Bernanos | Qui n’a pas vu la route à l’aube, entre ses deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance

« Au fond, pense Philippe, leur nature m’embête. Je n’ai jamais aimé que les routes. La route, elle, sait ce qu’elle veut. Non pas demain : aujourd’hui. Aujourd’hui même. » 

– Aujourd’hui… répète-t-il en hâtant le pas, comme enivré. Aujourd’hui même ! La belle route ! La chère route ! Vertigineuse amie, promesse immense ! L’homme qui l’a faite de ses mains pouce à pouce, fouillée jusqu’au coeur, jusqu’à son coeur de pierre, puis enfin polie, caressée, ne la reconnaît plus, croit en elle. La grande chance, la chance suprême, la chance unique de sa vie est là, sous ses yeux, sous ses pas, brèche fabuleuse, déroulement sans fin, miracle de solitude et d’évasion, arche sublime lancée vers l’azur. Il l’a faite, il s’est donné à lui-même ce jouet magnifique et sitôt qu’il a foulé la piste couleur d’ambre, il oublie que son propre calcul en a tracé d’avance l’itinéraire inflexible. Au premier pas sur le sol magique arraché par son art à l’accablante, à la hideuse fertilité de la terre, nu et stérile, bombé comme une armure, le plus abandonné reprend patience et courage, rêve qu’il est peut-être une autre issue que la mort à son âme misérable… Qui n’a pas vu la route à l’aube, entre ses deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance. 

– Aujourd’hui, répète encore Philippe, aujourd’hui même… « Pourquoi pas demain ? demain, il serait trop tard. L’occasion perdue ne se retrouvera pas. À vingt-quatre heures près, se dit-il avec ivresse, on perd sa vie. »