Dostoïevski | Les Frères Karamazov : Le Grand Inquisiteur

Tu as demandé s’il existe dans le monde entier un Être qui aurait le droit de pardonner. Oui, cet Être existe. Il peut tout pardonner, tous et pour tout, car c’est Lui qui a versé son sang innocent pour tous et pour tout. Tu l’as oublié, c’est lui la pierre angulaire de l’édifice, et c’est à lui de crier : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées. »

— Ah ! oui, « le seul sans péché » et « qui a versé son sang ». Non, je ne l’ai pas oublié, je m’étonnais, au contraire, que tu ne l’aies pas encore mentionné, car dans les discussions les vôtres commencent par le mettre en avant, d’habitude. Sais-tu, mais ne ris pas, que j’ai composé un poème, l’année dernière ? Si tu peux m’accorder encore dix minutes, je te le raconterai.

— Tu as écrit un poème ?

— Non, fit Ivan en riant, car je n’ai jamais fait deux vers dans ma vie. Mais j’ai rêvé ce poème et je m’en souviens. Tu seras mon premier lecteur, ou plutôt mon premier auditeur. Pourquoi ne pas profiter de ta présence ? Veux-tu ?

— Je suis tout oreilles.

— Mon poème s’intitule le Grand Inquisiteur, il est absurde, mais je veux te le faire connaître. »

Livre V, Chapitre V : Le Grand Inquisiteur

« Un préambule est nécessaire au point de vue littéraire. L’action se passe au XVIe siècle. Tu sais qu’à cette époque il était d’usage de faire intervenir dans les poèmes les puissances célestes. Je ne parle pas de Dante. En France, les clercs de la basoche et les moines donnaient des représentations où l’on mettait en scène la Madone, les anges, les saints, le Christ et Dieu le Père. C’étaient des spectacles naïfs. Dans Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, en l’honneur de la naissance du dauphin, sous Louis XI, à Paris, le peuple est convié à une représentation édifiante et gratuite : le Bon jugement de la très sainte et gracieuse Vierge Marie. Dans ce mystère, la Vierge paraît en personne et prononce son bon jugement. Chez nous, à Moscou, avant Pierre le Grand, on donnait de temps en temps des représentations de ce genre, empruntées surtout à l’Ancien Testament. En outre, il circulait une foule de récits et de poèmes où figuraient, suivant les besoins, les saints, les anges, l’armée céleste. Dans nos monastères, on traduisait, on copiait ses poèmes, on en composait même de nouveaux, et cela sous la domination tatare. Par exemple, il existe un petit poème monastique, sans doute traduit du grec : la Vierge chez les damnés, avec des tableaux d’une hardiesse dantesque. La Vierge visite l’enfer, guidée par saint Michel, archange. Elle voit les damnés et leurs tourments. Entre autres, il y a une catégorie très intéressante de pécheurs dans un lac de feu. Quelques-uns s’enfoncent dans ce lac et ne paraissent plus ; « ceux-là sont oubliés de Dieu même », expression d’une profondeur et d’une énergie remarquables. La Vierge éplorée tombe à genoux devant le trône de Dieu et demande grâce pour tous les pécheurs qu’elle a vus en enfer, sans distinction. Son dialogue avec Dieu est d’un intérêt extraordinaire. Elle supplie, elle insiste, et quand Dieu lui montre les pieds et les mains de son fils percés de clous et lui demande : « Comment pourrais-je pardonner à ses bourreaux ? » — elle ordonne à tous les saints, à tous les martyrs, à tous les anges de tomber à genoux avec elle et d’implorer la grâce des pécheurs, sans distinction. Enfin, elle obtient la cessation des tourments, chaque année, du vendredi saint à la Pentecôte, et les damnés, du fond de l’enfer, remercient Dieu et s’écrient : « Seigneur, ta sentence est juste ! » Eh bien, mon petit poème eût été dans ce goût, s’il avait paru à cette époque. Dieu apparaît ; il ne dit rien et ne fait que passer. Quinze siècles se sont écoulés, depuis qu’il a promis de revenir dans son royaume, depuis que son prophète a écrit : « Je reviendrai bientôt ; quant au jour et à l’heure, le Fils même ne les connaît pas, mais seulement mon Père qui est aux cieux », suivant ses propres paroles sur cette terre. Et l’humanité l’attend avec la même foi que jadis, une foi plus ardente encore, car quinze siècles ont passé depuis que le ciel a cessé de donner des gages à l’homme :

Crois ce que te dira ton coeur,
Les cieux ne donnent point de gages

« Il est vrai que de nombreux miracles se produisaient alors : des saints accomplissaient des guérisons merveilleuses, la Reine des cieux visitait certains justes, à en croire leur biographie. Mais le diable ne sommeille pas ; l’humanité commença à douter de l’authenticité de ces prodiges. À ce moment naquit en Allemagne une terrible hérésie qui niait les miracles. « Une grande étoile ardente comme un flambeau (l’Église évidemment ! ), tomba sur les sources des eaux qui devinrent amères. » La foi des fidèles ne fit que redoubler. Les larmes de l’humanité s’élèvent vers lui comme autrefois, on l’attend, on l’aime, on espère en lui comme jadis… Depuis tant de siècles, l’humanité prie avec ardeur : « Seigneur Dieu, daigne nous apparaître », depuis tant de siècles elle crie vers lui, qu’il a voulu, dans sa miséricorde infinie, descendre vers ses fidèles. Auparavant, il avait déjà visité des justes, des martyrs, de saints anachorètes, comme le rapportent leurs biographes. Chez nous, Tioutchev, qui croyait profondément à la vérité de ses paroles, a proclamé que :

Accablé sous le faix de sa croix,
Le Roi des cieux, sous une humble apparence,
T’a parcourue, terre natale,
Tout entière en te bénissant

« Mais voilà qu’il a voulu se montrer pour un instant au moins au peuple souffrant et misérable, au peuple croupissant dans le péché, mais qui l’aime naïvement. L’action se passe en Espagne, à Séville, à l’époque la plus terrible de l’Inquisition, lorsque chaque jour s’allumaient des bûchers à la gloire de Dieu et que

Dans de superbes autodafés
On brûlait d’affreux hérétiques

« Oh ! ce n’est pas ainsi qu’il a promis de revenir, à la fin des temps, dans toute sa gloire céleste, subitement, « tel un éclair qui brille de l’Orient à l’Occident ». Non, il a voulu visiter ses enfants, au lieu où crépitaient précisément les bûchers des hérétiques. Dans sa miséricorde infinie, il revient parmi les hommes sous la forme qu’il avait durant les trois ans de sa vie publique. Le voici qui descend vers les rues brûlantes de la ville méridionale, où justement, la veille, en présence du roi, des courtisans, des chevaliers, des cardinaux et des plus charmantes dames de la cour, le grand inquisiteur a fait brûler une centaine d’hérétiques ad majorem Dei gloriam. Il est apparu doucement, sans se faire remarquer, et — chose étrange — tous le reconnaissent. Ce serait un des plus beaux passages de mon poème que d’en expliquer la raison. Attiré par une force irrésistible, le peuple se presse sur son passage et s’attache à ses pas. Silencieux, il passe au milieu de la foule avec un sourire d’infinie compassion. Son coeur est embrasé d’amour, ses yeux dégagent la Lumière, la Science, la Force, qui rayonnent et éveillent l’amour dans les coeurs, Il leur tend les bras, Il les bénit, une vertu salutaire émane de son contact et même de ses vêtements. Un vieillard, aveugle depuis son enfance, s’écrie dans la foule : « Seigneur, guéris-moi, et je te verrai. » Une écaille tombe de ses yeux et l’aveugle voit. Le peuple verse des larmes de joie et baise la terre sur ses pas. Les enfants jettent des fleurs sur son passage ; on chante, on crie : « Hosanna ! » C’est lui, ce doit être Lui, s’écrie-t-on, ce ne peut être que Lui ! Il s’arrête sur le parvis de la cathédrale de Séville au moment où l’on apporte un petit cercueil blanc où repose une enfant de sept ans, la fille unique d’un notable. La morte est couverte de fleurs. « Il ressuscitera ton enfant », crie-t-on dans la foule à la mère en larmes. L’ecclésiastique venu au-devant du cercueil regarde d’un air perplexe et fronce le sourcil. Soudain un cri retentit, la mère se jette à ses pieds : « Si c’est Toi, ressuscite mon enfant ! » et elle lui tend les bras. Le cortège s’arrête, on dépose le cercueil sur les dalles. Il le contemple avec pitié, sa bouche profère doucement une fois encore : « Talitha koumi et la jeune fille se leva. » La morte se soulève, s’assied et regarde autour d’elle, souriante, d’un air étonné. Elle tient le bouquet de roses blanches qu’on avait déposé dans son cercueil. Dans la foule, on est troublé, on crie, on pleure. À ce moment passe sur la place le cardinal grand inquisiteur. C’est un grand vieillard, presque nonagénaire, avec un visage desséché, des yeux caves, mais où luit encore une étincelle. Il n’a plus le pompeux costume dans lequel il se pavanait hier devant le peuple, tandis qu’on brûlait les ennemis de l’Église romaine ; il a repris son vieux froc grossier. Ses mornes auxiliaires et la garde du Saint-Office le suivent à une distance respectueuse. Il s’arrête devant la foule et observe de loin. Il a tout vu, le cercueil déposé devant Lui, la résurrection de la fillette, et son visage s’est assombri. Il fronce ses épais sourcils et ses yeux brillent d’un éclat sinistre. Il le désigne du doigt et ordonne aux gardes de le saisir. Si grande est sa puissance et le peuple est tellement habitué à se soumettre, à lui obéir en tremblant, que la foule s’écarte devant les sbires ; au milieu d’un silence de mort, ceux-ci l’empoignent et l’emmènent. Comme un seul homme ce peuple s’incline jusqu’à terre devant le vieil inquisiteur, qui le bénit sans mot dire et poursuit son chemin. On conduit le Prisonnier au sombre et vieux bâtiment du Saint-Office, on l’y enferme dans une étroite cellule voûtée. La journée s’achève, la nuit vient, une nuit de Séville, chaude et étouffante. L’air est embaumé des lauriers et des citronniers. Dans les ténèbres, la porte de fer du cachot s’ouvre soudain et le grand inquisiteur paraît, un flambeau à la main. Il est seul, la porte se referme derrière lui. Il s’arrête sur le seuil, considère longuement la Sainte Face. Enfin, il s’approche, pose le flambeau sur la table et lui dit : « C’est Toi, Toi ? » Ne recevant pas de réponse, il ajoute rapidement : « Ne dis rien, tais-toi. D’ailleurs, que pourrais-tu dire ? Je ne le sais que trop. Tu n’as pas le droit d’ajouter un mot à ce que tu as dit jadis. Pourquoi es-tu venu nous déranger ? Car tu nous déranges, tu le sais bien. Mais sais-tu ce qui arrivera demain ? J’ignore qui tu es et ne veux pas le savoir : est-ce Toi ou seulement Son apparence ? mais demain je te condamnerai et tu seras brûlé comme le pire des hérétiques, et ce même peuple qui aujourd’hui te baisait les pieds, se précipitera demain, sur un signe de moi, pour alimenter ton bûcher. Le sais-tu ? Peut-être », ajoute le vieillard, pensif, les yeux toujours fixés sur son Prisonnier.

— Je ne comprends pas bien ce que cela veut dire, Ivan, objecta Aliocha, qui avait écouté en silence. Est-ce une fantaisie, une erreur du vieillard, un quiproquo étrange ?

— Admets cette dernière supposition, dit Ivan en riant, si le réalisme moderne t’a rendu à ce point réfractaire au surnaturel. Qu’il en soit comme tu voudras. C’est vrai, mon inquisiteur a quatre-vingt-dix ans, et son idée a pu, de longue date, lui déranger l’esprit. Enfin, c’est peut-être un simple délire, la rêverie d’un vieillard avant sa fin, l’imagination échauffée par le récent autodafé. Mais quiproquo ou fantaisie, que nous importe ? Ce qu’il faut seulement noter, c’est que l’inquisiteur révèle enfin sa pensée, dévoile ce qu’il a tu durant toute sa carrière.

— Et le Prisonnier ne dit rien ? Il se contente de le regarder ?

— En effet. Il ne peut que se taire. Le vieillard lui-même lui fait observer qu’il n’a pas le droit d’ajouter un mot à ses anciennes paroles. C’est peut-être le trait fondamental du catholicisme romain, à mon humble avis : « Tout a été transmis par toi au pape, tout dépend donc maintenant du pape ; ne viens pas nous déranger, avant le temps du moins. » Telle est leur doctrine, celle des jésuites, en tout cas. Je l’ai trouvée chez leurs théologiens. « As-tu le droit de nous révéler un seul des secrets du monde d’où tu viens ? » demande le vieillard, qui répond à sa place : « Non, tu n’en as pas le droit, car cette révélation s’ajouterait à celle d’autrefois, et ce serait retirer aux hommes la liberté que tu défendais tant sur la terre. Toutes tes révélations nouvelles porteraient atteinte à la liberté de la foi, car elles paraîtraient miraculeuses ; or, tu mettais au-dessus de tout, il y a quinze siècles, cette liberté de la foi. N’as-tu pas dit bien souvent : « Je veux vous rendre libres. » Eh bien ! Tu les a vus, les hommes « libres », ajoute le vieillard d’un air sarcastique. Oui, cela nous a coûté cher, poursuit-il en le regardant avec sévérité, mais nous avons enfin achevé cette oeuvre en ton nom. Il nous a fallu quinze siècles de rude labeur pour instaurer la liberté ; mais c’est fait, et bien fait. Tu ne le crois pas ? Tu me regardes avec douceur, sans même me faire l’honneur de t’indigner ? Mais sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu’à présent, et pourtant, leur liberté, ils l’ont humblement déposée à nos pieds. Cela est notre oeuvre, à vrai dire ; est-ce la liberté que tu rêvais ? »

— De nouveau, je ne comprends pas, interrompit Aliocha ; il fait de l’ironie, il se moque ?

— Pas du tout ! Il se vante d’avoir, lui et les siens, supprimé la liberté, dans le dessein de rendre les hommes heureux. Car c’est maintenant pour la première fois (il parle, bien entendu, de l’Inquisition), qu’on peut songer au bonheur des hommes. Ils sont naturellement révoltés ; est-ce que des révoltés peuvent être heureux ? Tu étais averti, lui dit-il, les conseils ne t’ont pas manqué, mais tu n’en as pas tenu compte, tu as rejeté l’unique moyen de procurer le bonheur aux hommes ; heureusement qu’en partant tu nous a transmis l’oeuvre, tu as promis, tu nous as solennellement accordé le droit de lier et de délier, tu ne saurais maintenant songer à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-tu venu nous déranger ? »

— Que signifie ceci : « les avertissements et les conseils ne t’ont pas manqué » ? demanda Aliocha.

— Mais c’est le point capital dans le discours du vieillard : « L’Esprit terrible et profond, l’Esprit de la destruction et du néant, reprend-il, t’a parlé dans le désert, et les Écritures rapportent qu’il t’a « tenté ». Est-ce vrai ? Et pouvait-on rien dire de plus pénétrant que ce qui te fut dit dans les trois questions ou, pour parler comme les Écritures, les « tentations » que tu as repoussées ? Si jamais il y eut sur terre un miracle authentique et retentissant, ce fut le jour de ces trois tentations. Le seul fait d’avoir formulé ces trois questions constitue un miracle. Supposons qu’elles aient disparu des Écritures, qu’il faille les reconstituer, les imaginer à nouveau pour les y replacer, et qu’on réunisse à cet effet tous les sages de la terre, hommes d’États, prélats, savants, philosophes, poètes, en leur disant : imaginez, rédigez trois questions, qui non seulement correspondent à l’importance de l’événement, mais encore expriment en trois phrases toute l’histoire de l’humanité future, crois-tu que cet aréopage de la sagesse humaine pourrait imaginer rien d’aussi fort et d’aussi profond que les trois questions que te proposa alors le puissant Esprit ? Ces trois questions prouvent à elles seules que l’on a affaire à l’Esprit éternel et absolu et non à un esprit humain transitoire. Car elles résument et prédisent en même temps toute l’histoire ultérieure de l’humanité ; ce sont les trois formes où se cristallisent toutes les contradictions insolubles de la nature humaine. On ne pouvait pas s’en rendre compte alors, car l’avenir était voilé, mais maintenant, après quinze siècles écoulés, nous voyons que tout avait été prévu dans ces trois questions et s’est réalisé au point qu’il est impossible d’y ajouter ou d’en retrancher un seul mot.

« Décide donc toi-même qui avait raison : toi, ou celui qui t’interrogeait ? Rappelle-toi la première question, le sens sinon la teneur : tu veux aller au monde les mains vides, en prêchant aux hommes une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelles les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur, car il n’y a et il n’y a jamais rien eu de plus intolérable pour l’homme et la société ! Tu vois ces pierres dans ce désert aride ? Change-les en pains, et l’humanité accourra sur tes pas, tel qu’un troupeau docile et reconnaissant, tremblant pourtant que ta main se retire et qu’ils n’aient plus de pain.

« Mais tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté, et tu as refusé, estimant qu’elle était incompatible avec l’obéissance achetée par des pains. Tu as répliqué que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais sais-tu qu’au nom de ce pain terrestre, l’Esprit de la terre s’insurgera contre toi, luttera et te vaincra, que tous le suivront en s’écriant. « Qui est semblable à cette bête, elle nous a donné le feu du ciel ? » Des siècles passeront et l’humanité proclamera par la bouche de ses savants et de ses sages qu’il n’y a pas de crimes, et, par conséquent, pas de péché ; qu’il n’y a que des affamés. « Nourris-les, et alors exige d’eux qu’ils soient « vertueux » ! Voilà ce qu’on inscrira sur l’étendard de la révolte qui abattra ton temple. À sa place un nouvel édifice s’élèvera, une seconde tour de Babel, qui restera sans doute inachevée, comme la première ; mais tu aurais pu épargner aux hommes cette nouvelle tentative et mille ans de souffrance. Car ils viendront nous trouver, après avoir peiné mille ans à bâtir leur tour ! Ils nous chercheront sous terre comme jadis, dans les catacombes où nous serons cachés (on nous persécutera de nouveau) et ils clameront : « Donnez-nous à manger, car ceux qui nous avaient promis le feu du ciel ne nous l’ont pas donné. » Alors, nous achèverons leur tour, car il ne faut pour cela que la nourriture, et nous les nourrirons, soi-disant en ton nom, nous le ferons accroire. Sans nous, ils seront toujours affamés. Aucune science ne leur donnera du pain, tant qu’ils demeureront libres, mais ils finiront par la déposer à nos pieds, cette liberté, en disant : « Réduisez-nous plutôt en servitude, mais nourrissez-nous. » Ils comprendront enfin que la liberté est inconciliable avec le pain de la terre à discrétion, parce que jamais ils ne sauront le répartir entre eux ! Ils se convaincront aussi de leur impuissance à se faire libres, étant faibles, dépravés, nuls et révoltés. Tu leur promettais le pain du ciel ; encore un coup, est-il comparable à celui de la terre aux yeux de la faible race humaine, éternellement ingrate et dépravée ? Des milliers et des dizaines de milliers d’âmes te suivront à cause de ce pain, mais que deviendront les millions et les milliards qui n’auront pas le courage de préférer le pain du ciel à celui de la terre ? Ne chérirais-tu que les grands et les forts, à qui les autres, la multitude innombrable, qui est faible mais qui t’aime, ne servirait que de matière exploitable ? Ils nous sont chers aussi, les êtres faibles. Quoique dépravés et révoltés, ils deviendront finalement dociles. Ils s’étonneront et nous croiront des dieux pour avoir consenti, en nous mettant à leur tête, à assurer la liberté qui les effrayait et à régner sur eux, tellement à la fin ils auront peur d’être libres. Mais nous leur dirons que nous sommes tes disciples, que nous régnons en ton nom. Nous les tromperons de nouveau, car alors nous ne te laisserons pas approcher de nous. Et c’est cette imposture qui constituera notre souffrance, car il nous faudra mentir. Tel est le sens de la première question qui t’a été posée dans le désert, et voilà ce que tu as repoussé au nom de la liberté, que tu mettais au-dessus de tout. Pourtant elle recelait le secret du monde. En consentant au miracle des pains, tu aurais calmé l’éternelle inquiétude de l’humanité — individus et collectivité —, savoir : « devant qui s’incliner ? » Car il n’y a pas pour l’homme, demeuré libre, de souci plus constant, plus cuisant que de chercher un être devant qui s’incliner. Mais il ne veut s’incliner que devant une force incontestée, que tous les humains respectent par un consentement universel. Ces pauvres créatures se tourmentent à chercher un culte qui réunisse non seulement quelques fidèles, mais dans lequel tous ensemble communient, unis par la même foi. Ce besoin de la communauté dans l’adoration est le principal tourment de chaque individu et de l’humanité tout entière, depuis le commencement des siècles. C’est pour réaliser ce rêve qu’on s’est exterminé par le glaive. Les peuples ont forgé des dieux et se sont défiés les uns les autres : « Quittez vos dieux, adorez les nôtres ; sinon, malheur à vous et à vos dieux ! » Et il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde, même lorsque les dieux auront disparu ; on se prosternera devant les idoles. Tu n’ignorais pas, tu ne pouvais pas ignorer ce secret fondamental de la nature humaine, et pourtant tu as repoussé l’unique drapeau infaillible qu’on t’offrait et qui aurait courbé sans conteste tous les hommes devant toi, le drapeau du pain terrestre ; tu l’as repoussé au nom du pain céleste et de la liberté ! Vois ce que tu fis ensuite, toujours au nom de la liberté ! Il n’y a pas, je te le répète, de souci plus cuisant pour l’homme que de trouver au plus tôt un être à qui déléguer ce don de la liberté que le malheureux apporte en naissant. Mais pour disposer de la liberté des hommes, il faut leur donner la paix de la conscience. Le pain te garantissait le succès ; l’homme s’incline devant qui le donne, car c’est une chose incontestée, mais qu’un autre se rende maître de la conscience humaine, il laissera là même ton pain pour suivre celui qui captive sa conscience. En cela tu avais raison, car le secret de l’existence humaine consiste, non pas seulement à vivre, mais encore à trouver un motif de vivre. Sans une idée nette du but de l’existence, l’homme préfère y renoncer et fût-il entouré de monceaux de pain, il se détruira plutôt que de demeurer sur terre. Mais qu’est-il advenu ? Au lieu de t’emparer de la liberté humaine, tu l’as encore étendue ? As-tu donc oublié que l’homme préfère la paix et même la mort à la liberté de discerner le bien et le mal ? Il n’y a rien de plus séduisant pour l’homme que le libre arbitre, mais aussi rien de plus douloureux. Et au lieu de principes solides qui eussent tranquillisé pour toujours la conscience humaine, tu as choisi des notions vagues, étranges, énigmatiques, tout ce qui dépasse la force des hommes, et par là tu as agi comme si tu ne les aimais pas, toi, qui étais venu donner ta vie pour eux ! Tu as accru la liberté humaine au lieu de la confisquer et tu as ainsi imposé pour toujours à l’être moral les affres de cette liberté. Tu voulais être librement aimé, volontairement suivi par les hommes charmés. Au lieu de la dure loi ancienne, l’homme devait désormais, d’un coeur libre, discerner le bien et le mal, n’ayant pour se guider que ton image, mais ne prévoyais-tu pas qu’il repousserait enfin et contesterait même ton image et ta vérité, étant accablé sous ce fardeau terrible : la liberté de choisir ? Ils s’écrieront enfin que la vérité n’était pas en toi, autrement tu ne les aurais pas laissés dans une incertitude aussi angoissante avec tant de soucis et de problèmes insolubles. Tu as ainsi préparé la ruine de ton royaume ; n’accuse donc personne de cette ruine. Cependant, était-ce là ce qu’on te proposait ? Il y a trois forces, les seules qui puissent subjuguer à jamais la conscience de ces faibles révoltés, ce sont : le miracle, le mystère, l’autorité ! Tu les as repoussées toutes trois, donnant ainsi un exemple. L’Esprit terrible et profond t’avait transporté sur le pinacle du Temple et t’avait dit : « Veux-tu savoir si tu es le fils de Dieu ? Jette-toi en bas, car il est écrit que les anges le soutiendront et le porteront, il ne se fera aucune blessure, tu sauras alors si tu es le Fils de Dieu et tu prouveras ainsi ta foi en ton Père. » Mais tu as repoussé cette proposition, tu ne t’es pas précipité. Tu montras alors une fierté sublime, divine, mais les hommes, race faible et révoltée, ne sont pas des dieux ! Tu savais qu’en faisant un pas, un geste pour te précipiter, tu aurais tenté le Seigneur et perdu la foi en lui. Tu te serais brisé sur cette terre que tu venais sauver, à la grande joie du tentateur. Mais y en a-t-il beaucoup comme toi ? Peux-tu admettre un instant que les hommes auraient la force d’endurer une semblable tentation ? Est-ce le propre de la nature humaine de repousser le miracle, et dans les moments graves de la vie, devant les questions capitales et douloureuses, de s’en tenir à la libre décision du coeur ? Oh ! tu savais que ta fermeté serait relatée dans les Écritures, traverserait les âges, atteindrait les régions les plus lointaines, et tu espérais que, suivant ton exemple, l’homme se contenterait de Dieu, sans recourir au miracle. Mais tu ignorais que l’homme repousse Dieu en même temps que le miracle, car c’est surtout le miracle qu’il cherche. Et comme il ne saurait s’en passer, il s’en forge de nouveaux, les siens propres, il s’inclinera devant les prodiges d’un magicien, les sortilèges d’une sorcière, fût-il même un révolté, un hérétique, un impie avéré. Tu n’es pas descendu de la croix, quand on se moquait de toi et qu’on te criait, par dérision : « Descends de la croix, et nous croirons en toi. » Tu ne l’as pas fait, car de nouveau tu n’as pas voulu asservir l’homme par un miracle ; tu désirais une foi qui fût libre et non point inspirée par le merveilleux. Il te fallait un libre amour, et non les serviles transports d’un esclave terrifié. Là encore, tu te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves, bien qu’ils aient été créés rebelles. Vois et juge, après quinze siècles révolus ; qui as-tu élevé jusqu’à toi ? Je le jure, l’homme est plus faible et plus vil que tu ne pensais. Peut-il, peut-il accomplir la même chose que toi ? La grande estime que tu avais pour lui a fait tort à la pitié. Tu as trop exigé de lui, toi pourtant qui l’aimais plus que toi-même ! En l’estimant moins, tu lui aurais imposé un fardeau plus léger, plus en rapport avec ton amour. Il est faible et lâche. Qu’importe qu’à présent il s’insurge partout contre notre autorité et soit fier de sa révolte ? C’est la fierté de jeunes écoliers mutinés qui ont chassé leur maître. Mais l’allégresse des gamins prendra fin et leur coûtera cher. Ils renverseront les temples et inonderont la terre de sang ; mais ils s’apercevront enfin, ces enfants stupides, qu’ils ne sont que de faibles mutins, incapables de se révolter longtemps. Ils verseront de sottes larmes et comprendront que le créateur, en les faisant rebelles, a voulu se moquer d’eux, assurément. Ils le crieront avec désespoir et ce blasphème les rendra encore plus malheureux, car la nature humaine ne supporte pas le blasphème et finit toujours par en tirer vengeance. Ainsi, l’inquiétude, le trouble, le malheur, tel est le partage des hommes, après les souffrances que tu as endurées pour leur liberté ! Ton éminent prophète dit, dans sa vision symbolique, qu’il a vu tous les participants à la première résurrection et qu’il y en avait douze mille pour chaque tribu. Pour être si nombreux, ce devait être plus que des hommes, presque des dieux. Ils ont supporté ta croix et l’existence dans le désert, se nourrissant de sauterelles et de racines ; certes, tu peux être fier de ces enfants de la liberté, du libre amour, de leur sublime sacrifice en ton nom. Mais rappelle-toi, ils n’étaient que quelques milliers, et presque des dieux ; mais le reste ? Est-ce leur faute, aux autres, aux faibles humains, s’ils n’ont pu supporter ce qu’endurent les forts ? L’âme faible est-elle coupable de ne pouvoir contenir des dons si terribles ? N’es-tu vraiment venu que pour les élus ? Alors, c’est un mystère, incompréhensible pour nous, et nous aurions le droit de le prêcher aux hommes, d’enseigner que ce n’est pas la libre décision des coeurs ni l’amour qui importent, mais le mystère, auquel ils doivent se soumettre aveuglément, même contre le gré de leur conscience. C’est ce que nous avons fait. Nous avons corrigé ton oeuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur causait de tels tourments. Avions-nous raison d’agir ainsi, dis-moi ? N’était-ce pas aimer l’humanité que de comprendre sa faiblesse, d’alléger son fardeau avec amour, de tolérer même le péché à sa faible nature, pourvu que ce fût avec notre permission ? Pourquoi donc venir entraver notre oeuvre ? Pourquoi gardes-tu le silence en me fixant de ton regard tendre et pénétrant ? Fâche-toi plutôt, je ne veux pas de ton amour, car moi-même je ne t’aime pas. Pourquoi le dissimulerais-je ? Je sais à qui je parle, tu connais ce que j’ai à te dire, je le vois dans tes yeux. Est-ce à moi à te cacher notre secret ? Peut-être veux-tu l’entendre de ma bouche, le voici. Nous ne sommes pas avec toi, mais avec lui, depuis longtemps déjà. Il y a juste huit siècles que nous avons reçu de lui ce dernier don que tu repoussas avec indignation, lorsqu’il te montrait tous les royaumes de la terre ; nous avons accepté Rome et le glaive de César, et nous nous sommes déclarés les seuls rois de la terre, bien que jusqu’à présent nous n’ayons pas encore eu le temps de parachever notre oeuvre. Mais à qui la faute ? Oh ! l’affaire n’est qu’au début, elle est loin d’être terminée, et la terre aura encore beaucoup à souffrir, mais nous atteindrons notre but, nous serons César, alors nous songerons au bonheur universel.

« Cependant, tu aurais pu alors prendre le glaive de César. Pourquoi as-tu repoussé ce dernier don ? En suivant ce troisième conseil du puissant Esprit, tu réalisais tout ce que les hommes cherchent sur la terre : un maître devant qui s’incliner, un gardien de leur conscience et le moyen de s’unir finalement dans la concorde en une commune fourmilière, car le besoin de l’union universelle est le troisième et dernier tourment de la race humaine. L’humanité a toujours tendu dans son ensemble à s’organiser sur une base universelle. Il y a eu de grands peuples à l’histoire glorieuse, mais à mesure qu’ils se sont élevés, ils ont souffert davantage, éprouvant plus fortement que les autres le besoin de l’union universelle. Les grands conquérants, les Tamerlan et les Gengis-Khan, qui ont parcouru la terre comme un ouragan, incarnaient, eux aussi, sans en avoir conscience, cette aspiration des peuples vers l’unité. En acceptant la pourpre de César, tu aurais fondé l’empire universel et donné la paix au monde. En effet, qui est qualifié pour dominer les hommes, sinon ceux qui dominent leur conscience et disposent de leur pain ? Nous avons pris le glaive de César et, ce faisant, nous t’avons abandonné pour le suivre. Oh ! il s’écoulera encore des siècles de licence intellectuelle, de vaine science et d’anthropophagie, car c’est par là qu’ils finiront, après avoir édifié leur tour de Babel sans nous. Mais alors la bête viendra vers nous en rampant, léchera nos pieds, les arrosera de larmes de sang. Et nous monterons sur elle, nous élèverons en l’air une coupe où sera gravé le mot : « Mystère ! » Alors seulement la paix et le bonheur régneront sur les hommes. Tu es fier de tes élus, mais ce n’est qu’une élite, tandis que nous donnerons le repos à tous. D’ailleurs, parmi ces forts destinés à devenir des élus, combien se sont lassés enfin de t’attendre, combien ont porté et porteront encore autre part les forces de leur esprit et l’ardeur de leur coeur, combien finiront par s’insurger contre toi au nom de la liberté ! Mais c’est toi qui la leur auras donnée. Nous rendrons tous les hommes heureux, les révoltes et les massacres inséparables de ta liberté cesseront. Oh ! nous les persuaderons qu’ils ne seront vraiment libres qu’en abdiquant leur liberté en notre faveur. Eh bien, dirons-nous la vérité ou mentirons-nous ? Ils se convaincront eux-mêmes que nous disons vrai, car ils se rappelleront dans quelle servitude, dans quel trouble les avait plongés ta liberté. L’indépendance, la libre pensée, la science les auront égarés dans un tel labyrinthe, mis en présence de tels prodiges, de telles énigmes, que les uns, rebelles furieux, se détruiront eux-mêmes, les autres, rebelles, mais faibles, foule lâche et misérable, se traîneront à nos pieds en criant : « Oui, vous aviez raison, vous seuls possédiez son secret et nous revenons à vous ; sauvez-nous de nous-mêmes ! » Sans doute, en recevant de nous les pains, ils verront bien que nous prenons les leurs, gagnés par leur propre travail, pour les distribuer, sans aucun miracle ; ils verront bien que nous n’avons pas changé les pierres en pain, mais ce qui leur fera plus de plaisir que le pain lui-même, ce sera de le recevoir de nos mains ! Car ils se souviendront que jadis le pain même, fruit de leur travail, se changeait en pierre dans leurs mains, tandis que, lorsqu’ils revinrent à nous, les pierres se muèrent en pain. Ils comprendront la valeur de la soumission définitive. Et tant que les hommes ne l’auront pas comprise, ils seront malheureux. Qui a le plus contribué à cette incompréhension, dis-moi ? Qui a divisé le troupeau et l’a dispersé sur des routes inconnues ? Mais le troupeau se reformera, il rentrera dans l’obéissance et ce sera pour toujours. Alors nous leur donnerons un bonheur doux et humble, un bonheur adapté à de faibles créatures comme eux. Nous les persuaderons, enfin, de ne pas s’enorgueillir, car c’est toi, en les élevant, qui le leur as enseigné ; nous leur prouverons qu’ils sont débiles, qu’ils sont de pitoyables enfants, mais que le bonheur puéril est le plus délectable. Ils deviendront timides, ne nous perdront pas de vue et se serreront contre nous avec effroi, comme une tendre couvée sous l’aile de la mère. Ils éprouveront une surprise craintive et se montreront fiers de cette énergie, de cette intelligence qui nous auront permis de dompter la foule innombrable des rebelles. Notre courroux les fera trembler, la timidité les envahira, leurs yeux deviendront larmoyants comme ceux des enfants et des femmes ; mais, sur un signe de nous, ils passeront aussi facilement au rire et à la gaieté, à la joie radieuse des enfants. Certes, nous les astreindrons au travail, mais aux heures de loisir nous organiserons leur vie comme un jeu d’enfant, avec des chants, des choeurs, des danses innocentes. Oh ! nous leur permettrons même de pécher, car ils sont faibles, et à cause de cela, ils nous aimeront comme des enfants. Nous leur dirons que tout péché sera racheté, s’il est commis avec notre permission ; c’est par amour que nous leur permettrons de pécher et nous en prendrons la peine sur nous. Ils nous chériront comme des bienfaiteurs qui se chargent de leurs péchés devant Dieu. Ils n’auront nuls secrets pour nous. Suivant leur degré d’obéissance, nous leur permettrons ou leur défendrons de vivre avec leurs femmes ou leurs maîtresses, d’avoir des enfants ou de n’en pas avoir, et ils nous écouteront avec joie. Ils nous soumettront les secrets les plus pénibles de leur conscience, nous résoudrons tous les cas et ils accepteront notre décision avec allégresse, car elle leur épargnera le grave souci de choisir eux-mêmes librement. Et tous seront heureux, des millions de créatures, sauf une centaine de mille, leurs directeurs, sauf nous, les dépositaires du secret. Les heureux se compteront par milliards et il y aura cent mille martyrs chargés de la connaissance maudite du bien et du mal. Ils mourront paisiblement, ils s’éteindront doucement en ton nom, et dans l’au-delà ils ne trouveront que la mort. Mais nous garderons le secret ; nous les bercerons, pour leur bonheur, d’une récompense éternelle dans le ciel. Car s’il y avait une autre vie, ce ne serait certes pas pour des êtres comme eux. On prophétise que tu reviendras pour vaincre de nouveau, entouré de tes élus, puissants et fiers ; nous dirons qu’ils n’ont sauvé qu’eux-mêmes, tandis que nous avons sauvé tout le monde. On prétend que la fornicatrice, montée sur la bête et tenant dans ses mains la coupe du mystère, sera déshonorée, que les faibles se révolteront de nouveau, déchireront sa pourpre et dévoileront son corps « impur ». Je me lèverai alors et je te montrerai les milliards d’heureux qui n’ont pas connu le péché. Et nous, qui nous serons chargés de leurs fautes, pour leur bonheur, nous nous dresserons devant toi, en disant : « Je ne te crains point ; moi aussi, j’ai été au désert, j’ai vécu de sauterelles et de racines ; moi aussi j’ai béni la liberté dont tu gratifias les hommes, et je me préparais à figurer parmi tes élus, les puissants et les forts en brûlant de « compléter le nombre ». Mais je me suis ressaisi et n’ai pas voulu servir une cause insensée. Je suis revenu me joindre à ceux qui ont corrigé ton oeuvre. J’ai quitté les fiers, je suis revenu aux humbles, pour faire leur bonheur. Ce que je te dis s’accomplira et notre empire s’édifiera. Je te le répète, demain, sur un signe de moi, tu verras ce troupeau docile apporter des charbons ardents au bûcher où tu monteras, pour être venu entraver notre oeuvre. Car si quelqu’un a mérité plus que tous le bûcher, c’est toi. Demain, je te brûlerai. Dixi. »

Ivan s’arrêta. Il s’était exalté en discourant ; quand il eut terminé, un sourire apparut sur ses lèvres.

Aliocha avait écouté en silence, avec une émotion extrême. À plusieurs reprises il avait voulu interrompre son frère, mais s’était contenu.

« Mais… c’est absurde ! s’écria-t-il en rougissant. Ton poème est un éloge de Jésus, et non un blâme… comme tu le voulais. Qui croira ce que tu dis de la liberté ? Est-ce ainsi qu’il faut la comprendre ? Est-ce la conception de l’Église orthodoxe ?… C’est Rome, et encore pas tout entière, ce sont les pires éléments du catholicisme, les inquisiteurs, les Jésuites !… Il n’existe pas de personnage fantastique, comme ton inquisiteur. Quels sont ces péchés d’autrui dont on prend la charge ? Quels sont ces détenteurs du mystère, qui se chargent de l’anathème pour le bonheur de l’humanité ? Quand a-t-on vu cela ? Nous connaissons les Jésuites, on dit d’eux beaucoup de mal, mais sont-ils pareils aux tiens ? Nullement !… C’est simplement l’armée romaine, l’instrument de la future domination universelle, avec un empereur, le pontife romain, à sa tête… Voilà leur idéal, il n’y a là aucun mystère, aucune tristesse sublime… la soif de régner, la vulgaire convoitise des vils biens terrestres… une sorte de servage futur où ils deviendraient propriétaires fonciers… voilà tout. Peut-être même ne croient-ils pas en Dieu. Ton inquisiteur n’est qu’une fiction…

— Arrête, arrête ! dit en riant Ivan. Comme tu t’échauffes ! Une fiction, dis-tu ? Soit, évidemment. Néanmoins, crois-tu vraiment que tout le mouvement catholique des derniers siècles ne soit inspiré que par la soif du pouvoir, qu’il n’ait en vue que les seuls biens terrestres ? N’est-ce pas le Père Païsius qui t’enseigne cela ?

— Non, non, au contraire. Le Père Païsius a bien parlé une fois dans ton sens… mais ce n’était pas du tout la même chose.

— Ah, ah, voilà un précieux renseignement, malgré ton « pas du tout la même chose » ! Mais pourquoi les Jésuites et les inquisiteurs se seraient-ils unis seulement en vue du bonheur terrestre ? Ne peut-on rencontrer parmi eux un martyr, qui soit en proie à une noble souffrance et qui aime l’humanité ? Suppose que parmi ces êtres assoiffés uniquement des biens matériels, il s’en trouve un seul comme mon vieil inquisiteur, qui a vécu de racines dans le désert et s’est acharné à vaincre ses sens pour se rendre libre, pour atteindre la perfection ; pourtant il a toujours aimé l’humanité. Tout à coup il voit clair, il se rend compte que c’est un bonheur médiocre de parvenir à la liberté parfaite, quand des millions de créatures demeurent toujours disgraciées, trop faibles pour user de leur liberté, que ces révoltés débiles ne pourront jamais achever leur tour, et que ce n’est pas pour de telles oies que le grand idéaliste a rêvé son harmonie. Après avoir compris tout cela, mon inquisiteur retourne en arrière et… se rallie aux gens d’esprit. Est-ce donc impossible ?

— À qui se rallier, à quels gens d’esprit ? s’écria Aliocha presque fâché. Ils n’ont pas d’esprit, ne détiennent ni mystères ni secrets… L’athéisme, voilà leur secret. Ton inquisiteur ne croit pas en Dieu.

— Eh bien, quand cela serait ? Tu as deviné, enfin. C’est bien cela, voilà tout le secret, mais n’est-ce pas une souffrance, au moins pour un homme comme lui qui a sacrifié sa vie à son idéal dans le désert et n’a pas cessé d’aimer l’humanité ? Au déclin de ses jours il se convainc clairement que seuls les conseils du grand et terrible Esprit pourraient rendre supportable l’existence des révoltés débiles, « ces êtres avortés, créés par dérision ». Il comprend qu’il faut écouter l’Esprit profond, cet Esprit de mort et de ruine, et pour ce faire, admettre le mensonge et la fraude, mener sciemment les hommes à la mort et à la ruine, en les trompant durant toute la route, pour leur cacher où on les mène, et pour que ces pitoyables aveugles aient l’illusion du bonheur. Note ceci : la fraude au nom de Celui auquel le vieillard a cru ardemment durant toute sa vie ! N’est-ce pas un malheur ? Et s’il se trouve, ne fût-ce qu’un seul être pareil, à la tête de cette armée « avide du pouvoir en vue des seuls biens vils », cela ne suffit-il pas à susciter une tragédie ? Bien plus, il suffit d’un seul chef pareil pour incarner la véritable idée directrice du catholicisme romain, avec ses armées et ses jésuites, l’idée supérieure. Je te le déclare, je suis persuadé que ce type unique n’a jamais manqué parmi ceux qui sont à la tête du mouvement. Qui sait, il y en a peut-être eu quelques-uns parmi les pontifes romains ? Qui sait ? Peut-être que ce maudit vieillard, qui aime si obstinément l’humanité, à sa façon, existe encore maintenant en plusieurs exemplaires, et cela non par l’effet du hasard, mais sous la forme d’une entente, d’une ligue secrète, organisée depuis longtemps pour garder le mystère, le dérober aux malheureux et aux faibles, pour les rendre heureux. Il doit sûrement en être ainsi, c’est fatal. J’imagine même que les francs-maçons ont un mystère analogue à la base de leur doctrine, et c’est pourquoi les catholiques haïssent tant les francs-maçons ; ils voient en eux une concurrence, la diffusion de l’idée unique, alors qu’il doit y avoir un seul troupeau sous un seul pasteur. D’ailleurs, en défendant ma pensée, j’ai l’air d’un auteur qui ne supporte pas ta critique. Assez là-dessus.

— Tu es peut-être toi-même un franc-maçon, laissa échapper soudain Aliocha. Tu ne crois pas en Dieu, ajouta-t-il avec une profonde tristesse. Il lui avait semblé, en outre, que son frère le regardait d’un air railleur. Comment finit ton poème ? reprit-il, les yeux baissés. Est-ce là tout ?

— Non, voilà comment je voulais le terminer : L’inquisiteur se tait, il attend un moment la réponse du Prisonnier. Son silence lui pèse. Le Captif l’a écouté tout le temps en le fixant de son pénétrant et calme regard, visiblement décidé à ne pas lui répondre. Le vieillard voudrait qu’il lui dît quelque chose, fût-ce des paroles amères et terribles. Tout à coup, le Prisonnier s’approche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. C’est toute la réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent ; il va à la porte, l’ouvre et dit « Va-t’en et ne reviens plus… plus jamais ! » Et il le laisse aller dans les ténèbres de la ville. Le Prisonnier s’en va.

— Et le vieillard ?

— Le baiser lui brûle le coeur, mais il persiste dans son idée.

— Et tu es avec lui, toi aussi ! s’écria amèrement Aliocha.

— Quelle absurdité, Aliocha ! Ce n’est qu’un poème dénué de sens, l’oeuvre d’un blanc-bec d’étudiant qui n’a jamais fait de vers. Penses-tu que je veuille me joindre aux Jésuites, à ceux qui ont corrigé son oeuvre ? Eh, Seigneur, que m’importe ! je te l’ai déjà dit ; que j’atteigne mes trente ans et puis je briserai ma coupe.

— Et les tendres pousses, les tombes chères, le ciel bleu, la femme aimée ? Comment vivras-tu, quel sera ton amour pour eux ? s’exclama Aliocha avec douleur. Peut-on vivre avec tant d’enfer au coeur et dans la tête ? Oui, tu les rejoindras ; sinon, tu te suicideras, à bout de forces.

— Il y a en moi une force qui résiste à tout ! déclara Ivan avec un froid sourire.

— Laquelle ?

— Celle des Karamazov… la force qu’ils empruntent à leur bassesse.

— Et qui consiste, n’est-ce pas, à se plonger dans la corruption, à pervertir son âme ?

— Cela se pourrait aussi… Peut-être y échapperai-je jusqu’à trente ans, et puis…

— Comment pourras-tu y échapper ? C’est impossible, avec tes idées.

— De nouveau en Karamazov !

— C’est-à-dire que « tout est permis » n’est-ce pas ? »

Ivan fronça le sourcil et pâlit étrangement.

« Ah, tu as saisi au vol ce mot, hier, qui a tant offensé Mioussov… et que Dmitri a répété si naïvement. Soit, « tout est permis » du moment qu’on l’a dit. Je ne me rétracte pas. D’ailleurs, Mitia a assez bien formulé la chose. »

Aliocha le considérait en silence.

« À la veille de partir, frère, je pensais n’avoir que toi au monde ; mais je vois maintenant, mon cher ermite, que, même dans ton coeur, il n’y a plus de place pour moi. Comme je ne renierai pas cette formule que « tout est permis », alors c’est toi qui me renieras, n’est-ce pas ? »

Aliocha vint à lui et le baisa doucement sur les lèvres.

« C’est un plagiat ! s’écria Ivan, soudain exalté, tu as emprunté cela à mon poème. Je te remercie pourtant. Il est temps de partir, Aliocha, pour toi comme pour moi. »

Ils sortirent. Sur le perron, ils s’arrêtèrent.

« Écoute, Aliocha, prononça Ivan d’un ton ferme, si je puis encore aimer les pousses printanières, ce sera grâce à ton souvenir. Il me suffira de savoir que tu es ici, quelque part, pour reprendre goût à la vie. Es-tu content ? Si tu veux, prends ceci pour une déclaration d’amour. À présent, allons chacun de notre côté. En voilà assez, tu m’entends. C’est-à-dire que si je ne partais pas demain (ce n’est guère probable) et que nous nous rencontrions de nouveau, plus un mot sur ces questions. Je te le demande formellement. Et quant à Dmitri, je te prie aussi de ne plus jamais me parler de lui. Le sujet est épuisé, n’est-ce pas ? En échange, je te promets, vers trente ans, lorsque je voudrai « jeter ma coupe », de revenir causer encore avec toi, où que tu sois, et fussé-je en Amérique. Cela m’intéressera beaucoup alors de voir ce que tu seras devenu. Voilà une promesse solennelle : nous nous disons adieu pour dix ans, peut-être. Va retrouver ton Pater seraphicus, il se meurt ; s’il succombait en ton absence, tu m’en voudrais de t’avoir retenu. Adieu ; embrasse-moi encore une fois ; et maintenant, va-t’en… »

Ivan s’éloigna et suivit son chemin sans se retourner. C’est ainsi que Dmitri était parti la veille, dans de tout autres conditions, il est vrai. Cette remarque bizarre traversa comme une flèche l’esprit attristé d’Aliocha. Il demeura quelques instants à suivre son frère du regard. Tout à coup, il remarqua, pour la première fois, qu’Ivan se dandinait en marchant et qu’il avait, vu de dos, l’épaule droite plus basse que l’autre. Mais soudain Aliocha fit volte-face et se dirigea presque en courant vers le monastère. La nuit tombait, un pressentiment indéfinissable l’envahissait. Comme la veille, le vent s’éleva, et les pins centenaires bruissaient lugubrement quand il entra dans le bois de l’ermitage. Il courait presque. « Pater seraphicus, où a-t-il pris ce nom ? Ivan, pauvre Ivan, quand te reverrai-je… Voici l’ermitage, Seigneur ! Oui, c’est lui, le Pater seraphicus, qui me sauvera… de lui pour toujours ! »

Plusieurs fois dans la suite, il s’étonna d’avoir pu, après le départ d’Ivan, oublier si totalement Dmitri, qu’il s’était promis, le matin même, de rechercher et de découvrir, dût-il passer la nuit hors du monastère.

Dostoïevski, Les Frères Karamazov

Traduction par Henri Mongault

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