Tolstoï | on pouvait prévoir que le moment viendrait où l’art ne serait plus accessible qu’à un petit nombre d’élus, voire à une seule personne, l’artiste qui le produirait

Et il en va de même dans cet art : sa matière, à force de se limiter de plus en plus, s’est rétrécie à tel point qu’il semble désormais aux artistes des classes supérieures que tout a été déjà dit, et qu’il est impossible de rien trouver à dire de nouveau. De là vient que, pour rafraîchir leur art, ils cherchent sans cesse des formes nouvelles.

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l’art, en devenant de plus en plus exclusif, est devenu aussi de moins en moins accessible, et, dans sa marche graduelle vers l’incompréhensibilité, il a dépassé le point où je me trouvais.

Du jour où l’art des classes supérieures s’est séparé d’avec l’art du peuple, cette conviction est née que l’art pouvait être l’art et rester, cependant, hors de la portée des masses. Et du jour où ce principe a été admis, on pouvait prévoir que le moment viendrait où l’art ne serait plus accessible qu’à un petit nombre d’élus, et qu’il finirait même par ne plus l’être qu’à deux ou trois personnes, voire à une seule, l’artiste qui le produirait. Aussi bien en sommes-nous arrivés là. Vous entendrez couramment les artistes d’à présent vous dire : « Je crée des oeuvres et je les comprends ; et si quelqu’un ne les comprend pas, tant pis pour lui ! »

Mais cette affirmation, que l’art peut être de l’art véritable et rester en même temps inaccessible à une foule de gens, cette affirmation est d’une absurdité parfaite, et ses conséquences sont désastreuses pour l’art lui-même : elle est cependant si commune, et a pris chez nous un tel empire, qu’on ne saurait trop insister pour en démontrer la fausseté.

Dire qu’une oeuvre d’art est bonne, et cependant incompréhensible à la majorité des hommes, c’est comme si l’on disait d’un certain aliment qu’il est bon, mais que la plupart des hommes doivent se garder d’en manger. La majorité des hommes peut ne pas aimer le fromage pourri ou le gibier faisandé, mets estimés par des hommes dont le goût est perverti ; mais le pain et les fruits ne sont bons que quand ils plaisent à la majorité des hommes. Et le cas est le même pour l’art. L’art perverti peut ne pas plaire à la majorité des hommes, mais le bon art doit forcément plaire à tout le monde.

On nous dit que les oeuvres les plus hautes de l’art sont de telle sorte qu’on a besoin d’une préparation spéciale pour pouvoir les comprendre. Mais alors, si l’homme ne peut les comprendre naturellement, il doit donc y avoir des connaissances nécessaires pour mettre l’homme en état de les comprendre, et pouvant, par suite, leur être enseignées et expliquées. Or il se trouve qu’aucune connaissance de ce genre n’existe, et que la valeur des oeuvres d’art ne peut pas s’expliquer. On nous dit bien que, pour comprendre ces oeuvres, nous devons les relire, les revoir, les réentendre indéfiniment. Mais cela ne s’appelle pas expliquer : c’est simplement nous habituer. Et les hommes peuvent s’habituer à tout, même aux pires choses. Pouvant s’habituer à la mauvaise nourriture, à l’eau-de-vie, au tabac et à l’opium, ils peuvent, d’une façon pareille, s’habituer au mauvais art : et c’est, précisément, ce qui leur arrive.

Léon Tolstoï, Qu'est-ce que l'art ?, 1898

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