inattendu que la nouvelle que m'annonce cette lettre. – Écoute bien, répondis-je, je ne sais pas ce que c'est, mais si étonnant que cela puisse être, cela ne peut pas l'être autant que ce que m'apprend celle-ci. C'est un mariage. C'est Robert de Saint-Loup qui épouse Gilberte Swann. – Ah ! me dit ma mère, alors c'est sans doute ce que m'annonce l'autre lettre, celle que je n'ai pas encore ouverte, car j'ai reconnu l'écriture de ton ami. » Et ma mère me sourit avec cette légère émotion dont, depuis qu'elle avait perdu sa mère, se revêtait pour elle tout événement, si mince qu'il fût, qui intéressait des créatures humaines capables de douleur, de souvenir, et ayant elles aussi leurs morts. Ainsi ma mère me sourit et me parla d'une voix douce comme si elle eût craint en traitant légèrement ce mariage de méconnaître ce qu'il pouvait éveiller d'impressions mélancoliques chez la fille et la veuve de Swann, chez la mère de Robert prête à se séparer de son fils, et auxquelles ma mère par bonté, par sympathie à cause de leur bonté pour moi, prêtait sa propre émotivité filiale, conjugale et maternelle. « Avais-je raison de te dire que tu ne trouverais rien de plus étonnant ? lui dis-je. – Hé bien si ! répondit-elle d'une voix douce, c'est moi qui détiens la nouvelle la plus extraordinaire, je ne te dirai pas “la plus grande, la plus petite”, car cette citation de Sévigné faite par tous les gens qui ne savent que cela d'elle écoeurait ta grand-mère autant que “la jolie chose que c'est de faner”. Nous ne daignons pas ramasser ce Sévigné de tout le monde. Cette lettre-ci m'annonce le mariage du petit Cambremer. – Tiens ! dis-je avec indifférence, avec qui ? Mais en tout cas la personnalité du fiancé ôte déjà à ce mariage tout caractère sensationnel. – À moins que celle de la fiancée ne le lui donne. – Et qui est cette fiancée ? – Ah ! si je te dis tout de suite, il n'y a pas de mérite, voyons, cherche un peu », me dit ma mère, qui voyant qu'on n'était pas encore à Turin voulait me laisser un peu de pain sur la planche et une poire pour la soif. « Mais comment veux-tu que je sache ? Est-ce avec quelqu'un de brillant ? Si Legrandin et sa soeur sont contents, nous pouvons être sûrs que c'est un mariage brillant. – Legrandin je ne sais pas, mais la personne qui m'annonce le mariage dit que Mme de Cambremer est ravie. Je ne sais pas si tu appelleras cela un mariage brillant. Moi, cela me fait l'effet d'un mariage au temps où les rois épousaient les bergères, et encore la bergère est-elle moins qu'une bergère, mais d'ailleurs charmante. Cela eût stupéfié ta grand-mère et ne lui eût pas déplu. – Mais enfin qui est cette fiancée ? – C'est Mlle d'Oloron. – Cela m'a l'air immense et pas bergère du tout, mais je ne vois pas qui cela peut être. C'est un titre qui était dans la famille des Guermantes. – Justement, et M. de Charlus l'a donné, en l'adoptant, à la nièce de Jupien. C'est elle qui épouse le petit Cambremer. – La nièce de Jupien ! Ce n'est pas possible ! – C'est la récompense de la vertu. C'est un mariage à la fin d'un roman de Mme Sand », dit ma mère. « C'est le prix du vice, c'est un mariage à la fin d'un roman de Balzac », pensai-je. « Après tout, dis-je à ma mère, en y réfléchissant, c'est assez naturel. Voilà les Cambremer ancrés dans ce clan des Guermantes où ils n'espéraient pas pouvoir jamais planter leur tente ; de plus la petite, adoptée par M. de Charlus, aura beaucoup d'argent, ce qui était indispensable depuis que les Cambremer ont perdu le leur ; et en somme elle est la fille adoptive et, selon les Cambremer, probablement la fille véritable – la fille naturelle – de quelqu'un qu'ils considèrent comme un prince du sang. Un bâtard de maison presque royale, cela a toujours été considéré comme une alliance flatteuse par la noblesse française et étrangère. Sans remonter même si loin de nous, aux Lucinge, pas plus tard qu'il y a six mois, tu te rappelles le mariage de l'ami de Robert avec cette jeune fille dont la seule raison d'être sociale était qu'on la supposait, à tort ou à raison, fille naturelle d'un prince souverain. » Ma mère, tout en maintenant le côté castes de Combray qui eût fait que ma grand-mère eût dû être scandalisée de ce mariage, voulant avant tout montrer le jugement de sa mère, ajouta : « D'ailleurs la petite est parfaite et ta chère grand-mère n'aurait même pas eu besoin de son immense bonté, de son indulgence infinie pour ne pas être sévère au choix du jeune Cambremer. Te souviens-tu combien elle avait trouvé cette petite distinguée il y a bien longtemps, un jour qu'elle était entrée se faire recoudre sa jupe ? Ce n'était qu'une enfant alors. Et maintenant bien que très montée en graine et vieille fille, elle est une autre femme, mille fois plus parfaite. Mais ta grand-mère d'un coup d'oeil avait discerné tout cela. Elle avait trouvé la petite nièce d'un giletier plus “noble” que le duc de Guermantes. » Mais plus encore que louer grand mère, il fallait à ma mère trouver « mieux » pour elle qu'elle ne fût plus là. C'était la suprême finalité de sa tendresse et comme si elle lui épargnait un dernier chagrin. « Et pourtant, crois-tu tout de même, me dit ma mère, si le père Swann – que tu n'as pas connu, il est vrai – avait pu penser qu'il aurait un jour un arrière-petit-fils ou une arrière-petite-fille où couleraient confondus le sang de la mère Moser qui disait : “Ponchour Mezieurs” et le sang du duc de Guise ! – Mais remarque, maman, que c'est beaucoup plus étonnant que tu ne dis. Car les Swann étaient des gens très bien et avec la situation qu'avait leur fils, sa fille, s'il avait fait un bon mariage, aurait pu en faire un très beau. Mais tout était retombé à pied d'oeuvre puisqu'il avait épousé une cocotte. – Oh ! une cocotte, tu sais, on était peut-être méchant, je n'ai jamais tout cru. – Si, une cocotte, je te ferai même des révélations… familiales un autre jour. » Perdue dans sa rêverie, ma mère disait : « La fille d'une femme que ton père n'aurait jamais permis que je salue, épousant le neveu de Mme de Villeparisis que ton père ne me permettait pas, au commencement, d'aller voir parce qu'il la trouvait d'un monde trop brillant pour nous ! » Puis : « Le fils de Mme de Cambremer pour qui Legrandin craignait tant d'avoir à nous donner une recommandation parce qu'il ne nous trouvait pas assez chic, épousant la nièce d'un homme qui n'aurait jamais osé monter chez nous que par l'escalier de service !… Tout de même, ta pauvre grand-mère avait raison, tu te rappelles, quand elle disait que la grande aristocratie faisait des choses qui choqueraient de petits bourgeois, et que la reine Marie-Amélie lui était gâtée par les avances qu'elle avait faites à la maîtresse du prince de Condé pour qu'elle le fît tester en faveur du duc d'Aumale. Tu te souviens, elle était choquée que depuis des siècles des filles de la maison de Gramont, qui furent de véritables saintes, aient porté le nom de Corisande en mémoire de la liaison d'une aïeule avec Henri IV. Ce sont des choses qui se font peut-être aussi dans la bourgeoisie, mais on les cache davantage. Crois-tu que cela l'eût amusée, ta pauvre grand-mère ! » disait maman avec tristesse – car les joies dont nous souffrions que ma grand-mère fût écartée, c'étaient les joies les plus simples de la vie, une nouvelle, une pièce, moins que cela, une « imitation », qui l'eussent amusée. « Crois-tu qu'elle eût été étonnée ! Je suis sûre pourtant que cela eût choqué ta grand-mère, ces mariages, que cela lui eût été pénible, je crois qu'il vaut mieux qu'elle ne les ait pas sus », reprit ma mère, car, en présence de tout événement, elle aimait à penser que ma grand-mère en eût reçu une impression toute particulière qui eût tenu à la merveilleuse singularité de sa nature et qui avait une importance extraordinaire. Devant tout événement triste qu'on n'eût pu prévoir autrefois, la disgrâce ou la ruine d'un de nos vieux amis, quelque calamité publique, une épidémie, une guerre, une révolution, ma mère se disait que peut-être valait-il mieux que grand-mère n'eût rien vu de tout cela, que cela lui eût fait trop de peine, que peut-être elle n'eût pu le supporter. Et quand il s'agissait d'une chose choquante comme celles-ci, ma mère, par le mouvement du coeur inverse de celui des méchants qui se plaisent à supposer que ceux qu'ils n'aiment pas ont plus souffert qu'on ne croit, ne voulait pas dans sa tendresse pour ma grand-mère admettre que rien de triste, de diminuant eût pu lui arriver. Elle se figurait toujours ma grand-mère comme au-dessus des atteintes même de tout mal qui n'eût pas dû se produire, se disait que la mort de ma grand-mère avait peut-être été en somme un bien en épargnant le spectacle trop laid du temps présent à cette nature si noble qui n'aurait pas su s'y résigner. Car l'optimisme est la philosophie du passé. Les événements qui ont eu lieu étant entre tous ceux qui étaient possibles les seuls que nous connaissions, le mal qu'ils ont causé nous semble inévitable et le peu de bien qu'ils n'ont pas pu ne pas amener avec eux, c'est à eux que nous en faisons honneur, et nous nous imaginons que sans eux il ne se fût pas produit. Elle cherchait en même temps à mieux deviner ce que ma grand-mère eût éprouvé en apprenant ces nouvelles et à croire en même temps que c'était impossible à deviner pour nos esprits moins élevés que le sien. « Crois-tu, me dit d'abord ma mère, combien ta pauvre grand-mère eût été étonnée ! » Et je sentais que ma mère souffrait de ne pas pouvoir le lui apprendre, regrettant que ma grand-mère ne pût le savoir, et trouvant quelque chose d'injuste à ce que la vie amenât au jour des faits que ma grand-mère n'aurait pu croire, rendant ainsi rétrospectivement la connaissance que celle-ci avait emportée des êtres et de la société, fausse et incomplète, le mariage de la petite Jupien avec le neveu de Legrandin ayant été de nature à modifier les notions générales de ma grand-mère, autant que la nouvelle – si ma mère avait pu la lui faire parvenir – qu'on était parvenu à résoudre le problème, cru par ma grand-mère insoluble, de la navigation aérienne et de la télégraphie sans fil. Mais on va voir que ce désir de faire partager à ma grand-mère les bienfaits de notre science sembla bientôt encore trop égoïste à ma mère. Ce que j'appris – car je n'avais pu assister à tout cela de Venise – c'est que Mlle de Forcheville avait été demandée par le duc de Châtellerault et par le prince de Silistrie, cependant que Saint-Loup cherchait à épouser Mlle d'Entragues, fille du duc de Luxembourg. Voici ce qui s'était passé. Mlle de Forcheville ayant cent millions, Mme de Marsantes avait pensé que c'était un excellent mariage pour son fils. Elle eut le tort de dire que cette jeune fille était charmante, qu'elle ignorait absolument si elle était riche ou pauvre, qu'elle ne voulait pas le savoir, mais que, même sans dot, ce serait une chance pour le jeune homme le plus difficile d'avoir une femme pareille. C'était beaucoup d'audace pour une femme tentée seulement par les cent millions qui lui fermaient les yeux sur le reste. Aussitôt on comprit qu'elle y pensait pour son fils. La princesse de Silistrie jeta partout les hauts cris, se répandit sur les grandeurs de Saint-Loup, et clama que si Saint-Loup épousait la fille d'Odette et d'un juif, il n'y avait plus de faubourg Saint-Germain. Mme de Marsantes, si sûre d'elle-même qu'elle fût, n'osa pas pousser alors plus loin et se retira devant les cris de la princesse de Silistrie, qui fit aussitôt faire la demande pour son propre fils. Elle n'avait crié qu'afin de se réserver Gilberte. Cependant Mme de Marsantes, ne voulant pas rester sur un échec, s'était aussitôt tournée vers Mlle d'Entragues fille du duc de Luxembourg. N'ayant que vingt millions celle-ci lui convenait moins, mais elle dit à tout le monde qu'un Saint-Loup ne pouvait épouser une Mlle Swann (il n'était même plus question de Forcheville). Quelque temps après, quelqu'un disant étourdiment que le duc de Châtellerault pensait à épouser Mlle d'Entragues, Mme de Marsantes qui était pointilleuse plus que personne le prit de haut, changea ses batteries, revint à Gilberte, fit faire la demande pour Saint-Loup, et les fiançailles eurent lieu immédiatement.

Ces fiançailles excitèrent de vifs commentaires dans les mondes les plus différents. Plusieurs amies de ma mère, qui avaient vu Saint-Loup à la maison, vinrent à son « jour » et s'informèrent si le fiancé était bien celui qui était mon ami. Certaines personnes allaient jusqu'à prétendre en ce qui concernait l'autre mariage qu'il ne s'agissait pas des Cambremer-Legrandin. On le tenait de bonne source, car la marquise née Legrandin l'avait démenti la veille même du jour où les fiançailles furent publiées. Je me demandais de mon côté pourquoi M. de Charlus d'une part, Saint-Loup de l'autre, lesquels avaient eu l'occasion de m'écrire peu auparavant, m'avaient parlé de projets si amicaux de voyages et dont la réalisation eût dû exclure la possibilité de ces cérémonies, ne m'avaient parlé de rien. J'en concluais, sans songer au secret que l'on garde jusqu'à la fin sur ces sortes de choses, que j'étais moins leur ami que je n'avais cru, ce qui, pour ce qui concernait Saint-Loup, me peinait. Aussi pourquoi, ayant remarqué que l'amabilité, le côté plain-pied, « pair à compagnon » de l'aristocratie était une comédie, m'étonnais-je d'en être excepté ?

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