Rien n’a autant contribué et ne contribue autant à la perversion de l’art que les autorités mises en avant par la critique. Un homme produit une oeuvre d’art où, en vrai artiste, il exprime à sa façon propre un sentiment qu’il a éprouvé. Son sentiment se transmet à d’autres hommes, et son oeuvre attire l’attention. Mais alors la critique, s’en emparant, déclare que, sans être mauvaise, elle n’est cependant l’oeuvre ni d’un Dante, ni d’un Shakespeare, ni d’un Goethe, ni d’un Raphaël, ni d’un Beethoven. Et le jeune artiste se remet au travail, pour copier les maîtres qu’on lui conseille d’imiter ; et il produit des oeuvres non seulement faibles, mais fausses, des contrefaçons de l’art.
(...)
Il n’y a pas d’école qui puisse provoquer chez un homme le sentiment, ni, encore moins, lui enseigner comment il pourra exprimer ses sentiments de la façon spéciale qui lui est naturelle. Et cependant c’est dans ces deux choses que réside l’essence de l’art !
Tout ce que des écoles peuvent enseigner, c’est le moyen d’exprimer des sentiments éprouvés par d’autres artistes de la façon dont les autres artistes les ont exprimés. Et c’est précisément là ce qu’enseignent les écoles professionnelles ; et leur enseignement, loin de contribuer à répandre l’art véritable, contribue au contraire à répandre les contrefaçons de l’art, faisant ainsi plus que tout le reste pour détruire chez les hommes la compréhension artistique.
Léon Tolstoï, Qu'est-ce que l'art ?, 1898