Dostoïevski | le meilleur, le plus exquis moment de ma vie. J’avais joui de ce premier bonheur littéraire

Le soir qui suivit j’allai chez un ami. Nous lûmes ensemble les Âmes mortes. On allait alors ainsi les uns chez les autres pour « lire du Gogol » ; on passait parfois la nuit à lire et relire le grand écrivain.

Nous avions, à cette époque, dans la jeunesse, le sentiment qu’il « allait arriver quelque chose ».

Je ne rentrai chez moi qu’à 4 heures du matin, par une nuit de printemps pétersbourgeois, claire comme le jour. Dans ma chambre, j’ouvris la croisée et m’assis près de la fenêtre. Un coup de sonnette retentit, à mon grand étonnement. J’eus à peine ouvert que Grigorovitch et Nékrassov m’embrassèrent comme des fous, en pleurant presque. Ils me dirent que le soir, chez eux, ils avaient lu les dix premières pages de mon roman « pour voir » ! Puis ils en avaient lu dix autres, encore dix autres, et en fin de compte avaient passé leur nuit à me lire a haute voix, se relayant l’un et l’autre. Nékrassov, me dit plus tard Grigorovitch, avait été pris d’un enthousiasme délirant. Quand il en avait été au passage où le père sélance vers le cercueil, sa voix s’était entrecoupée et, ne se contenant plus, il avait frappé de la main le manuscrit en s’écriant : « Ah ! le diable ! » Il parlait de moi. — La lecture terminée (sept feuilles d’imprimerie), ils avaient décidé de courir vite chez moi : « Il dort ? » avait dit Nékrassov. « Eh bien on le réveillera ! »

Plus tard, songeant au caractère de Nékrassov, si fermé, si peu expansif, presque méfiant, je m’étonnais de cette minute de sa vie. Il avait certainement obéi à un sentiment très profond.

Les deux amis demeurèrent chez moi plus d’une demi heure ; pendant ce temps nous causâmes. Dieu sait combien ! nous comprenant à demi-mot, parlant vite, vite, avec fièvre, de la poésie et de la réalité, de la « situation littéraire d’alors », de Gogol dont nous citions le Reviseur et les Âmes mortes, — et surtout de Bielinsky : « Je lui porterai votre roman ! criait Nékrassov, encore enthousiasmé, vous verrez quel homme, quel admirable homme c’est ! » Et Nékrassov me prenait par les épaules et me secouait : « À présent dormez, dormez, nous partons ! Dormez ; et demain venez chez nous ! » Comme je pouvais bien dormir après une visite de ce genre !… Ce qui me causait le plus de joie, c’était de me dire : « Beaucoup de gens ont du succès, énormément de succès ; mais leur est-il arrivé qu’on vint les réveiller à 4 heures du matin pour les féliciter en pleurant ? Dieu ! que je suis heureux ! » Je me répétais cela et ne pouvais dormir.

Nékrassov porta le manuscrit à Bielinsky le même jour. Il vénérait Bielinsky et l’aima plus que tous ses autres amis pendant toute sa vie.

« Un nouveau Gogol nous est né ! » s’écria Nékrassov en entrant chez Bielinsky, le manuscrit des Pauvres Gens sous le bras. — « À présent, les Gogols poussent comme des champignons » remarqua sévèrement Bielinsky. Toutefois il consentit à prendre le manuscrit et promit de le lire.

Le soir Nékrassov le trouva dans une agitation extraordinaire : « Amenez-le moi ! amenez-le moi le plus vite possible », clama Bielinsky.

Le surlendemain je fus amené chez lui. Je me souviens qu’au premier coup d’œil je fus très surpris de son extérieur, de sa physionomie, que je croyais tout autres. Il est vrai de dire qu’on l’avait appelé devant moi : « Ce critique terrible et affreux. »

Il me reçut avec beaucoup de gravité et de réserve. Je songeai que c’était l’usage, sans doute, mais un instant plus tard, je vis tout sous un autre jour. Sa gravité n’était-pas cette raideur de commande qu’affecte un critique pour recevoir un débutant de vingt-deux ans. — Non ! J’oserais presque dire qu’il parlait avec un grand et profond sérieux par ce qu’il avait une sorte de respect pour les sentiments qu’il voulait m’exprimer. Peu à peu il s’échauffa et en vint à parler avec véhémence, les yeux flamboyants :

— Mais comprenez-vous vous-même ce que vous avez écrit ! Vous n’avez pu écrire cela que sous le coup de l’inspiration, comme un artiste que vous êtes ! Mais avez-vous compris la vérité terrible de ce que vous nous avez fait voir ! Un jeune homme de votre âge ne peut pas comprendre cela ! Mais votre fonctionnaire est tellement fonctionnaire qu’il n’ose même pas, par humilité, se croire malheureux ! Il se figure que la moindre plainte, de sa part, serait une audace téméraire ; il n’admet pas qu’un être comme lui ait même « droit au malheur ». Mais c’est une tragédie ! Vous avez d’un seul coup touché le fond des choses ! Nous autres, les critiques, nous ratiocinons sur tout, mais vous, l’artiste, d’une image, d’un trait, vous nous montrez les dessous de l’âme humaine. Voilà le mystère de l’art, la magie de l’artiste ! Ah ! vous avez le don ! Tâchez de le garder et vous serez sûrement un grand écrivain ! »

Tout cela il me le dit et le répéta ensuite à d’autres, qui sont encore vivants et peuvent l’attester.

Je sortis de chez lui comme ivre. Je m’arrêtai auprès de sa maison ; je regardai le ciel, le jour radieux, les hommes qui passaient, et je compris que je venais de vivre un moment solennel, une minute que je n’avais jamais espérée même dans mes rêves les plus fous. (J’étais alors un terrible rêveur !)

« Est-ce que vraiment je suis grand ? » me demandais-je avec une sorte de honte de moi-même, avec un timide enthousiasme. — Oh ! ne riez pas !

Jamais plus tard je ne pensai plus que je pouvais être grand. Mais alors étais-je à l’épreuve d’un bonheur pareil ? Je me promettais de me rendre digne de ces louanges. Quels hommes ! Je tâcherais de mériter leur bonne opinion et demeurerais fidèle à l’amitié que je leur vouais. Combien j’étais honteux d’être ordinairement si léger. Oh ! si Bielinsky savait, me disais-je, ce qu’il y a de mauvais et de honteux en moi ! Et on disait partout que les hommes de lettres étaient orgueilleux et jaloux ! En tout cas mes nouveaux amis étaient les premiers, les seuls hommes dignes de ce nom, en Russie ! Ils étaient seuls détenteurs du Beau et du Vrai. Le Beau et le Vrai devaient toujours finir par vaincre le Mal et le Vice. Nous en triompherions ensemble !

Je n’ai jamais oublié ce moment-là : ce fut le meilleur, le plus exquis moment de ma vie. Quand je me le rappelais au bagne, j’en étais tout fortifié, et c’est toujours avec enthousiasme que m’en souviens. Il n’y a pas longtemps j’y ai rêvé au chevet du pauvre Nékrassov. Je ne revenais pas sur les détails, je lui disais seulement combien j’avais joui de ce premier bonheur littéraire, et je voyais que, lui aussi, se souvenait. Oui, il s’en souvenait.

Quand je reviens du bagne, il me montra des vers dans un de ses livres :

— C’est sur vous que j’ai écrit cela, me dit-il.

« Ils n’ont pas fini, les prophètes, de rendre leurs oracles. Ils ont été, à la fleur de l’âge, victimes de la haine et de le trahison. Leurs portraits pendue aux murs me regardent avec reproche. » C’est un mot pénible que reproche ! Sommes-nous demeurée fidèles ? Que chacun le dise avec sa conscience…

… Mais lisez vous-mêmes les poèmes douloureux de Nekrassov, et que votre poète aimé revienne à la santé, ce poète passionné pour les souffrants.

Dostoïevski, Journal d'un écrivain, 1877