Virginia Woolf | Ce dissentiment troubla le bonheur d’Orlando qui, jusqu’alors, avait été parfait. Elle voulut examiner si la Nature était belle ou méchante

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Mais Orlando avait contracté en Angleterre quelques-unes des coutumes ou des maladies (selon le nom qu’il vous plaira de leur donner) qu’il est impossible, semble-t-il, de vaincre. Un soir, tandis que tous étaient assis autour du feu de camp et que le soleil couchant flamboyait sur les collines thessaliennes, Orlando s’écria :

« Comme c’est bon à manger ! »

(Les bohémiens n’ont pas de mot pour « beau ». « Bon à manger » est l’expression la plus proche.)

Tous les jeunes hommes et les jeunes femmes éclatèrent d’un rire énorme. Le ciel bon à manger ! Leurs aînés, cependant, qui en savaient un peu plus long sur les étrangers, devinrent soupçonneux. Ils remarquèrent qu’Orlando passait de longues heures assise, à ne rien faire que promener ses regards de-çà de-là ; souvent ils la surprirent au sommet d’une colline, perdue dans une contemplation des lointains, tandis que les chèvres s’en allaient brouter et vagabonder à leur guise. Alors on la soupçonna d’hérésie, et les Anciens de la tribu, hommes et femmes, jugèrent qu’elle était tombée dans les griffes du plus vil et du plus cruel de tous les Dieux : la Nature. D’ailleurs, ils ne se trompaient guère. Orlando était atteinte de cette maladie congénitale anglaise : l’amour de la Nature, et dans cette contrée où la Nature est infiniment plus vaste et plus puissante qu’en Angleterre, plus que jamais elle était tombée en son pouvoir. Ce mal est trop connu, et la littérature clinique en est, hélas ! trop abondante pour qu’une nouvelle description soit ici nécessaire : de brefs rappels suffiront. Imaginez des monts ; des vals ; des ruisseaux. Orlando grimpait sur les monts ; se perdait dans les vals ; s’asseyait au bord des ruisseaux. Elle comparait les collines à des remparts, à la gorge des ramiers et aux flancs des génisses. Elle comparait les fleurs aux émaux, le gazon à un tapis turc aminci par l’usure. Les arbres étaient des mégères rabougries, les troupeaux un moutonnement de roches grises. Tout, en fait, était autre chose. Ayant trouvé le lac sur la montagne, elle manqua s’y précipiter à la recherche de la sagesse qu’elle pensait dormante sous ses eaux ; et lorsque, du plus haut sommet, elle contemplait à l’horizon, par-delà la mer de Marmara, les plaines de Grèce, distinguait (elle avait des yeux admirables) l’Acropole avec une ou deux hachures blanches qui étaient à coup sûr, pensait-elle, le Parthénon, l’âme élargie autant que les yeux, elle demandait, dans une prière, de partager la majesté des collines, de connaître la sérénité des plaines, etc., comme le font tous les adorateurs de la nature. Puis, elle ramenait ses regards à ses pieds, et la rouge hyacinthe, l’iris pourpre lui arrachaient des pleurs, la faisaient délirer d’amour pour la bonne et belle nature ; quand elle relevait les yeux, elle voyait planer un aigle, imaginait ses ivresses, finissait par les ressentir. Sur le chemin du retour, elle saluait chaque étoile, chaque pic, dans le camp chaque feu de veille comme si leur message n’eût été que pour elle ; et lorsque, à la fin, elle se jetait sur sa natte, dans la tente des bohémiens, elle ne pouvait s’empêcher de crier encore : « Comme c’est bon à manger ! Comme c’est bon à manger ! » (C’est un fait curieux, en effet, que les hommes, même lorsqu’ils n’ont à leur service que des moyens d’expression rudimentaires qui les forcent à dire « bon à manger » pour « beau » et réciproquement, préfèrent endurer le ridicule et l’incompréhension plutôt que de garder une impression pour eux.) Tous les jeunes bohémiens riaient. Mais Rustum El Sadi, le vieillard qui avait servi de guide à Orlando quand elle était sortie de Constantinople sur son âne, Rustum El Sadi gardait le silence. Il avait un nez comme un cimeterre, des joues qu’une grêle de fer semblait avoir longuement ravinées, le teint sombre, les yeux aigus ; il surveillait étroitement Orlando tout en tirant sur sa houka. Il la soupçonnait fortement d’avoir la Nature pour Dieu. Un jour il la trouva en larmes. Son Dieu, songea-t-il, l’a punie, et il dit à Orlando qu’il n’en était pas étonné. Il lui montra les doigts de sa main gauche ratatinés par la gelée ; il lui montra son pied droit que la chute d’un roc avait broyé. Voilà ce que son Dieu faisait aux hommes. Lorsqu’elle objecta que « c’était si beau », en se servant du mot anglais, il secoua la tête ; et lorsqu’elle redit la phrase, il s’irrita. Il comprit que la foi d’Orlando n’était pas sa foi : tout sage et tout ancien qu’il fût, il n’en fallait pas plus pour le mettre en fureur.

Ce dissentiment troubla le bonheur d’Orlando qui, jusqu’alors, avait été parfait. Elle voulut examiner si la Nature était belle ou méchante ; puis ce qu’était en soi cette beauté ; si elle était en effet dans les choses ou seulement dans l’âme humaine ; ayant ainsi touché le problème du réel, elle fut poussée vers la vérité qui, à son tour, la poussa, comme jadis sur sa colline, vers l’Amour, l’Amitié, ou la Poésie ; et de méditation en méditation elle finit, puisqu’elle ne pouvait rien dire, par soupirer, comme elle n’avait jamais soupiré auparavant, après une plume et de l’encre.

« Oh ! Si seulement je pouvais écrire ! » s’écria-t-elle (car elle partageait l’étrange préjugé des écrivains qui croient, lorsqu’ils ont écrit une phrase, n’être plus seuls à la penser). Elle n’avait pas d’encre, et de papier très peu. Mais elle fit de l’encre avec des mûres et du vin ; et, en utilisant les marges et les espaces vides de son manuscrit Le Chêne, elle parvint, grâce à une sténographie particulière, à transcrire d’abord un long poème en vers blancs sur le paysage qui l’entourait, puis un dialogue où elle discutait avec elle-même, dans un style assez concis, la question du Beau et du Vrai. Elle goûta dans ce travail de longues heures de bonheur. Mais les bohémiens devenaient chaque jour plus soupçonneux. Ils remarquèrent, en premier lieu, qu’elle mettait moins de zèle à traire et à faire des fromages ; puis, elle hésitait souvent avant de répondre ; un jour, enfin, un jeune bohémien, paisiblement endormi, s’était réveillé en sursaut sous l’insistance de son regard. Ce malaise gagnait parfois la tribu tout entière, plusieurs douzaines d’adultes, hommes et femmes. Il naissait du sentiment (ces gens-là ont des impressions subtiles fort en avance sur leur vocabulaire) que tout ce qu’ils faisaient croulait en cendres sous leurs doigts. Une vieille femme tressait un panier, un jeune garçon écorchait un mouton, et tous deux travaillaient allégrement, une chanson, une mélopée aux lèvres : Orlando, sur ces entrefaites, pénétrait dans le camp, se jetait sur le sol à côté du feu et regardait fixement dans les flammes. Sans qu’elle eût besoin de jeter un coup d’œil vers les bohémiens, ils sentaient : « Voici quelqu’un qui doute (nous donnons du dialecte bohémien une traduction approximative) ; voici quelqu’un qui n’agit pas pour agir, qui ne regarde pas pour regarder ; voici quelqu’un qui ne croit ni aux peaux de mouton ni aux paniers, mais qui voit (peureusement ils regardaient tout autour de la tente) quelque chose d’autre ». Alors un sentiment vague, mais désagréable, levait dans l’âme de la vieille et du garçon. Ils cassaient leurs brins d’osier, ils se coupaient le doigt. Une noire fureur s’emparait d’eux. Qu’elle quitte la tente, songeaient-ils, qu’elle ne revienne jamais auprès de nous. Pourtant c’était une bonne fille, admettaient-ils, d’un naturel serviable et gai ; puis, une seule de ses perles aurait payé le plus beau troupeau de chèvres de Brousse.

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English text:

But Orlando had contracted in England some of the customs or diseases (whatever you choose to consider them) which cannot, it seems, be expelled. One evening, when they were all sitting round the camp fire and the sunset was blazing over the Thessalian hills, Orlando exclaimed:

‘How good to eat!’

(The gipsies have no word for ‘beautiful’. This is the nearest.)

All the young men and women burst out laughing uproariously. The sky good to eat, indeed! The elders, however, who had seen more of foreigners than they had, became suspicious. They noticed that Orlando often sat for whole hours doing nothing whatever, except look here and then there; they would come upon her on some hill-top staring straight in front of her, no matter whether the goats were grazing or straying. They began to suspect that she had other beliefs than their own, and the older men and women thought it probable that she had fallen into the clutches of the vilest and cruellest among all the Gods, which is Nature. Nor were they far wrong. The English disease, a love of Nature, was inborn in her, and here, where Nature was so much larger and more powerful than in England, she fell into its hands as she had never done before. The malady is too well known, and has been, alas, too often described to need describing afresh, save very briefly. There were mountains; there were valleys; there were streams. She climbed the mountains; roamed the valleys; sat on the banks of the streams. She likened the hills to ramparts, to the breasts of doves, and the flanks of kine. She compared the flowers to enamel and the turf to Turkey rugs worn thin. Trees were withered hags, and sheep were grey boulders. Everything, in fact, was something else. She found the tarn on the mountain-top and almost threw herself in to seek the wisdom she thought lay hid there; and when, from the mountain-top, she beheld far off, across the Sea of Marmara, the plains of Greece, and made out (her eyes were admirable) the Acropolis with a white streak or two, which must, she thought, be the Parthenon, her soul expanded with her eyeballs, and she prayed that she might share the majesty of the hills, know the serenity of the plains, etc. etc., as all such believers do. Then, looking down, the red hyacinth, the purple iris wrought her to cry out in ecstasy at the goodness, the beauty of nature; raising her eyes again, she beheld the eagle soaring, and imagined its raptures and made them her own. Returning home, she saluted each star, each peak, and each watch-fire as if they signalled to her alone; and at last, when she flung herself upon her mat in the gipsies’ tent, she could not help bursting out again, How good to eat! How good to eat! (For it is a curious fact that though human beings have such imperfect means of communication, that they can only say ‘good to eat’ when they mean ‘beautiful’ and the other way about, they will yet endure ridicule and misunderstanding rather than keep any experience to themselves.) All the young gipsies laughed. But Rustum el Sadi, the old man who had brought Orlando out of Constantinople on his donkey, sat silent. He had a nose like a scimitar; his cheeks were furrowed as if from the age-long descent of iron hail; he was brown and keen-eyed, and as he sat tugging at his hookah he observed Orlando narrowly. He had the deepest suspicion that her God was Nature. One day he found her in tears. Interpreting this to mean that her God had punished her, he told her that he was not surprised. He showed her the fingers of his left hand, withered by the frost; he showed her his right foot, crushed where a rock had fallen. This, he said, was what her God did to men. When she said, ‘But so beautiful’, using the English word, he shook his head; and when she repeated it he was angry. He saw that she did not believe what he believed, and that was enough, wise and ancient as he was, to enrage him.

This difference of opinion disturbed Orlando, who had been perfectly happy until now. She began to think, was Nature beautiful or cruel; and then she asked herself what this beauty was; whether it was in things themselves, or only in herself; so she went on to the nature of reality, which led her to truth, which in its turn led to Love, Friendship, Poetry (as in the days on the high mound at home); which meditations, since she could impart no word of them, made her long, as she had never longed before, for pen and ink.

‘Oh! if only I could write!’ she cried (for she had the odd conceit of those who write that words written are shared). She had no ink; and but little paper. But she made ink from berries and wine; and finding a few margins and blank spaces in the manuscript of ‘The Oak Tree’, managed by writing a kind of shorthand, to describe the scenery in a long, blank version poem, and to carry on a dialogue with herself about this Beauty and Truth concisely enough. This kept her extremely happy for hours on end. But the gipsies became suspicious. First, they noticed that she was less adept than before at milking and cheese-making; next, she often hesitated before replying; and once a gipsy boy who had been asleep, woke in a terror feeling her eyes upon him. Sometimes this constraint would be felt by the whole tribe, numbering some dozens of grown men and women. It sprang from the sense they had (and their senses are very sharp and much in advance of their vocabulary) that whatever they were doing crumbled like ashes in their hands. An old woman making a basket, a boy skinning a sheep, would be singing or crooning contentedly at their work, when Orlando would come into the camp, fling herself down by the fire and gaze into the flames. She need not even look at them, and yet they felt, here is someone who doubts; (we make a rough-and-ready translation from the gipsy language) here is someone who does not do the thing for the sake of doing; nor looks for looking’s sake; here is someone who believes neither in sheep-skin nor basket; but sees (here they looked apprehensively about the tent) something else. Then a vague but most unpleasant feeling would begin to work in the boy and in the old woman. They broke their withys; they cut their fingers. A great rage filled them. They wished Orlando would leave the tent and never come near them again. Yet she was of a cheerful and willing disposition, they owned; and one of her pearls was enough to buy the finest herd of goats in Broussa.

Oeuvre