210 Mon Dieu, les ministres, mon cher Monsieur

« Mon Dieu, les ministres, mon cher Monsieur » était en train de dire Mme de Villeparisis s'adressant plus particulièrement à mon ancien camarade et renouant le fil d'une conversation que mon entrée avait interrompue, « personne ne voulait les voir. Si petite que je fusse, je me rappelle encore le roi priant mon grand-père d'inviter M. Decazes à une redoute où mon père devait danser avec la duchesse de Berry. “Vous me ferez plaisir, Florimond”, disait le roi. Mon grand-père, qui était un peu sourd, ayant entendu M. de Castries, trouvait la demande toute naturelle. Quand il comprit qu'il s'agissait de M. Decazes, il eut un moment de révolte, mais s'inclina et écrivit le soir même à M. Decazes en le suppliant de lui faire la grâce et l'honneur d'assister à son bal qui avait lieu la semaine suivante. Car on était poli, monsieur, dans ce temps-là, et une maîtresse de maison n'aurait pas su se contenter d'envoyer sa carte en ajoutant à la main : “une tasse de thé”, ou “thé dansant”, ou “thé musical”. Mais si on savait la politesse, on n'ignorait pas non plus l'impertinence. M. Decazes accepta, mais la veille du bal on apprenait que mon grand-père se sentant souffrant avait décommandé la redoute. Il avait obéi au roi, mais il n'avait pas eu M. Decazes à son bal… Oui, monsieur, je me souviens très bien de M. Molé, c'était un homme d'esprit, il l'a prouvé quand il a reçu M. de Vigny à l'Académie, mais il était très solennel et je le vois encore descendant dîner chez lui son chapeau haute forme à la main.

— Ah ! c'est bien évocateur d'un temps assez pernicieusement philistin, car c'était sans doute une habitude universelle d'avoir son chapeau à la main chez soi », dit Bloch, désireux de profiter de cette occasion si rare de s'instruire, auprès d'un témoin oculaire, des particularités de la vie aristocratique d'autrefois, tandis que l'archiviste, sorte de secrétaire intermittent de la marquise, jetait sur elle des regards attendris et semblait nous dire : « Voilà comme elle est, elle sait tout, elle a connu tout le monde, vous pouvez l'interroger sur ce que vous voudrez, elle est extraordinaire. »

« Mais non », répondit Mme de Villeparisis tout en disposant plus près d'elle le verre où trempaient les cheveux de Vénus que tout à l'heure elle recommencerait à peindre, « c'était une habitude à M. Molé, tout simplement. Je n'ai jamais vu mon père avoir son chapeau chez lui, excepté, bien entendu, quand le roi venait, puisque le roi étant partout chez lui, le maître de la maison n'est plus qu'un visiteur dans son propre salon.

— Aristote nous a dit dans le chapitre II… », hasarda M. Pierre, l'historien de la Fronde, mais si timidement que personne n'y fit attention. Atteint depuis quelques semaines d'insomnies nerveuses qui résistaient à tous les traitements, il ne se couchait plus et, brisé de fatigue, ne sortait que quand ses travaux rendaient nécessaire qu'il se déplaçât. Incapable de recommencer souvent ces expéditions si simples pour d'autres mais qui lui coûtaient autant que si pour les faire il descendait de la lune, il était surpris de trouver souvent que la vie de chacun n'était pas organisée d'une façon permanente pour donner leur maximum d'utilité aux brusques élans de la sienne. Il trouvait parfois fermée une bibliothèque qu'il n'était allé voir qu'en se campant artificiellement debout et dans une redingote comme un homme de Wells. Par bonheur il avait rencontré Mme de Villeparisis chez elle et allait voir le portrait.

Bloch lui coupa la parole.

« Vraiment », dit-il en répondant à ce que venait de dire Mme de Villeparisis au sujet du protocole réglant les visites royales, « je ne savais absolument pas cela » (comme s'il était étrange qu'il ne le sût pas).

« À propos de ce genre de visites, vous savez la plaisanterie cupide que m'a faite hier matin mon neveu Basin ? demanda Mme de Villeparisis à l'archiviste. Il m'a fait dire, au lieu de s'annoncer, que c'était la reine de Suède qui demandait à me voir.

— Ah ! il vous a fait dire cela froidement comme cela ! Il en a de bonnes ! » s'écria Bloch en s'esclaffant, tandis que l'historien souriait avec une timidité majestueuse.

« J'étais assez étonnée parce que je n'étais revenue de la campagne que depuis quelques jours ; j'avais demandé pour être un peu tranquille qu'on ne dise à personne que j'étais à Paris, et je me demandais comment la reine de Suède le savait déjà », reprit Mme de Villeparisis laissant ses visiteurs étonnés qu'une visite de la reine de Suède ne fût en elle-même rien d'anormal pour leur hôtesse.

Certes si le matin Mme de Villeparisis avait compulsé avec l'archiviste la documentation de ses Mémoires, en ce moment elle en essayait à son insu le mécanisme et le sortilège sur un public moyen, représentatif de celui où se recruteraient un jour ses lecteurs. Le salon de Mme de Villeparisis pouvait se différencier d'un salon véritablement élégant d'où auraient été absentes beaucoup de bourgeoises qu'elle recevait et où on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi avait fini par attirer, mais cette nuance n'est pas perceptible dans ses Mémoires, où certaines relations médiocres qu'avait l'auteur disparaissent, parce qu'elles n'ont pas l'occasion d'y être citées ; et des visiteuses qu'il n'avait pas n'y font pas faute, parce que dans l'espace forcément restreint qu'offrent ces Mémoires, peu de personnes peuvent figurer et que, si ces personnes sont des personnages princiers, des personnalités historiques, l'impression maximum d'élégance que des Mémoires puissent donner au public se trouve atteinte. Au jugement de Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis était un salon de troisième ordre ; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais personne ne sait plus guère aujourd'hui qui était Mme Leroi, son jugement s'est évanoui, et c'est le salon de Mme de Villeparisis, où fréquentait la reine de Suède, où avaient fréquenté le duc d'Aumale, le duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considéré comme un des plus brillants du XIXe siècle par cette postérité qui n'a pas changé depuis les temps d'Homère et de Pindare, et pour qui le rang enviable c'est la haute naissance, royale ou quasi royale, l'amitié des rois, des chefs du peuple, des hommes illustres.

Or, de tout cela Mme de Villeparisis avait un peu dans son salon actuel et dans les souvenirs, quelquefois retouchés légèrement, à l'aide desquels elle le prolongeait dans le passé. Puis M. de Norpois, qui n'était pas capable de refaire une vraie situation à son amie, lui amenait en revanche les hommes d'État étrangers ou français qui avaient besoin de lui et savaient que la seule manière efficace de lui faire leur cour était de fréquenter chez Mme de Villeparisis. Peut-être Mme Leroi connaissait-elle aussi ces éminentes personnalités européennes. Mais en femme agréable et qui fuit le ton des bas-bleus, elle se gardait de parler de la question d'Orient aux premiers ministres aussi bien que de l'essence de l'amour aux romanciers et aux philosophes. « L'amour ? avait-elle répondu une fois à une dame prétentieuse qui lui avait demandé : “Que pensez-vous de l'amour ?” L'amour ? je le fais souvent mais je n'en parle jamais. » Quand elle avait chez elle de ces célébrités de la littérature et de la politique, elle se contentait, comme la duchesse de Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux cela que les grandes conversations à idées générales où les contraignait Mme de Villeparisis. Mais ces conversations, peut-être ridicules dans le monde, ont fourni aux « Souvenirs » de Mme de Villeparisis de ces morceaux excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans des Mémoires comme dans les tragédies à la Corneille. D'ailleurs les salons des Mme de Villeparisis peuvent seuls passer à la postérité parce que les Mme Leroi ne savent pas écrire et, le sauraient-elles, n'en auraient pas le temps. Et si les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis sont la cause du dédain des Mme Leroi, à son tour le dédain des Mme Leroi sert singulièrement les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis en faisant aux dames bas-bleus le loisir que réclame la carrière des lettres. Dieu qui veut qu'il y ait quelques livres bien écrits souffle pour cela ces dédains dans le coeur des Mme Leroi, car il sait que si elles invitaient à dîner les Mme de Villeparisis, celles-ci laisseraient immédiatement leur écritoire et feraient atteler pour huit heures.

Au bout d'un instant entra d'un pas lent et solennel une vieille dame d'une haute taille et qui, sous son chapeau de paille relevé, laissait voir une monumentale coiffure blanche à la Marie-Antoinette. Je ne savais pas alors qu'elle était une des trois femmes qu'on pouvait observer encore dans la société parisienne et qui, comme Mme de Villeparisis, tout en étant d'une grande naissance, avaient été réduites pour des raisons qui se perdaient dans la nuit des temps et qu'aurait pu nous dire seul quelque vieux beau de cette époque à ne recevoir qu'une lie de gens dont on ne voulait pas ailleurs. Chacune de ces dames avait sa « duchesse de Guermantes », sa nièce brillante qui venait lui rendre des devoirs, mais ne serait pas parvenue à attirer chez elle la « duchesse de Guermantes » d'une des deux autres. Mme de Villeparisis était fort liée avec ces trois dames, mais elle ne les aimait pas. Peut-être leur situation assez analogue à la sienne lui en présentait-elle une image qui ne lui était pas agréable. Puis, aigries, bas-bleus, cherchant, par le nombre des saynètes qu'elles faisaient jouer, à se donner l'illusion d'un salon, elles avaient entre elles des rivalités qu'une fortune assez délabrée au cours d'une existence peu tranquille, les forçant à compter, à profiter du concours gracieux d'un artiste, transformait en une sorte de lutte pour la vie. De plus la dame à la coiffure de Marie-Antoinette, chaque fois qu'elle voyait Mme de Villeparisis, ne pouvait s'empêcher de penser que la duchesse de Guermantes n'allait pas à ses vendredis. Sa consolation était qu'à ces mêmes vendredis ne manquait jamais, en bonne parente, la princesse de Poix, laquelle était sa Guermantes à elle et qui n'allait jamais chez Mme de Villeparisis quoique Mme de Poix fût amie intime de la duchesse.

Néanmoins de l'hôtel du quai Malaquais aux salons de la rue de Tournon, de la rue de la Chaise et du faubourg Saint-Honoré, un lien aussi fort que détesté unissait les trois divinités déchues desquelles j'aurais bien voulu apprendre, en feuilletant quelque dictionnaire mythologique de la société, quelle aventure galante, quelle outrecuidance sacrilège, avaient amené la punition. La même origine brillante, la même déchéance actuelle entraient peut-être pour beaucoup dans telle nécessité qui les poussait, en même temps qu'à se haïr, à se fréquenter. Puis chacune d'elles trouvait dans les autres un moyen commode de faire des politesses à ses visiteurs. Comment ceux-ci n'eussent-ils pas cru pénétrer dans le faubourg le plus fermé, quand on les présentait à une dame fort titrée dont la soeur avait épousé un duc de Sagan ou un prince de Ligne ? D'autant plus qu'on parlait infiniment plus dans les journaux de ces prétendus salons que des vrais. Même les neveux « gratin » à qui un camarade demandait de les mener dans le monde (Saint-Loup tout le premier) disaient : « Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou chez ma tante X, c'est un salon intéressant. » Ils savaient surtout que cela leur donnerait moins de peine que de faire pénétrer lesdits amis chez les nièces ou belles-soeurs élégantes de ces dames. Les hommes très âgés, les jeunes femmes qui l'avaient appris d'eux, me dirent que si ces vieilles dames n'étaient pas reçues, c'était à cause du dérèglement extraordinaire de leur conduite, lequel, quand j'objectai que ce n'est pas un empêchement à l'élégance, me fut représenté comme ayant dépassé toutes les proportions aujourd'hui connues. L'inconduite de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait, dans la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais imaginer, proportionné à la grandeur des époques antéhistoriques, à l'âge du Mammouth. Bref ces trois Parques à cheveux blancs, bleus ou roses avaient filé le mauvais coton d'un nombre incalculable de messieurs. Je pensais que les hommes d'aujourd'hui exagéraient les vices de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composèrent Icare, Thésée, Hercule avec des hommes qui avaient été peu différents de ceux qui longtemps après les divinisaient. Mais on ne fait la somme des vices d'un être que quand il n'est plus guère en état de les exercer, et qu'à la grandeur du châtiment social, qui commence à s'accomplir et qu'on constate seul, on mesure, on imagine, on exagère celle du crime qui a été commis. Dans cette galerie de figures symboliques qu'est le « monde », les femmes véritablement légères, les Messalines complètes, présentent toujours l'aspect solennel d'une dame d'au moins soixante-dix ans, hautaine, qui reçoit tant qu'elle peut, mais non qui elle veut, chez qui ne consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à redire, à laquelle le pape donne toujours sa « rose d'or », et qui quelquefois a écrit sur la jeunesse de Lamartine un ouvrage couronné par l'Académie française.

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