Dostoïevski | Je parle de quelques pages d’Anna Karénina, du comte Léon Tolstoï. Brusquement, toutes mes objections sont tombées. Devant la vérité vitale

Mais ne soyez pas comme certains rêveurs, qui veulent tout de suite empoigner l’outil ou la brouette en disant : Je ne veux plus être un seigneur ; je veux travailler comme un moujik. Si vous sentez que vous êtes capable de rendre des services comme savant, allez à l’université ; il importe seulement de faire ce que vous reconnaîtrez pouvoir faire utilement pour la collectivité, de travailler activement pour la cause de l’amour universel. Tous vos essais pour vous « transformer en simples travailleurs » ne seront que de la mascarade. Vous êtes trop complexes pour devenir des moujiks, tâchez plutôt d’élever les moujiks jusqu’à votre complexité. Ce sera mieux que toutes les comédies de simplification.

(...) Soyez maître de vous-même, sachez vous vaincre vous-même avant de faire le premier pas dans le chemin nouveau. Prêcher d’exemple avant de vouloir convertir les autres. C’est alors que vous pourrez aller de l’avant.

Dostoïevski, Journal d'un écrivain, 1877

***

1877

FEVRIER

I

L’UNE DES PLUS IMPORTANTES QUESTIONS MODERNES

Il y a plus d’un an déjà que je publie ce Carnet d’un Écrivain, et mes lecteurs ont dû remarquer le soin que je prends de parler le moins possible des phénomènes courants de la littérature russe, si ce n’est quand je suis atteint d’une sorte d’enthousiasme dithyrambique. J’ai l’air de me détacher des choses littéraires, mais combien mensongère est cette attitude ! Écrivain, je m’intéresse plus que n’importe qui à tout ce qui se publie ; mais, précisément, je suis écrivain, et si j’ai le malheur d’exprimer une opinion médiocrement louangeuse, on attribuera ma façon de voir à la jalousie et à l’intérêt personnel.

Pourtant, je vais tâcher, aujourd’hui, de m’affranchir de mes scrupules. Je ne parlerai pas, d’ailleurs, tout à fait en critique littéraire. Je viens de lire une chose tellement caractéristique, tellement sérieuse, tellement grave que je ne puis plus garder le silence. Dans l’oeuvre d’un écrivain artiste au suprême degré, du bellelettriste par excellence, j’ai trouvé trois ou quatre pages d’une véritable actualité, d’une importance capitale pour nos actuelles questions russes, politiques ou sociales… Je parle de quelques pages d’Anna Karénina, du comte Léon Tolstoï. De ce roman, pour commencer, je ne dirai qu’un mot. Je me suis mis à le lire, comme tout le monde, il y a déjà fort longtemps. Au début il m’a plu extrêmement ; plus tard, quelques détails d’un grand intérêt continuaient à me captiver, de sorte que je ne pouvais me détacher de ma lecture, mais l’ensemble me plaisait moins. Il me semblait que j’avais déjà lu tout cela, et sous une forme plus fraîche, dans l’Enfance et l’Adolescence et dans la Guerre et la Paix, du même auteur. C’est toujours bien que le sujet se soit modifié, bien entendu, l’histoire d’une famille russe de la noblesse. Les personnages et surtout Vronsky ne peuvent parler entre eux que de chevaux. Comme représentants d’une classe, ils sont intéressants, mais deviennent monotones à la longue. Il me semblait, par exemple, que l’amour de cet « étalon en uniforme », comme l’appelle un de mes amis, aurait dû être présenté uniquement sous la forme ironique. Dès que cela cessait d’être comique, cela devenait foncièrement ennuyeux, surtout quand l’auteur essayait de nous peindre sérieusement le coeur de son personnage. Mais, brusquement, toutes mes objections sont tombées. La scène où son héroïne est en danger de mort (elle se remet parfaitement, du reste, par la suite), m’a fait comprendre l’un des buts essentiels de l’auteur. Au milieu de la vie niaise et mesquine que mènent ces désoeuvrés éclate une vérité de la vie éternelle, et tout en est éclairé. Ces êtres insignifiants, vains et menteurs, deviennent brusquement des hommes, des vrais hommes, par le seul effet d’une loi naturelle, de la loi de la mort. Leurs yeux se dessillent et ils voient la vérité. Les derniers sont devenus les premiers et les premiers (Vronsky) comprennent et s’humilient ; une fois humiliés, ils deviennent incomparablement meilleurs, plus nobles. Le lecteur sent que toutes nos émotions, les petites, les honteuses, comme celles que nous considérons comme sublimes, ne sont que des apparences menteuses qui s’évanouissent devant la vérité vitale. Nous voyons que c’est cela que le grand romancier a voulu nous démontrer, en entreprenant son oeuvre. Il n’était que trop nécessaire de rappeler aux lecteurs russes cet axiome éternel ; plusieurs, chez nous, commençaient à l’oublier. En nous forçant à nous souvenir, l’auteur a fait une bonne action, et dans aucun passage de son livre il ne s’est montré un plus grandiose et plus prestigieux artiste.

Puis le roman traine encore ; mais, à mon grand étonnement, j’ai trouvé dans la sixième partie de l’ouvrage une scène vraiment « actuelle », une scène nullement parasitaire, nullement voulue, faite exprès, mais sortie du fond même du roman, de son « fond artistique ». Néanmoins, je répète que je fus étonné car je ne croyais pas que l’auteur dût mener ses héros aussi loin dans leur évolution. Il est vrai que le roman eût été incomplet sans cela ; il eût peint un coin de vie, mais en omettant l’essentiel, le plus grave… Mais je me lance dans la critique, malgré mon intention formelle… Je ne voulais pourtant que vous montrer une scène très importante à cause des deux personnages qui y jouent un rôle et du point de vue auquel l’auteur se place pour voir ces deux personnages.

Ils sont tous deux nobles, nobles de vieille souche, propriétaires terriens depuis des siècles, anciens possesseurs de serfs, car l’auteur les prend après l’émancipation. Après cette émancipation que deviendra la vie sociale des gentilshommes russes ? L’auteur a, en partie, résolu la question car les deux types qu’il a choisis sont représentants de deux catégories bien tranchées de nobles ruses. L’un deux, Stiva Oblonsky, est un épicurien égoïste qui vit à Moscou, un membre du Club Anglais de cette ville. On considère généralement les hommes de cette catégorie comme d’innocents et aimables viveurs qui ne gênent personne, comme des gens d’esprit qui savent vivre pour leur plaisir. — Ils ont parfois une famille nombreuse et sont aimables avec leur femme et leurs enfants, mais pensent très peu à eux. Ils ont un goût très vif pour les femmes légères, tout au moins pour celles qui sont décoratives et à la mode. Ils sont peu instruits, mais aiment ce qui est beau, l’Art et le reste, et ont l’habitude de causer de tout.

Depuis l’émancipation des paysans, ce noble a tout de suite vu où il allait : il a su évaluer, supputer, et a conclu qu’il lui resterait toujours d’assez fortes bribes d’opulence. Après lui, le déluge ! Du sort de sa femme et de ses enfants, il n’a cure. Grâce à ses débris de fortune et à ses relations, le sort d’un coeur lui est épargné. Mais que sa fortune disparaisse complètement, et il se mettra la chaine au cou. Autrefois, pour payer ses dettes de jeu ou rémunérer ses maîtresses, il lui est arrivé de vendre de ses paysans. Mais de tels souvenirs ne l’ont jamais gêné. Il a tout oublié. Quoiqu’il soit un aristocrate, il ne compte plus sa noblesse pour rien depuis l’émancipation. Parmi les hommes il ne connait que celui dont il a besoin, le fonctionnaire influent ou le ploutocrate. Le banquier et le constructeur de chemins de fer sont devenus des puissances et, tout de suite, il est allé à eux.

Sa causerie avec Lévine, son parent et son ami, a même commencé par des reproches de ce dernier à ce sujet. Lévine est aussi un propriétaire rural mais d’un type tout différent : il vit sur son domaine et le fait valoir lui-même. Oblonsky ne fait que rire de ce qu’il considère comme des divagations. La causerie a lieu à la chasse par une nuit d’été. Les chasseur sont entrés pour se reposer dans une grange du paysan et sont étendus sur de la paille. Oblonsky croit démontrer à Lévine que son mépris pour les spéculateurs industriels, pour leurs intrigues et leurs gains trop rapides, provient de sots préjugés ; que ces gens d’argent sont des hommes comme les autres, qu’ils travaillent comme tout le monde et montrent la vraie voie à suivre.

— Mais leurs bénéfices sont hors de proportion avec leur dépense de travail, dit Lévine.

— Et qui fixera les proportions ? répond Oblonsky.

— Je reçois un traitement plus fort que le chef de bureau que j’ai sous mes ordres, et il connaît mieux les affaires que moi… — Et ce que tu touches pour ton travail dans ton exploitation agricole ? — Quand tu as cinq mille roubles de gain, le paysan met-il plus de cinquante roubles dans sa poche ? Tu te trouves vis-à-vis de lui dans la même situation que moi vis-à-vis de mon chef de bureau. Est-ce plus honnête ?

— Permets, réplique Lévine, je sens bien que c’est injuste, mais…

— Oui, tu le sens, mais tu ne lui donneras pas la propriété, interrompit Stépane Arkadievitch, taquinant Lévine.

— Je ne la donne pas parce que personne ne me demande cela, que si je voulais restituer je ne saurais qui m’adresser.

— Donne-la à ce paysan-là : il ne refusera pas.

— Mais comment vais-je m’y prendre ?

— Je n’en sais rien, mais tu es convaincu que tu n’es pas dans ton droit ?

— Voilà ! C’est que je ne suis pas du tout convaincu de ce que tu dis, je sais au contraire, que je n’ai pas le droit de donner, que j’ai des devoirs envers la terre et envers la famille.

— Permets ; si tu crois qu’il y a là une injustice, tu dois agir conformément à ta conscience.

— J’agis mais négativement : je ne cherche pas à augmenter encore ma part au détriment de la sienne…

— Tu es paradoxal… mon cher ; de deux choses l’une : ou tu reconnais que l’organisation sociale actuelle est juste et tu défends tes droits, ou tu avoues comme moi que tu jouis d’un privilège et que tu en jouis avec plaisir.

— Si c’était un privilège injuste… je ne saurais pas en jouir avec plaisir. L’essentiel pour moi, c’est de ne pas me sentir coupable…

II

L’ACTUALITÉ

Telle est leur conversation ; et voyez à quel point elle est actuelle. Et combien de traits caractéristiques et purement russe ! — D’abord ce genre de pensées était tout nouveau en Europe, il y a quarante ans ; Saint-Simon et Fourier étaient encore peu connus ; chez nous il n’y avait qu’une cinquantaine d’hommes qui fussent au courant de ces idées. Et voici que tout à coup des gentilshommes terriens causent de ces questions, la nuit, dans une grange, avec une certaine compétence, pour en venir à condamner tout nouveau régime social. Il est vrai que ce sont des gentilshommes de la très haute société, qui ont péroré au Club Anglais, qui lisent les revues… Mais le seul fait que l’utopie socialiste devient un sujet de conversation entre des hommes qui sont loin d’être des professeurs et des spécialistes, entre un Oblonsky et un Lévine, est un symptôme très curieux de l’état d’esprit actuel en Russie. Le second trait caractéristique est le suivant : celui des deux interlocuteurs qui inclinerait jusqu’à un certain point vers les nouvelles idées, qui semblerait s’intéresser plus que l’autre au prolétaire, est un homme qui ne donnerait pas un sou pour améliorer le sort du travailleur, qui, au contraire, dépouillerait ce dernier, le cas échéant. Remarquez que les Stiva, les Stépane Arkadievitch sont toujours les premiers à consentir à des concessions. Celui-ci a tout déserté, a condamné l’ordre chrétien, la famille, et cela ne lui a rien coûté. Il y a encore une phrase remarquable dans cet entretien : « De deux choses l’une : ou tu reconnais que l’organisation sociale est juste et tu défends les droits, ou tu avoues comme moi que tu jouis d’un privilège et que tu en jouis avec plaisir. » Ce qui se passe ne regarde pas Stiva ; il reconnaît qu’il agit mal, mais il continuera ses petits errements pour son plaisir. Il est tranquille parce qu’il a encore de l’argent ; quand il n’en aura plus, il se fera valet de coeur. Ça c’est malheureusement très russe. Notre maxime à la mode est : Après moi le déluge !

Ce qu’il y a de plus intéressant là-dedans, c’est qu’auprès d’Oblonsky, nous trouvons un autre type de l’aristocratie russe tout aussi répandu que le type Stiva. Celui-ci représente une certaine forme de notre cynisme. Les représentants de ce types vous diront tout comme lui : L’essentiel pour moi, c’est de ne pas me sentir coupable. Ils sont cyniques mais honnêtes, leur conscience avant tout. Du reste, ce même homme, plus tard, quand il aura pu décider du juste et de l’injuste, deviendra semblable au « Vlas » de Nékrassov qui distribue sa fortune dans une crise d’attendrissement.

« Et s’en alla recueillir des aumônes pour achever la construction du temple de Dieu… »

Si Lévine ne va pas ramasser des offrandes pour achever de construire le temple, il fera certainement quelque chose d’analogue, et avec la même ferveur. Les hommes de cette catégorie ont, malgré tout, en eux, un énorme besoin de vérité. Oh ! leur intolérance est aussi grande ! Mais je tiens à dire qu’ils sont bien plus attirés par le vrai que par les phrases. Ils sont de plus en plus nombreux chez nous depuis vingt ans. Ils appartiennent à toutes nos classes sociales, à tous nos partis : on en trouve parmi les nobles et les prolétaires, les ecclésiastiques et les incroyants, les riches et les pauvres, les savants et les ignorants, les vieillards et les fillettes, les Slavophiles et les Occidentaux.

On me dira peut-être que j’exagère follement, qu’il n’y a pas chez nous tant de gens lancés à la recherche de l’honnêteté. Je déclare, cependant, que ces gens existent à côté des corrompus et des jouisseurs ; que ce sont eux qui sont l’avenir de la Russie ; qu’il est impossible dès à présent de ne pas les voir à l’oeuvre.

L’artiste, en rapprochant l’égoïste Stiva, cet échantillon d’une espèce destinée à disparaître, de l’homme nouveau Lévine, a comme symbolisé la société russe. Ce que l’auteur a parfaitement compris aussi, c’est que ces questions sont neuves en Russie, et qu’en les abordant, les deux gentilshommes paient leur tribut à l’Europe. Lévine confond un peu, d’abord, la solution chrétienne avec le « droit historique ».

Pour être plus clair, imaginez un peu le tableau suivant :

Debout, pensif, après sa conversation avec Stiva qui l’a plus troublé qu’il n’a voulu le dire, Lévine songe douloureusement à résoudre honnêtement la question qui le préoccupe : « Oui, pense-t-il tout haut, encore indécis, Oblonsky avait raison hier : nous mangeons, nous buvons, nous allons à la chasse, nous ne travaillons jamais, tandis que le pauvre peine toujours. Pourquoi cela ? Oui, Stiva est dans le vrai : je dois partager mon bien entre les pauvres et travailler avec eux. »

Près de Lévine se trouve un pauvre qui lui dit : « C’est en effet ton devoir de nous donner tes biens et d’aller travailler. » Lévine ne se trompera pas, et le pauvre dira la vérité, si nous considérons la question au point de vue le plus élevé. Mais il s’agit de bien poser cette question, sinon tout ne sera que gâchis dans nos cervelles russes. En Europe, la vie et la pratique ont amené un commencement de solution, absurde il est vrai, mais qui n’établit, du moins, plus de confusion entre le point de vue moral et le droit historique. Je voudrais rendre ma pensée encore un peu plus claire en employant le moins de mots possible.

III

EN EUROPE

Il y a en Europe, la féodalité et la chevalerie. Mais, pendant mille ans, la bourgeoisie crût, se fortifia, livra à la fin une bataille aux descendants des chevaliers, les battit et les chassa. Alors triompha le dicton : Ôte-toi de là que je m’y mette ! — Mais après s’être substituée à l’aristocratie, la bourgeoisie a nettement trompé l’homme du peuple, que, loin de traiter en frère, elle a transformé en forçat chargé de la nourrir. Notre Stiva russe sait bien qu’il a tort : il ne persiste à suivre sa voie que parce qu’il y trouve confort et plaisir. Le Stiva étranger ne voit pas les choses de la même façon, il se croit dans son droit et semble plus logique. À son avis, l’histoire suit son cours ; il a pris la place du noble parce qu’il l’a vaincu et comprend que le peuple, négligeable à l’époque de la lutte, commence, à son tour, à prendre des forces. Il saisit très bien que, si le peuple devient capable de le déposséder comme lui-même a dépossédé le « chevalier », il n’y manquera pas. Où est le droit ? Il n’y a là que logique historique. Le bourgeois se fut prêté à bien des concessions s’il eût pu s’arranger avec l’ennemi ; il a même essayé de transiger. Mais il a compris aussi que l’adversaire ne veut pas partager ; qu’il veut tout à son tour, que les concessions affaiblissent et, sur le tard, il a résolu de ne céder en rien. Il s’apprête maintenant à la bataille.

Sa position est peut-être désespérée, mais il est dans la nature humaine que le courage croisse avec les chances de lutte ; et il ne désespère pas. Il met en oeuvre tous ses moyens de résistance et fatigue l’ennemi avant la bataille.

Voilà où en sont les choses en Europe : il est vrai qu’il fut un temps où la question présentait un état moral. Il y a eu des fouriériste, des cabétistes et de luttes féroces à coups de brochures entre les différentes écoles. On bataille au sujet de quelques très hauts principes. Mais à présent les meneurs des prolétaires ont écarté tout cela. Ils veulent la lutte matérielle, montent une armée, organisent des caisses de ravitaillement et se disent sûrs de la victoire. « Après le triomphe tout s’arrangera, même s’il y a eu des flots de sang répandus. » Et pourtant certains des leaders prêchent au nom du droit moral des pauvres. Les chefs vrais du mouvement tolèrent ces idéologues pour parer l’oeuvre, pour lui donner une apparence de justice plus haute. Parmi les leaders qui se réclament du droit, on trouve des intrigants, mais aussi de véritables apôtres. Ces derniers ne veulent rien pour eux-mêmes ; ils ne travaillent que pour le bonheur de l’humanité. Mais le bourgeois les attend, campé sur une solide position, et déclare qu’on ne le forcera pas à coups de bâton ou de fusil à devenir le frère de qui que ce soit. Les adversaires lui répondent qu’ils n’admettent pas que le bourgeois soit capable de devenir le frère des gens du peuple, qu’ils l’excluent entièrement de la fraternité ; et que la bourgeoisie ne représente que cent millions de têtes destinées à tomber : « Nous en finirons avec vous, disent-ils, pour le bonheur de l’humanité » D’autres meneurs affirment qu’ils se moquent de toute fraternité, que le christianisme est une plaisanterie et que l’humanité s’organisera sur des bases scientifiques. Les bases scientifique, réplique le bourgeois ne sont qu’une vaste blague. On s’amuse à représenter l’humanité comme très différente de ce qu’elle est véritablement, on n’abdiquera pas si facilement ses droits de propriété ; la famille et la liberté ne désarment pas ; le nouveau système sera la tyrannie aidée de l’espionnage ; les hommes futurs seront en réalité unis malgré eux, par la force. — Mais les meneurs mettent en avant l’utilité, la nécessité, affirment que les hommes, pour se sauver de la destruction, seront prêts à tout accepter joyeusement. On leur imposera encore les droits individuels, l’impossibilité de créer par la violence une société harmonieuse ; en fin de compte on les défiera de prouver qu’il aient un motif moral quel qu’il soit, et la suprême conclusion sera qu’on les attendra de pied ferme s’ils attaquent.

Et voilà la solution européenne de la question sociale. Les deux forces ennemies sont dans l’erreur et périront dans l’erreur.

Chez nous, le plus pénible c’est que les Lévine demeurent pensifs et irrésolus à côté des problèmes à résoudre. Et pourtant la seule solution possible est celle qui viendra de Russie ; et cette solution n’est pas appropriée uniquement aux besoins de la nation Russe ; elle peut régler les rapports de toute l’humanité. Ai-je besoin de dire qu’elle sera morale, c’est-à-dire chrétienne ? En Europe on n’est pas près de la trouver, celle-là, bien qu’il soit évident que les nations occidentales devront l’adopter après avoir versé des flots de sang et fait tomber des millions de têtes. On sera forcé d’y venir parce qu’elle seule est applicable.

IV

LA SOLUTION RUSSE DE LA QUESTION

Si vous avez compris qu’il est injuste que vous passiez votre temps à chasser, boire et paresser et, si vous plaignez si fort le pauvres qui sont des multitudes, restituez, distribuez votre fortune et allez travailler pour tous. Allez comme Vlass, qui a puisé sa force dans son ardeur à travailler pour l’oeuvre de Dieu. Songez à faire l’éducation de l’âme des pauvres. Quand même tous auraient, comme vous, distribué leurs biens à la masse, toutes les richesses de tous les riches du monde ne seraient qu’une goutte d’eau dans l’Océan. C’est pourquoi il faut s’occuper à faire croître l’amour que les humains doivent éprouver les uns pour les autres. Alors la richesse vraie grandira, non point celle qui réside dans l’or et les parures précieuses, mais bien celle qui vient de l’union complète des homme et de la certitude où tous sont d’être secourus en cas de malheur, eux et leurs familles. Ne venez pas dire que vous serez trop peu nombreux à restituer. Il se trouvera toujours un nombre assez considérable d’individus disposés à agir comme vous, et l’oeuvre progressera. Au fond même, ce n’est pas la distribution des richesses qui importe, il ne faut faire que ce que le coeur ordonne ; s’il vous commande de restituer à la masse, restituez ; s’il vous enjoint d’aller travailler pour tous, courez-y. Mais ne soyez pas comme certains rêveurs, qui veulent tout de suite empoigner l’outil ou la brouette en disant : Je ne veux plus être un seigneur ; je veux travailler comme un moujik. Si vous sentez que vous êtes capable de rendre des services comme savant, allez à l’université ; il importe seulement de faire ce que vous reconnaîtrez pouvoir faire utilement pour la collectivité, de travailler activement pour la cause de l’amour universel. Tous vos essais pour vous « transformer en simples travailleurs » ne seront que de la mascarade. Vous êtes trop complexes pour devenir des moujiks, tâchez plutôt d’élever les moujiks jusqu’à votre complexité. Ce sera mieux que toutes les comédies de simplification. Ne vous découragez pas ; ne dites pas : un seul au camp n’est pas soldat. Un seul homme qui veut sincèrement la vérité est déjà terriblement fort. N’imitez pas certains phraseurs qui crient toujours qu’on leur lie les mains, afin d’avoir un prétexte pour ne rien faire. Un véritable homme d’action verra tout de suite devant lui tant d’oeuvres à entreprendre qu’il trouvera toujours à faire et réussira. Vous serez récompensé par l’amour de tous. Maintenant que personne ne vienne vous dire : vous devez oeuvrer même sans l’espoir d’être aimé, rien que pour votre propre défense, car, si vous ne vouliez pas travailler, on vous y contraindrait par la force. Ce ne sont pas de telles convictions que l’on doit faire germer en Russie. Que tous s’écrient, au contraire : « Mon frère, je veux travailler pour toi et pour tous, selon mes faibles capacités, je ne le ferai pas pour me trouver quitte envers toi et envers les autres, mais parce que je suis heureux de contribuer à ton bien-être et au bien-être général, parce que je t’aime et que je vous aime tous ! »

Si tous les hommes parlent ainsi, ils deviendront réellement, frères non plus seulement par intérêt, mais par amour vrai.

On me dira que tout cela est de la fantaisie, que cette « solution russe » du problème est le « Règne du Ciel », et ne pourra se réaliser que dans le Ciel, si on travaille là-haut. Les Stivas se mettraient dans une belle colère si le Règne du Ciel arrivait ! Mais très sérieusement, il y a bien moins de fantaisie dans cette solution que dans la solution européenne. En Russie, avec les « Vlass » et d’autres, nous avons pu déjà entrevoir l’ « homme futur » de chez nous ; ou l’a-t-on seulement soupçonné en Europe ? J’ai une foi infinie en nos « hommes futurs » ; jusqu’à présent, ils sont terriblement disséminés, mais ils cherchent tous la vérité, et s’ils parvenaient à la voir clairement ils seraient prêts à lui sacrifier leur vie. Vous verrez que, dès que l’un d’eux sera entré dans le vrai chemin, tous le suivront et défricheront avec lui nos terres vierges. Qu’un seul donne l’exemple, et tous iront de l’avant.

Qu’y a-t-il là de si utopique ? — Vous nous direz que nous sommes actuellement très pervertis, que nous sommes veules et nous raillons de nous-même. Mais il ne s’agit pas de nous, tels que nous sommes aujourd’hui, mais bien du peuple de demain. Le peuple est plus pur de coeur que l’on ne croit, il n’a besoin que d’instruction. Mais même parmi nous, les cultivés, il y a des hommes au coeur pur, qui veulent fonder sans violence une société nouvelle et meilleure et qui tentent d’agir. Voilà l’indice précieux ! Un conseil seulement à ceux-là : Soyez maître de vous-même, sachez vous vaincre vous-même avant de faire le premier pas dans le chemin nouveau. Prêcher d’exemple avant de vouloir convertir les autres. C’est alors que vous pourrez aller de l’avant.

Journal d’un écrivain

Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski

TRADUIT DU RUSSE PAR J.-W. BIENSTOCK et John-Antoine NAU