Gilles Deleuze | chez Dostoïevski, l'urgence d'une situation, si grande soit-elle, est délibérément négligée par le héros, qui veut d'abord chercher quelle est la question plus pressante encore

S'il y a une affinité de Kurosawa avec Dostoïevski, elle porte sur ce point précis : chez Dostoïevski, l'urgence d'une situation, si grande soit-elle, est délibérément négligée par le héros, qui veut d'abord chercher quelle est la question plus pressante encore. C'est ce que Kurosawa aime dans la littérature russe, la jonction qu'il établit entre Russie - Japon. Il faut arracher à une situation la question qu'elle contient, découvrir les données de la question secrète qui, seules, permettent d'y répondre, et sans lesquelles l'action même ne serait pas une réponse. Kurosawa est donc métaphysicien à sa manière, et invente un élargissement de la grande forme : il dépasse la situation vers une question, et élève les données au rang de données de la question, non plus de la situation. Il importe peu dès lors que la question nous paraisse parfois décevante, bourgeoise, née d'un humanisme vide. Ce qui compte, c'est cette forme du dégagement d'une question quelconque, son intensité plus que son contenu, ses données plus que son objet, qui en font de toute manière une question de Sphynx, une question de Sorcière.

Celui qui ne comprend pas, celui qui s'empresse d'agir parce qu'il croit tenir les données de la situation, et s'en contente, celui-là périra, d'une mort misérable : dans Le château de l'araignée, l'espace-souffle se transforme en toile d'araignée qui prend Macbeth au piège, puisque celui-ci n'a pas compris la question dont seule la sorcière tenait le secret.

Gilles Deleuze,
Extrait de CINEMA I, L'Image-Mouvement,
chapitre 11, Les Figures ou la transformation des formes,
Les Editions de Minuit, pages 257-258