J'ai conçu mes Contes moraux à la manière de six variations symphoniques. Comme le musicien, je varie le motif initial, le ralentis ou l'accélère, l'allonge ou le rétrécis, l'étoffe ou l'épure. A partir de cette idée de montrer un homme sollicité par une femme au moment même où il va se lier avec une autre, j'ai pu bâtir mes situations, mes intrigues, mes dénouements, jusqu'à mes caractères. Le personnage principal, dans tel conte sera puritain, dans tel autre libertin, tantôt froid, tantôt exubérant, tantôt bilieux, tantôt sanguin, tantôt plus jeune que ses partenaires, tantôt plus âgé, tantôt plus naïf, tantôt plus roué.
L'on parle beaucoup dans mes Contes. Mais de quoi y parle-t-on ? De choses qui ont besoin d'être montrées avec tout le luxe de l'image et sa précision. De la minceur, par exemple, de la fragilité, du lisse d'un genou qu'il s'agit de rendre perceptibles pour comprendre tout l'attrait qu'il exerce sur le narrateur. ... Les effets de la lumière, celle qui appartient à une saison précise, les sensations de chaud et de froid, de sec ou d'humide, d'étouffant ou d'aéré, que l'image toute nue, ou étayée par le son, a le pouvoir d'évoquer.
Je ne cesse de relire Balzac, Dostoïevski, Meredith ou Proust, auteurs prolixes, riches, touffus. Ils m'apportent la présence d'un monde vivant sa propre vie. Je les aime et les fréquente, comme je fréquente le cinéma qui me découvre, lui aussi, la vie. Quand je filme, j'essaie d'arracher le plus possible à la vie même.
Eric Rohmer, Lettre à un critique, à propos des Contes moraux
in Le goût de la beauté, pages 127, 128 et 130, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma