Tout en répondant aux questions que sa femme me posait sur Morel, je pensais à une conversation que j'avais eue avec ma mère dans l'après-midi. Comme tout en ne me déconseillant pas d'aller chez les Verdurin si cela pouvait me distraire, elle me rappelait que c'était un milieu qui n'aurait pas plu à mon grand-père et lui eût fait crier : « À la garde ! », ma mère avait ajouté : « Écoute, le président Toureuil et sa femme m'ont dit qu'ils avaient déjeuné avec Mme Bontemps. On ne m'a rien demandé. Mais j'ai cru comprendre qu'un mariage entre Albertine et toi serait le rêve de sa tante. Je crois que la vraie raison est que tu leur es à tous très sympathique. Tout de même, le luxe qu'ils croient que tu pourrais lui donner, les relations qu'on sait plus ou moins que nous avons, je crois que tout cela n'y est pas étranger, quoique secondaire. Je ne t'en aurais pas parlé, parce que je n'y tiens pas, mais comme je me figure qu'on t'en parlera, j'ai mieux aimé prendre les devants. – Mais toi, comment la trouves-tu ? avais-je demandé à ma mère. – Mais moi, ce n'est pas moi qui l'épouserai. Tu peux certainement faire mille fois mieux comme mariage. Mais je crois que ta grand-mère n'aurait pas aimé qu'on t'influence. Actuellement je ne peux pas te dire comment je trouve Albertine, je ne la trouve pas. Je te dirai comme Mme de Sévigné : “Elle a de bonnes qualités, du moins je le crois. Mais dans ce commencement, je ne sais la louer que par des négatives. Elle n'est point ceci, elle n'a point l'accent de Rennes. Avec le temps, je dirai peut-être : elle est cela.” Et je la trouverai toujours bien si elle doit te rendre heureux. » Mais par ces mots mêmes, qui remettaient entre mes mains de décider de mon bonheur, ma mère m'avait mis dans cet état de doute où j'avais déjà été quand, mon père m'ayant permis d'aller à Phèdre et surtout d'être homme de lettres, je m'étais senti tout à coup une responsabilité trop grande, la peur de le peiner, et cette mélancolie qu'il y a quand on cesse d'obéir à des ordres qui, au jour le jour, vous cachent l'avenir, de se rendre compte qu'on a enfin commencé de vivre pour de bon, comme une grande personne, la vie, la seule vie qui soit à la disposition de chacun de nous.
Peut-être le mieux serait-il d'attendre un peu, de commencer par voir Albertine comme par le passé pour tâcher d'apprendre si je l'aimais vraiment. Je pourrais l'amener chez les Verdurin pour la distraire, et ceci me rappela que je n'y étais venu moi-même ce soir que pour savoir si Mme Putbus y habitait ou allait y venir. En tout cas, elle ne dînait pas.