264 Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa bibliothèque

Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa bibliothèque. Au moment où j'y entrais, sortit un petit homme aux cheveux tout blancs, l'air pauvre, avec une petite cravate noire comme en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-père, mais d'un aspect plus timide et qui, m'adressant de grands saluts, ne voulut jamais descendre avant que je fusse passé. Le duc lui cria de la bibliothèque quelque chose que je ne compris pas, et l'autre répondit avec de nouveaux saluts adressés à la muraille, car le duc ne pouvait le voir, mais répétés tout de même sans fin, comme ces inutiles sourires des gens qui causent avec vous par le téléphone ; il avait une voix de fausset, et me resalua avec une humilité d'homme d'affaires. Et ce pouvait d'ailleurs être un homme d'affaires de Combray, tant il avait le genre provincial, suranné et doux des petites gens, des vieillards modestes de là-bas.

« Vous verrez Oriane tout à l'heure, me dit le duc quand je fus entré. Comme Swann doit venir tout à l'heure lui apporter les épreuves de son étude sur les monnaies de l'Ordre de Malte, et, ce qui est pis, une photographie immense où il a fait reproduire les deux faces de ces monnaies, Oriane a préféré s'habiller d'abord, pour pouvoir rester avec lui jusqu'au moment d'aller dîner. Nous sommes déjà encombrés d'affaires à ne pas savoir où les mettre et je me demande où nous allons fourrer cette photographie. Mais j'ai une femme trop aimable, qui aime trop à faire plaisir. Elle a cru que c'était gentil de demander à Swann de pouvoir regarder les uns à côté des autres tous ces grands maîtres de l'Ordre dont il a trouvé les médailles à Rhodes. Car je vous disais Malte, c'est Rhodes, mais c'est le même Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem. Dans le fond elle ne s'intéresse à cela que parce que Swann s'en occupe. Notre famille est très mêlée à toute cette histoire ; même encore aujourd'hui, mon frère que vous connaissez est un des plus hauts dignitaires de l'Ordre de Malte. Mais j'aurais parlé de tout cela à Oriane, elle ne m'aurait seulement pas écouté. En revanche, il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c'est inouï la rage des gens d'une religion à étudier celle des autres) l'aient conduit à l'histoire des Chevaliers de Rhodes, héritiers des Templiers, pour qu'aussitôt Oriane veuille voir les têtes de ces chevaliers. Ils étaient de fort petits garçons à côté des Lusignan rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais jusqu'ici Swann ne s'est pas occupé d'eux, aussi Oriane ne veut rien savoir sur les Lusignan. » Je ne pus pas tout de suite dire au duc pourquoi j'étais venu. En effet, quelques parents ou amies, comme Mme de Silistrie et la duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite à la duchesse qui recevait souvent avant le dîner, et ne la trouvant pas restèrent un moment avec le duc. La première de ces dames (la princesse de Silistrie), habillée avec simplicité, sèche mais l'air aimable, tenait à la main une canne. Je craignis d'abord qu'elle ne fût blessée ou infirme. Elle était au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse au duc d'un cousin germain à lui – pas du côté Guermantes, mais plus brillant encore s'il était possible – dont l'état de santé, très atteint depuis quelque temps, s'était subitement aggravé. Mais il était visible que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en répétant : « Pauvre Marna ! c'est un si bon garçon », portait un diagnostic favorable. En effet le dîner auquel devait assister le duc l'amusait, la grande soirée chez la princesse de Guermantes ne l'ennuyait pas, mais surtout il devait aller à une heure du matin, avec sa femme, à un grand souper et bal costumé en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et d'Isabeau de Bavière pour la duchesse étaient tout prêts. Et le duc entendait ne pas être troublé dans ces divertissements multiples par la souffrance du bon Amanien d'Osmond. Deux autres dames porteuses de canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de Bréquigny, vinrent ensuite faire visite à Basin et déclarèrent que l'état du cousin Marna ne laissait plus d'espoir. Après avoir haussé les épaules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles répondirent que non, à cause de l'état d'Amanien qui était à toute extrémité, et même elles s'étaient décommandées du dîner où allait le duc, et duquel elles lui énumérèrent les convives, le frère du roi Théodose, l'infante Marie-Conception, etc. Comme le marquis d'Osmond était leur parent à un degré moins proche qu'il n'était de Basin, leur « défection » parut au duc une espèce de blâme indirect de sa conduite et il se montra peu aimable. Aussi, bien que descendues des hauteurs de l'hôtel de Bréquigny pour voir la duchesse (ou plutôt pour lui annoncer le caractère alarmant, et incompatible pour les parents avec les réunions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne restèrent-elles pas longtemps, et, munies de leur bâton d'alpiniste, Walpurge et Dorothée (tels étaient les prénoms des deux soeurs) reprirent la route escarpée de leur faîte. Je n'ai jamais pensé à demander aux Guermantes à quoi correspondaient ces cannes, si fréquentes dans un certain faubourg Saint-Germain. Peut-être, considérant toute la paroisse comme leur domaine et n'aimant pas prendre de fiacres, faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne fracture, due à l'usage immodéré de la chasse et aux chutes de cheval qu'il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de l'humidité de la rive gauche et des vieux châteaux, leur rendaient la canne nécessaire. Peut-être n'étaient-elles pas parties, dans le quartier, en expédition si lointaine, et, seulement descendues dans leur jardin (peu éloigné de celui de la duchesse) pour faire la cueillette des fruits nécessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer chez elles, dire bonsoir à Mme de Guermantes, chez laquelle elles n'allaient pourtant pas jusqu'à apporter un sécateur ou un arrosoir. Le duc parut touché que je fusse venu chez eux le jour même de son retour. Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander à sa femme de s'informer si sa cousine m'avait réellement invité. Je venais d'effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de Guermantes n'aimaient pas rendre. Le duc me dit qu'il était trop tard, que si la princesse ne m'avait pas envoyé d'invitation, il aurait l'air d'en demander une, que déjà ses cousins lui en avaient refusé une, une fois, et qu'il ne voulait plus, ni de près, ni de loin, avoir l'air de se mêler de leurs listes, « de s'immiscer », enfin qu'il ne savait même pas si lui et sa femme, qui dînaient en ville, ne rentreraient pas aussitôt après chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de n'être pas allés à la soirée de la princesse était de lui cacher leur retour à Paris, que certainement, sans cela, ils se seraient au contraire empressés de lui faire connaître en lui envoyant un mot ou un coup de téléphone à mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothèse les listes de la princesse étaient certainement closes. « Vous n'êtes pas mal avec elle », me dit-il d'un air soupçonneux, les Guermantes craignant toujours de ne pas être au courant des dernières brouilles et qu'on ne cherchât à se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait l'habitude de prendre sur lui toutes les décisions qui pouvaient sembler peu aimables : « Tenez, mon petit », me dit-il tout à coup, comme si l'idée lui en venait brusquement à l'esprit, « j'ai même envie de ne pas dire du tout à Oriane que vous m'avez parlé de cela. Vous savez comme elle est aimable, de plus elle vous aime énormément, elle voudrait envoyer chez sa cousine, malgré tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est fatiguée après dîner, il n'y aura plus d'excuse, elle sera forcée d'aller à la soirée. Non, décidément, je ne lui en dirai rien. Du reste vous allez la voir tout à l'heure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si vous vous décidez à aller chez mes cousins, je n'ai pas besoin de vous dire quelle joie nous aurons de passer la soirée avec vous. » Les motifs d'humanité sont trop sacrés pour que celui devant qui on les invoque ne s'incline pas devant eux, qu'il les croie sincères ou non ; je ne voulus pas avoir l'air de mettre un instant en balance mon invitation et la fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler du but de ma visite, exactement comme si j'avais été dupe de la petite comédie que m'avait jouée M. de Guermantes. Je demandai au duc s'il croyait que j'avais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria.

« Mais non, me dit-il d'un air de connaisseur ; je sais le nom que vous dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n'est pas du tout le genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez là que des gens excessivement comme il faut et très ennuyeux, des duchesses portant des titres qu'on croyait éteints et qu'on a ressortis pour la circonstance, tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg, d'Altesses étrangères, mais n'espérez pas l'ombre de Stermaria, Gilbert serait malade, même de votre supposition. Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un superbe tableau que j'ai acheté à mon cousin, en partie en échange des Elstir, que décidément nous n'aimions pas. On me l'a vendu pour un Philippe de Champagne, mais moi je crois que c'est encore plus grand. Voulez-vous ma pensée ? Je crois que c'est un Vélasquez et de la plus belle époque », me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour connaître mon impression, soit pour l'accroître. Un valet de pied entra.

« Madame la duchesse fait demander à Monsieur le duc si Monsieur le duc veut bien recevoir M. Swann, parce que Madame la duchesse n'est pas encore prête.

— Faites entrer M. Swann », dit le duc après avoir regardé sa montre et vu qu'il avait lui-même quelques minutes encore avant d'aller s'habiller. « Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n'est pas prête. Inutile de parler devant Swann de la soirée de Marie-Gilbert, me dit le duc. Je ne sais pas s'il est invité. Gilbert l'aime beaucoup, parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute une histoire. (Sans ça, vous pensez ! mon cousin qui tombe en attaque quand il voit un juif à cent mètres.) Mais enfin maintenant ça s'aggrave de l'affaire Dreyfus, Swann aurait dû comprendre qu'il devait, plus que tout autre, couper tout câble avec ces gens-là ; or, tout au contraire, il tient des propos fâcheux. »

Le duc rappela le valet de pied pour savoir si celui qu'il avait envoyé chez le cousin d'Osmond était revenu. En effet le plan du duc était le suivant : comme il croyait avec raison son cousin mourant, il tenait à faire prendre des nouvelles avant la mort, c'est-à-dire avant le deuil forcé. Une fois couvert par la certitude officielle qu'Amanien était encore vivant, il ficherait le camp à son dîner, à la soirée du prince, à la redoute où il serait en Louis XI et où il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle maîtresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain, quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s'il avait trépassé dans la soirée. « Non, monsieur le duc, il n'est pas encore revenu. – Cré nom de Dieu ! on ne fait jamais ici les choses qu'à la dernière heure », dit le duc à la pensée qu'Amanien avait eu le temps de « claquer » pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute. Il fit demander Le Temps où il n'y avait rien.

Sommaire du volume