Flaubert | Fin de L'Education sentimentale | Il voyagea | Et ils résumèrent leur vie. Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir | C’est là ce que nous avons eu de meilleur !

La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l’église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.

Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien lui, Deslauriers ! portant un habit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ?

Frédéric se cacha dans l’angle d’une maison, pour laisser passer le cortège.

Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s’en revint à Paris.

Son cocher de fiacre assura que les barricades étaient dressées depuis le Château-d’Eau jusqu’au Gymnase, et prit par le faubourg Saint-Martin. Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit pied à terre pour gagner les boulevards.

Il était cinq heures, une pluie fine tombait. Des bourgeois occupaient le trottoir du côté de l’Opéra. Les maisons d’en face étaient closes. Personne aux fenêtres. Dans toute la largeur du boulevard, des dragons galopaient, à fond de train, penchés sur leurs chevaux, le sabre nu ; et les crinières de leurs casques, et leurs grands manteaux blancs soulevés derrière eux passaient sur la lumière des becs de gaz, qui se tordaient au vent dans la brume. La foule les regardait, muette, terrifiée.

Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville survenaient, pour faire refluer le monde dans les rues.

Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, Dussardier, remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bouger qu’une cariatide.

Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.

L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à crier :

— Vive la République !

Il tomba sur le dos, les bras en croix.

Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.

VI

Il voyagea.

Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.

Il revint.

Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours, encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désoeuvrement de son intelligence et l’inertie de son coeur.

Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra.

— Madame Arnoux !

— Frédéric !

Elle le saisit par les mains, l’attira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :

— C’est lui ! C’est donc lui !

Dans la pénombre du crépuscule, il n’apercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.

Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle s’assit. Tous deux restèrent sans pouvoir parler, se souriant l’un à l’autre.

Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et son mari.

Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un vieillard maintenant. Sa fille était mariée à Bordeaux, et son fils en garnison à Mostaganem. Puis elle releva la tête :

— Mais je vous revois ! Je suis heureuse !

Il ne manqua pas de lui dire qu’à la nouvelle de leur catastrophe, il était accouru chez eux.

— Je le savais !

— Comment ?

Elle l’avait aperçu dans la cour, et s’était cachée.

— Pourquoi ?

Alors, d’une voix tremblante, et avec de longs intervalles entre ses mots :

— J’avais peur ! Oui… peur de vous… de moi !

Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté. Son coeur battait à grands coups. Elle reprit :

— Excusez-moi de n’être pas venue plus tôt.

Et désignant le petit portefeuille grenat couvert de palmes d’or :

— Je l’ai brodé à votre intention, tout exprès. Il contient cette somme, dont les terrains de Belleville devaient répondre.

Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant de s’être dérangée.

— Non ! Ce n’est pas pour cela que je suis venue ! Je tenais à cette visite, puis je m’en retournerai… là-bas.

Et elle lui parla de l’endroit qu’elle habitait.

C’était une maison basse, à un seul étage, avec un jardin rempli de buis énormes et une double avenue de châtaigniers montant jusqu’au haut de la colline, d’où l’on découvre la mer.

— Je vais m’asseoir là, sur un banc, que j’ai appelé le banc Frédéric.

Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres, l’attirèrent.

— Je connais cette femme, il me semble ?

— Impossible ! dit Frédéric. C’est une vieille peinture italienne.

Elle avoua qu’elle désirait faire un tour à son bras, dans les rues.

Ils sortirent.

La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle ; puis l’ombre l’enveloppait de nouveau ; et, au milieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans se distraire d’eux-mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes.

Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dîners du temps de l’Art industriel, les manies d’Arnoux, sa façon de tirer les pointes de son faux col, d’écraser du cosmétique sur ses moustaches, d’autres choses plus intimes et plus profondes. Quel ravissement il avait eu la première fois, en l’entendant chanter ! Comme elle était belle, le jour de sa fête, à Saint-Cloud ! Il lui rappela le petit jardin d’Auteuil, des soirs au théâtre, une rencontre sur le boulevard, d’anciens domestiques, sa négresse.

Elle s’étonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui dit :

— Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par le vent ; et il me semble que vous êtes là, quand je lis des passages d’amour dans les livres.

— Tout ce qu’on y blâme d’exagéré, vous me l’avez fait ressentir, dit Frédéric. Je comprends Werther que ne dégoûtent pas les tartines de Charlotte.

— Pauvre cher ami !

Elle soupira ; et, après un long silence :

— N’importe, nous nous serons bien aimés.

— Sans nous appartenir, pourtant !

— Cela vaut peut-être mieux, reprit-elle.

— Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu !

— Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre !

Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si longue !

Frédéric lui demanda comment elle l’avait découvert.

— C’est un soir que vous m’avez baisé le poignet entre le gant et la manchette. Je me suis dit : « Mais il m’aime… il m’aime. » J’avais peur de m’en assurer, cependant. Votre réserve était si charmante, que j’en jouissais comme d’un hommage involontaire et continu.

Il ne regretta rien. Ses souffrances d’autrefois étaient payées.

Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.

Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses.

— Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une importante extra-humaine. Mon coeur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l’effet d’un clair de lune par une nuit d’été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini ; et les délices de la chair et de l’âme étaient contenues pour moi dans votre nom que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je n’imaginais rien au delà. C’était Mme Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux enfants, tendre, sérieuse, belle à éblouir, et si bonne ! Cette image-là effaçait toutes les autres. Est-ce que j’y pensais, seulement ! puisque j’avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux !

Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme qu’elle n’était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu’il disait. Mme Arnoux, le dos tourné à la lumière, se penchait vers lui. Il sentait sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains se serrèrent ; la pointe de sa bottine s’avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :

— La vue de votre pied me trouble.

Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l’intonation singulière des somnambules :

— À mon âge ! lui ! Frédéric !… Aucune n’a jamais été aimée comme moi ! Non, non ! à quoi sert d’être jeune ? Je m’en moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici !

— Oh ! il n’en vient guère ! reprit-il complaisamment.

Son visage s’épanouit, et elle voulut savoir s’il se marierait.

Il jura que non.

— Bien sûr ? pourquoi ?

— À cause de vous, dit Frédéric en la serrant dans ses bras.

Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entr’ouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :

— J’aurais voulu vous rendre heureux.

Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard. D’ailleurs, quel embarras ce serait ! et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.

Elle le contemplait, tout émerveillée.

— Comme vous êtes délicat ! Il n’y a que vous ! Il n’y a que vous !

Onze heures sonnèrent.

— Déjà ! dit-elle ; au quart, je m’en irai.

Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment, dans les séparations, où la personne aimée n’est déjà plus avec nous.

Enfin, l’aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.

— Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous !

Et elle le baisa au front comme une mère.

Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.

Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.

Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.

— Gardez-les ! adieu !

Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre, Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.

Et ce fut tout.

VII

Vers le commencement de cet hiver, Frédéric et Deslauriers causaient au coin du feu, réconciliés encore une fois, par la fatalité de leur nature qui les faisait toujours se rejoindre et s’aimer.

L’un expliqua sommairement sa brouille avec Mme Dambreuse, laquelle s’était remariée à un Anglais.

L’autre, sans dire comment il avait épousé Mlle Roque, conta que sa femme, un beau jour, s’était enfuie avec un chanteur. Pour se laver un peu du ridicule, il s’était compromis dans sa préfecture par des excès de zèle gouvernemental. On l’avait destitué. Il avait été, ensuite, chef de colonisation en Algérie, secrétaire d’un pacha, gérant d’un journal, courtier d’annonces, pour être finalement employé au contentieux dans une compagnie industrielle.

Quant à Frédéric, ayant mangé les deux tiers de sa fortune, il vivait en petit bourgeois.

Puis, ils s’informèrent mutuellement de leurs amis.

Martinon était maintenant sénateur.

Hussonnet occupait une haute place, où il se trouvait avoir sous sa main tous les théâtres et toute la presse.

Cisy, enfoncé dans la religion et père de huit enfants, habitait le château de ses aïeux.

Pellerin, après avoir donné dans le fouriérisme, l’homéopathie, les tables tournantes, l’art gothique et la peinture humanitaire, était devenu photographe ; et sur toutes les murailles de Paris, on le voyait représenté en habit noir avec un corps minuscule et une grosse tête.

— Et ton intime Sénécal ? demanda Frédéric.

— Disparu ! Je ne sais ! Et toi, ta grande passion, Mme Arnoux ?

— Elle doit être à Rome avec son fils, lieutenant de chasseurs.

— Et son mari ?

— Mort l’année dernière.

— Tiens ! dit l’avocat.

Puis se frappant le front :

— À propos, l’autre jour, dans une boutique, j’ai rencontré cette bonne Maréchale, tenant par la main un petit garçon qu’elle a adopté. Elle est veuve d’un certain M. Oudry, et très grosse maintenant, énorme. Quelle décadence ! Elle qui avait autrefois la taille si mince.

Deslauriers ne cacha pas qu’il avait profité de son désespoir pour s’en assurer par lui-même.

— Comme tu me l’avais permis, du reste.

Cet aveu était une compensation au silence qu’il gardait touchant sa tentative près de Mme Arnoux. Frédéric l’eût pardonnée, puisqu’elle n’avait pas réussi.

Bien que vexé un peu de la découverte, il fit semblant d’en rire ; et l’idée de la Maréchale lui amena celle de la Vatnaz.

Deslauriers ne l’avait jamais vue, non plus que bien d’autres qui venaient chez Arnoux ; mais il se souvenait parfaitement de Regimbart.

— Vit-il encore ?

— À peine ! Tous les soirs, régulièrement, depuis la rue de Grammont jusqu’à la rue Montmartre, il se traîne devant les cafés, affaibli, courbé en deux, vidé, un spectre !

— Eh bien, et Compain ?

Frédéric poussa un cri de joie, et pria l’ex-délégué du Gouvernement provisoire de lui apprendre le mystère de la tête de veau.

— C’est une importation anglaise. Pour parodier la cérémonie que les royalistes célébraient le 30 janvier, des indépendants fondèrent un banquet annuel où l’on mangeait des têtes de veau, et où l’on buvait du vin rouge dans des crânes de veau en portant des toasts à l’extermination des Stuarts. Après thermidor, des terroristes organisèrent une confrérie toute pareille, ce qui prouve que la bêtise est féconde.

— Tu me parais bien calmé sur la politique ?

— Effet de l’âge, dit l’avocat.

Et ils résumèrent leur vie.

Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?

— C’est peut-être le défaut de ligne droite, dit Frédéric.

— Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment.

Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l’époque où ils étaient nés.

Frédéric reprit :

— Ce n’est pas là ce que nous croyions devenir autrefois, à Sens, quand tu voulais faire une histoire critique de la Philosophie, et moi, un grand roman moyen âge sur Nogent, dont j’avais trouvé le sujet dans Froissart : Comment messire Brokars de Fénestranges et l’évêque de Troyes assaillirent messire Eustache d’Ambrecicourt. Te rappelles-tu ?

Et, exhumant leur jeunesse, à chaque phrase, ils se disaient :

— Te rappelles-tu ?

Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le parloir, la salle d’armes au bas de l’escalier, des figures de pions et d’élèves, un nommé Angelmarre, de Versailles, qui se taillait des sous-pieds dans de vieilles bottes ; M. Mirbal et ses favoris rouges ; les deux professeurs de dessin linéaire et de grand dessin, Varaud et Suriret, toujours en dispute, et le Polonais, le compatriote de Copernic, avec son système planétaire en carton, astronome ambulant dont on avait payé la séance par un repas au réfectoire ; puis une terrible ribote en promenade, leurs premières pipes fumées, les distributions des prix, la joie des vacances.

C’était pendant celles de 1837 qu’ils avaient été chez la Turque.

On appelait ainsi une femme qui se nommait de son vrai nom Zoraïde Turc ; et beaucoup de personnes la croyaient une musulmane, une Turque, ce qui ajoutait à la poésie de son établissement, situé au bord de l’eau, derrière le rempart ; même en plein été, il y avait de l’ombre autour de sa maison, reconnaissable à un bocal de poissons rouges près d’un pot de réséda sur une fenêtre. Des demoiselles, en camisole blanche, avec du fard aux pommettes et de longues boucles d’oreilles, frappaient aux carreaux quand on passait, et, le soir, sur le pas de la porte, chantonnaient doucement d’une voix rauque.

Ce lieu de perdition projetait dans tout l’arrondissement un éclat fantastique. On le désignait par des périphrases : « L’endroit que vous savez, — une certaine rue, — au bas des Ponts ». Les fermières des alentours en tremblaient pour leurs maris, les bourgeoises le redoutaient pour leurs bonnes, parce que la cuisinière de M. le Sous-Préfet y avait été surprise ; et c’était, bien entendu, l’obsession secrète de tous les adolescents.

Or, un dimanche, pendant qu’on était aux vêpres, Frédéric et Deslauriers, s’étant fait préalablement friser, cueillirent des fleurs dans le jardin de Mme Moreau, puis sortirent par la porte des champs, et, après un grand détour dans les vignes, revinrent par la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en tenant toujours leurs gros bouquets.

Frédéric présenta le sien, comme un amoureux à sa fiancée. Mais la chaleur qu’il faisait, l’appréhension de l’inconnu, une espèce de remords, et jusqu’au plaisir de voir, d’un seul coup d’oeil, tant de femmes à sa disposition, l’émurent tellement, qu’il devint très pâle et restait sans avancer, sans rien dire. Toutes riaient, joyeuses de son embarras ; croyant qu’on s’en moquait, il s’enfuit ; et, comme Frédéric avait l’argent, Deslauriers fut bien obligé de le suivre.

On les vit sortir. Cela fit une histoire qui n’était pas oubliée trois ans après.

Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirs de l’autre ; et, quand ils eurent fini :

— C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric.

— Oui, peut-être bien ? c’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Deslauriers.

FIN

Gustave Flaubert, L'Education sentimentale