George Steiner | Tolstoï ou Dostoïevski. Entre un livre très gros et un livre mince, la différence est presque d'ordre métaphysique. La vie n'est pas un livre mince. Elle est terriblement longue, et touffue, et dense. Le Temps lui-même en marche

 

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Dostoïevski, en somme, pour simplifier, dit au monde entier : Si vous voulez le royaume de la justice sur terre, le royaume de la raison, vous aboutissez par la ruine, par l'inhumain, par le monde concentrationnaire qu'il a prévu dans Les Possédés et dans les Karamazov. Et Tolstoï dit : Non, c'est ici qu'il faut bâtir le royaume de l'homme et de Dieu, et si vous esquivez en pensant au Ciel, au transcendant, alors vous aboutirez par l'injustice. Et les deux solutions sont antagonistes et très ennemies, elles ne s'admettent pas également toutes deux, et je crois, d'instinct, de raison et de sensibilité, nous choisissons.

Dans le roman, ce sont les géants qui définissent les limites mêmes de cette forme. Il y a eu trois très grands moments dans notre littérature : le moment grec (les tragiques grecs), le moment shakespearien, et puis le moment russe. Des moments d'ailleurs très brefs, curieusement brefs. Entre les débuts de Gogol et la fin de Tolstoï, soixante ans. Soixante années presque fulgurantes, avec des chefs-d'oeuvre presque tous les ans. Comme sous Shakespeare et dix ou douze très grands contemporains. Ce sont ces moments, des moments de crise d'habitude, d'approche de révolution, ou de chute de civilisation, où la littérature semble porter cette charge d'angoisse, de révolution. Les grandes questions que la philosophie pose d'une façon abstraite, elles vivent dans le mode littéraire . Et Tolstoï et Dostoïevski ont montré que le roman peut tenir tête à Sophocle, à Eschyle, à Shakespeare.

Le roman français a pris la décision d'être entièrement un grand roman séculier. Lorsque Balzac crée son monde génial, c'est le monde de la bourgeoisie, du paysan, c'est ce monde sans Dieu. Il effleure le problème de Dieu mais dans de très mauvais livres... Chez Proust il y a le refus, un refus de génie si vous voulez, mais d'ouvrir les portes vers le Ciel ou l'Enfer. Imaginer Mitia Karamazov en chaussettes, avec Dieu au plafond, hurlant, avec son âme..., ça ne va pas dans Proust. Ni les chaussettes sales, - car il y a dans Proust de la saleté mais jamais du mauvais goût -, ni Dieu. Et pour simplifier naïvement, les chaussettes sales et la présence de Dieu vont ensemble. Elles vont ensemble dans Shakespeare, elles vont ensemble dans les grands poèmes épiques, et aussi dans le roman russe. Il est remarquable que le roman français ait produit Madame Bovary, - Tolstoï répond par Anna Karénine ;  le roman français produit Le Rouge et le Noir, ou La Chartreuse de Parme, avec leur politique, et leur Napoléon, - Tolstoï répond par Guerre et Paix, et Dostoïevski par Les Possédés.

Le roman français actuel est presque l'aboutissement de ce triomphe du style, de l'autonomie de la cadence et du langage sur le contenu humain. Je vois bientôt que le roman français va nous présenter des oeuvres où des chats et des chaises et des tables vont parler entre elles. Et puis le dernier grand roman français gongoriste de cette vague du nouveau roman, ce sera un roman à feuilles blanches. ça doit venir. ça a débuté par Mallarmé, qui est le maître du roman français actuel, et à la fin ce sera un silence. Le silence peut-être très beau, silence si vous voulez sur beau papier.

Point de vue d'un homme qui lit, et qui croit qu'il y a une espèce de très haute frivolité, très belle, formellement très intéressante, mais frivolité inhumaine, à vider le roman de la voix humaine, de la présence du corps humain, qui après tout sont la base du langage. Nous ne sommes pas en train de faire de la musique, nous ne sommes pas en train de faire de l'art abstrait, nous travaillons avec les mots, et les mots existent dans la voix humaine. Et c'est ce que Tolstoï et Dostoïevski n'oublient jamais, même quand ils prennent le risque du mauvais goût, des longueurs, du ridicule, du grotesque... Mais ils prennent ces grands risques. Et c'est ce qui manque dans ces petits livres minces, si parfaits, qu'on nous offre maintenant. Car après tout, entre un livre très gros et un livre mince, la différence est presque d'ordre métaphysique, non seulement technique. Le livre très mince, c'est toujours La Princesse de Clèves, ça se refuse à la vie. Avec intelligence, art, tout ce que vous voulez, mais il y a là un certain refus. Parce que la vie n'est pas un livre mince. Elle est terriblement longue, et touffue, et dense. Et Tolstoï ne voulait même pas arrêter Guerre et Paix. Deux épilogues, huit chapitres nouveaux... c'était comme le Temps lui-même en marche. Et Dostoïevski qui écrit ces livres gigantesques, précisément parce qu'il veut toujours recommencer le réel. Souvenons-nous que Les Frères Karamazov c'est le premier volume d'un cycle qu'il n'a pas pu écrire. Il est mort.

George Steiner