Voici trente ans que j’écris, et maintes fois, pendant ces six lustres, j’ai pu faire une observation assez curieuse : tous nos critiques, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui, plus ou moins solennels, plus ou moins badins, répètent à chaque instant, avec amour, des phrases dans le genre de celles-ci : « Dans ce temps où la littérature russe est en pleine décadence, — « dans ce temps de stagnation pour la littérature russe », — « notre temps funeste à la littérature », — « en explorant le désert de la littérature russe », — etc. La même pensée est exprimée de mille façons. Or ces quarante dernières années ont vu éclore les dernières œuvres de Pouschkine, ont connu les débuts et la fin de Gogol ; c’est dans cette période qu’ont écrit Lermontov, Ostrovsky, Tourguenev, Gontcharov, et j’oublie une dizaine d’autres littérateurs pleins de talent. Jamais en un si court espace de temps, dans l’histoire d’aucune littérature, n’ont surgi tant d’écrivains de valeur. — Et pourtant, ce mois-ci j’ai encore lu des jérémiades sur la stagnation de la littérature russe. Du reste, ce qui précède n’est qu’une simple remarque personnelle sans aucune importance.
Dostoïevski, Journal d'un écrivain, 1877