Marguerite Yourcenar | esprits conservateurs en ce qu'ils ne laissent rien perdre d'une accumulation de richesses millénaires, et cependant subversifs dans leur continuelle réinterprétation de la pensée et de la conduite humaine

Cet humanisme à base cosmique est étranger à l'antinomie platonicienne et chrétienne de l'âme et du corps, du monde sensible et du monde intelligible, de la matière et de Dieu.

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Le personnage de Mann (...). Présenté au début comme inséparable d'une classe ou d'un groupe, presque archaïquement soutenu et ligoté par des coutumes sociales qu'il croit bonnes et qui le furent peut-être, mais qui ne sont plus que de la vie sclérosée et morte, son état initial est bien moins le désespoir qu'une sorte d'obtuse complaisance envers soi. C'est gauchement, c'est tardivement qu'il tentera de retrouver sous cette croûte pétrifiée un monde d'énergie vitale auquel il appartient, mais qu'il ne peut rejoindre qu'au prix de la mort réelle ou symbolique de l'homme extérieur. Il semble bien que Mann n'ait jamais complètement réussi à éliminer de sa conscience, encore moins de son inconscient, un reste de timidité bourgeoise ou de réprobation puritaine en présence de cette aventure de l'esprit en route vers soi-même ; à une époque où prévalait de plus en plus le thème de l'évasion facile, il n'a pas cessé de signaler, avec une insistance parfois presque comique, les périls quasi monstrueux qui assaillent l'homme au sortir des parages connus et permis.

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Cet humanisme tourné vers l'inexpliqué, le ténébreux, voire l'occulte, semble de prime abord s'opposer à l'humanisme traditionnel : il en est bien plutôt l'extrême pointe et l'aile gauche. Mann appartient authentiquement à ce petit groupe d'esprits prudents et tortueux par nature, souvent secrets par nécessité, téméraires, semble-t-il, en dépit d'eux-mêmes et par une sorte de compulsion interne, véritablement conservateurs en ce qu'ils ne laissent rien perdre d'une accumulation de richesses millénaires, et cependant subversifs dans leur continuelle réinterprétation de la pensée et de la conduite humaine. Pour des esprits de ce genre, toutes les sciences et tous les arts, les mythes et les songes, le connu et l'inconnu, et la substance humaine elle-même, font l'objet d'une investigation qui durera autant que la race. "L'étudiant des lettres humaines", pour employer une expression chère à Hans Castorp, se tient avec eux tout au bord du gouffre.

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Les grandes constructions romanesques de Mann, comme d'ailleurs, à des degrés divers et pour des raisons différentes, celles de Proust et de Joyce, élaborées aussi durant la première moitié du XXe siècle, se sont construites à partir de notions fort éloignées de l'idée superficielle que nous nous faisons du contemporain et du moderne, et se rattachent au contraire à certaines des plus vieilles cogitations sur la substance même de la réalité. Des trois grandes oeuvres citées plus haut, celle de Mann est peut-être la plus difficile, du fait que les savants replis de la pensée s'y dissimulent sous le couvert d'un réalisme bourgeois qui peut sembler déjà démodé, ou à l'aide d'un jeu littéraire de grand style auquel le lecteur d'aujourd'hui prend de moins en moins part. C'est probablement aussi celle qui va le plus loin dans l'analyse des pouvoirs latents de l'homme et de leurs formidables et secrets dangers.

Marguerite Yourcenar, 1956

extraits de

Sous bénéfice d'inventaire : Humanisme et hermétisme chez Thomas Mann.