Balzac / Henry James / Proust : des yeux noirs tant ils étaient bleus | Tolstoï : Ses yeux gris et brillants, qui semblaient noirs à cause des sourcils très épais

1. Balzac (1837) : "des yeux noirs tant ils étaient bleus".

2. Tolstoï (1877) : "Ses yeux gris et brillants, qui semblaient noirs à cause des sourcils très épais"

3. Henry James (1902) : "Outside, on the balcony, her eyes showed as blue; within, at the mirror, they showed almost as black".

("Dehors, sur le balcon, ses yeux avaient semblé bleus ; dans le miroir, ils paraissaient presque noirs.")

4. Marcel Proust (1913) : "si elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait – je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus".

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1. HONORE DE BALZAC

Auprès du pauvre imprimeur, à qui son état, quoique si voisin de l'intelligence, donnait des nausées, auprès de ce Silène lourdement appuyé sur lui-même qui buvait à longs traits dans la coupe de la science et de la poésie, en s'enivrant afin d'oublier les malheurs de la vie de province, Lucien se tenait dans la pose gracieuse trouvée par les sculpteurs pour le Bacchus indien. Son visage avait la distinction des lignes de la beauté antique: c'était un front et un nez grecs, la blancheur veloutée des femmes, des yeux noirs tant ils étaient bleus, des yeux pleins d'amour, et dont le blanc le disputait en fraîcheur à celui d'un enfant. Ces beaux yeux étaient surmontés de sourcils comme tracés par un pinceau chinois et bordés de longs cils châtains. Le long des joues brillait un duvet soyeux dont la couleur s'harmonisait à celle d'une blonde chevelure naturellement bouclée. Une suavité divine respirait dans ses tempes d'un blanc doré. Une incomparable noblesse était empreinte dans son menton court, relevé sans brusquerie. Le sourire des anges tristes errait sur ses lèvres de corail rehaussées par de belles dents. Il avait les mains de l'homme bien né, des mains élégantes, à un signe desquelles les hommes devaient obéir et que les femmes aiment à baiser. Lucien était mince et de taille moyenne. A voir ses pieds, un homme aurait été d'autant plus tenté de le prendre pour une jeune fille déguisée, que, semblable à la plupart des hommes fins, pour ne pas dire astucieux, il avait les hanches conformées comme celles d'une femme. Cet indice, rarement trompeur, était vrai chez Lucien, que la pente de son esprit remuant amenait souvent, quand il analysait l'état actuel de la société, sur le terrain de la dépravation particulière aux diplomates qui croient que le succès est la justification de tous les moyens, quelque honteux qu'ils soient. L'un des malheurs auxquels sont soumises les grandes intelligences, c'est de comprendre forcément toutes choses, les vices aussi bien que les vertus.

Honoré de Balzac, Illusions perdues, Les deux poètes. Parution 1837

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2. LEON TOLSTOÏ

Vronskï suivit le conducteur jusqu’au wagon et à la portière du coupé, il s’arrêta pour laisser passer une dame qui descendait.

Avec le tact particulier d’un homme du monde, Vronskï reconnut du premier coup d’oeil que cette personne appartenait à la haute société. Il s’excusa et pénétra dans la voiture ; mais il éprouva le besoin de la regarder encore une fois, non à cause de sa beauté, de son élégance ou de la grâce discrète qui émanait de toute sa personne, mais parce qu’il avait remarqué, au moment où elle passait devant lui, l’expression douce et tendre de son joli visage. Quand il se retourna, elle aussi tourna la tête. Ses yeux gris et brillants, qui semblaient noirs à cause des sourcils très épais, s’arrêtèrent amicalement et attentivement sur son visage, comme si elle l’eût reconnu, et aussitôt se transportèrent sur la foule en mouvement comme y cherchant quelqu’un. Dans ce regard rapide, Vronskï remarqua aussitôt l’animation retenue qui se peignait sur son visage et dans ses yeux brillants et le sourire à peine visible qui glissa sur ses lèvres rouges.

Tout son être semblait déborder malgré elle dans l’éclat de son regard et la joie de son sourire. Elle s’efforça d’atténuer le feu de son regard, mais il continua de briller à son insu dans un imperceptible sourire.

Léon Tolstoï, Anna Karénine (1877), traduction par J.-Wladimir Bienstock.

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3. HENRY JAMES

 Wasn't it in fact the partial escape from this "worst" in which she was steeped to be able to make herself out again as agreeable to see? She stared into the tarnished glass too hard indeed to be staring at her beauty alone. She readjusted the poise of her black closely-feathered hat; retouched, beneath it, the thick fall of her dusky hair; kept her eyes aslant no less on her beautiful averted than on her beautiful presented oval. She was dressed altogether in black, which gave an even tone, by contrast, to her clear face and made her hair more harmoniously dark. Outside, on the balcony, her eyes showed as blue; within, at the mirror, they showed almost as black. She was handsome, but the degree of it was not sustained by items and aids; a circumstance moreover playing its part at almost any time in the impression she produced. The impression was one that remained, but as regards the sources of it no sum in addition would have made up the total. She had stature without height, grace without motion, presence without mass. Slender and simple, frequently soundless, she was somehow always in the line of the eye--she counted singularly for its pleasure. More "dressed," often, with fewer accessories, than other women, or less dressed, should occasion require, with more, she probably couldn't have given the key to these felicities. They were mysteries of which her friends were conscious--those friends whose general explanation was to say that she was clever, whether or no it were taken by the world as the cause or as the effect of her charm.

Henry James, The Wings of the Dove / Les Ailes de la colombe. Parution 1902

[Traduit de l'Anglais par Marie Tadié, Robert Laffont, Bouquins :
"N'était-ce pas un peu fuir ce "pire" dans lequel elle se trouvait plongée que de pouvoir se rendre agréable à voir ? Elle scrutait le miroir terni trop âprement pour quelqu'un qui ne contemple que sa beauté. Elle rétablit l'équilibre de son chapeau noir couvert de plumes ; arrangea la chute épaisse de ses cheveux sombres ; regarda de biais le bel ovale de son visage détourné ou offert. Elle était entièrement vêtue de noir, ce qui donnait par contraste une tonalité uniforme à son clair visage et faisait paraître ses cheveux plus harmonieusement noirs. Dehors, sur le balcon, ses yeux avaient semblé bleus ; dans le miroir, ils paraissaient presque noirs. Elle était belle, d'une beauté qui n'empruntait rien aux détails, particularité qui jouait un grand rôle dans l'impression qu'elle produisait. Cette impression était durable, mais impossible à analyser. Elle avait de l'allure sans être grande ; de la grâce, sans faire de gestes ; de la prestance, sans lourdeur. Simple et svelte, souvent silencieuse, on la remarquait cependant toujours avec un plaisir singulier. Selon les cas, elle semblait, avec moins d'ornements que les autres femmes, plus élégante ; ou, avec plus de recherche, plus simple, sans qu'on pût expliquer la raison de l'heureuse impression qu'elle produisait. Ses amis se rendaient compte de ce mystère et l'expliquaient en disant qu'elle était intelligente, sans préciser si son intelligence était la cause ou l'effet de son charme."]

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4. MARCEL PROUST

La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient leur bourse fraîche, du rose odorant et passé d’un cuir ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses circuits, dressait, aux points où il était percé, au-dessus des fleurs dont il imbibait les parfums, l’éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. Tout à coup, je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette d’un blond roux qui avait l’air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez « d’esprit d’observation » pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur, puisqu’elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait – je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.

Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec lui ; puis tant j’avais peur que d’une seconde à l’autre mon grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me fissent éloigner en me disant de courir un peu devant eux, d’un second regard, inconsciemment supplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me connaître ! Elle jeta en avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance de mon grand-père et de mon père, et sans doute l’idée qu’elle en rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle se détourna et d’un air indifférent et dédaigneux, se plaça de côté pour épargner à son visage d’être dans leur champ visuel ; et tandis que continuant à marcher et ne l’ayant pas aperçue, ils m’avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma direction, sans expression particulière, sans avoir l’air de me voir, mais avec une fixité et un sourire dissimulé, que je ne pouvais interpréter d’après les notions que l’on m’avait données sur la bonne éducation, que comme une preuve d’outrageant mépris ; et sa main esquissait en même temps un geste indécent, auquel quand il était adressé en public à une personne qu’on ne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu’un seul sens, celui d’une intention insolente.

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, Combray. Parution 1913