Marcel Proust | Albertine et Gilberte | Gomorrhe dispersée | Elle me demanda tout d'un coup si j'aimais les femmes. Je ne sais quelle idée baroque me prit de la mystifier, je lui répondis que oui

En réalité, en quittant Balbec, j'avais cru quitter Gomorrhe, en arracher Albertine ; hélas ! Gomorrhe était dispersée aux quatre coins du monde. Et, moitié par ma jalousie, moitié par ignorance de ces joies (cas qui est fort rare), j'avais réglé à mon insu cette partie de cache-cache où Albertine m'échapperait toujours.

Je l'interrogeais à brûle-pourpoint : « Ah ! à propos, Albertine, est-ce que je rêve, est-ce que vous ne m'aviez pas dit que vous connaissiez Gilberte Swann ? – Oui, c'est-à-dire qu'elle m'a parlé au cours, parce qu'elle avait les cahiers d'Histoire de France, elle a même été très gentille, elle me les a prêtés et je les lui ai rendus aussitôt que je l'ai vue. – Est-ce qu'elle est du genre de femmes que je n'aime pas ? – Oh ! pas du tout, tout le contraire. »

(...)

Les phrases de Vinteuil me firent penser à la petite phrase et je dis à Albertine qu'elle avait été comme l'hymne national de l'amour de Swann et d'Odette, « les parents de Gilberte, que vous connaissez je crois. Vous m'avez dit qu'elle avait mauvais genre. N'a-t-elle pas essayé d'avoir des relations avec vous ? Elle m'a parlé de vous. – Oui, comme ses parents la faisaient chercher en voiture au cours par les trop mauvais temps, je crois qu'elle me ramena une fois et m'embrassa », dit-elle au bout d'un moment, en riant et comme si c'était une confidence amusante. « Elle me demanda tout d'un coup si j'aimais les femmes. » (Mais si elle ne faisait que croire se rappeler que Gilberte l'avait ramenée, comment pouvait-elle dire avec autant de précision que Gilberte lui avait posé cette question bizarre ?) « Même, je ne sais quelle idée baroque me prit de la mystifier, je lui répondis que oui. » (On aurait dit qu'Albertine craignait que Gilberte m'eût raconté cela et qu'elle ne voulait pas que je constatasse qu'elle me mentait.) « Mais nous ne fîmes rien du tout. » (C'était étrange, si elles avaient échangé ces confidences, qu'elles n'eussent rien fait, surtout qu'avant cela même, elles s'étaient embrassées dans la voiture, au dire d'Albertine.) « Elle m'a ramenée comme cela quatre ou cinq fois, peut-être un peu plus, et c'est tout. » J'eus beaucoup de peine à ne poser aucune question, mais, me dominant pour avoir l'air de n'attacher à tout cela aucune importance, je revins aux tailleurs de pierre de Thomas Hardy.

(...)

Un jour pourtant je parlai à Gilberte d'Albertine et lui demandai si celle-ci aimait les femmes. « Oh ! pas du tout. – Mais vous disiez autrefois qu'elle avait mauvais genre. – J'ai dit cela, moi ? vous devez vous tromper. En tout cas si je l'ai dit, mais vous faites erreur, je parlais au contraire d'amourettes avec des jeunes gens. À cet âge-là, du reste, cela n'allait d'ailleurs probablement pas bien loin. » Gilberte disait-elle cela pour me cacher qu'elle-même, selon ce qu'Albertine m'avait dit, aimait les femmes, et avait fait à Albertine des propositions ? Ou bien (car les autres sont souvent plus renseignés sur notre vie que nous ne croyons) savait-elle que j'avais aimé, que j'avais été jaloux d'Albertine et (les autres pouvant savoir plus de vérité sur nous que nous ne croyons, mais l'étendre aussi trop loin, et être dans l'erreur par des suppositions excessives, alors que nous les avions espérés dans l'erreur par l'absence de toute supposition) s'imaginait-elle que je l'étais encore et me mettait-elle sur les yeux, par bonté, ce bandeau qu'on a toujours tout prêt pour les jaloux ? En tout cas, les paroles de Gilberte depuis « le mauvais genre » d'autrefois jusqu'au certificat de bonne vie et moeurs d'aujourd'hui suivaient une marche inverse des affirmations d'Albertine qui avait fini presque par avouer de demi-rapports avec Gilberte. Albertine m'avait étonné en cela, comme sur ce que m'avait dit Andrée, car pour toute cette petite bande j'avais d'abord cru avant de la connaître à sa perversité ; je m'étais rendu compte de mes fausses suppositions, comme il arrive si souvent quand on trouve une honnête fille et presque ignorante des réalités de l'amour dans le milieu qu'on avait cru à tort le plus dépravé. Puis j'avais refait le chemin en sens contraire, reprenant pour vraies mes suppositions du début. Mais peut-être Albertine avait-elle voulu me dire cela pour avoir l'air plus expérimentée qu'elle n'était et pour m'éblouir à Paris du prestige de sa perversité, comme la première fois à Balbec par celui de sa vertu. Et tout simplement quand je lui avais parlé des femmes qui aimaient les femmes, pour ne pas avoir l'air de ne pas savoir ce que c'était, comme dans une conversation on prend un air entendu si on parle de Fourier ou de Tobolsk, encore qu'on ne sache pas ce que c'est. Elle avait peut-être vécu près de l'amie de Mlle Vinteuil et d'Andrée, séparée par une cloison étanche d'elles qui croyaient qu'elle « n'en était pas », ne s'était renseignée ensuite – comme une femme qui épouse un homme de lettres cherche à se cultiver – qu'afin de me complaire en se rendant capable de répondre à mes questions, jusqu'au jour où elle avait compris qu'elles étaient inspirées par la jalousie et où elle avait fait machine en arrière. À moins que ce fût Gilberte qui me mentît. L'idée même me vint que c'était pour avoir appris d'elle, au cours d'un flirt qu'il aurait conduit dans le sens qui l'intéressait, qu'elle ne détestait pas les femmes, que Robert l'avait épousée, espérant des plaisirs qu'il n'avait pas dû trouver chez lui puisqu'il les prenait ailleurs. Aucune de ces hypothèses n'était absurde, car chez des femmes comme la fille d'Odette ou les jeunes filles de la petite bande il y a une telle diversité, un tel cumul de goûts alternants si même ils ne sont pas simultanés, qu'elles passent aisément d'une liaison avec une femme à un grand amour pour un homme, si bien que définir le goût réel et dominant reste difficile.