(Le prince raconte l'histoire de cet homme qui doit être fusillé)
« Si je ne mourais pas ? Si la vie m’était rendue ? Quelle éternité ! Et tout cela serait à moi ! Oh ! alors, chaque minute serait pour moi comme une existence entière, je n’en perdrais pas une seule, je tiendrais compte de tous mes instants pour n’en dépenser aucun inutilement ! » À la fin, l’obsession de cette idée l’avait tellement irrité qu’il aurait voulu être fusillé le plus vite possible.
... (Observation d'Alexandra) : — cet ami qui vous a raconté ses transes… on a commué sa peine, par conséquent on lui a donné cette « vie éternelle ». Eh bien, quel usage a-t-il fait ensuite de ce trésor ? A-t-il vécu en « tenant compte » de chaque minute ?
— Oh ! non, je lui ai demandé s’il avait mis son programme à exécution, et lui-même a reconnu qu’il n’avait pas du tout vécu ainsi, qu’au contraire il avait perdu beaucoup, beaucoup de minutes.
— Eh bien, voilà une expérience décisive. Cela prouve qu’en effet on ne peut pas vivre en tenant compte de tous les instants. C’est impossible.
— Oui, c’est impossible, reprit le prince, — moi-même je me suis dit cela… Et pourtant comment ne pas croire ?…
— C’est-à-dire que vous croyez vivre plus intelligemment que tout le monde ? interrogea Aglaé.
Dostoïevski, L'Idiot
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