263 Mais enfin je ne puis vous donner d'éclaircissements

Mais enfin je ne puis vous donner d'éclaircissements sur tout cela, ma compétence s'arrête au faubourg Saint-Germain où, entre tous les Courvoisier et Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez à découvrir un introducteur, de vieilles gales tirées tout exprès de Balzac et qui vous amuseront. Naturellement tout cela n'a rien à voir avec le prestige de la princesse de Guermantes, mais, sans moi et mon Sésame, la demeure de celle-ci est inaccessible.

— C'est vraiment très beau, monsieur, l'hôtel de la princesse de Guermantes.

— Oh ! ce n'est pas très beau. C'est ce qu'il y a de plus beau ; après la princesse toutefois.

— La princesse de Guermantes est supérieure à la duchesse de Guermantes ?

— Oh ! cela n'a pas de rapport. (Il est à remarquer que, dès que les gens du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou détrônent au gré de leurs sympathies ou de leurs brouilles ceux dont la situation paraissait la plus solide et la mieux fixée.) La duchesse de Guermantes (peut-être en ne l'appelant pas Oriane voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est délicieuse, très supérieure à ce que vous avez pu deviner. Mais enfin, elle est incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'était la princesse de Metternich. Mais la Metternich croyait avoir lancé Wagner parce qu'elle connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutôt sa mère, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de l'incroyable beauté de cette femme. Et rien que les jardins d'Esther !

— On ne peut pas les visiter ?

— Mais non, il faudrait être invité, mais on n'invite jamais personne à moins que j'intervienne. » Mais aussitôt, retirant, après l'avoir jeté, l'appât de cette offre, il me tendit la main, car nous étions arrivés chez moi. « Mon rôle est terminé, monsieur ; j'y ajoute simplement ces quelques paroles. Un autre vous offrira peut-être un jour sa sympathie comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le négligez pas. Une sympathie est toujours précieuse. Ce qu'on ne peut pas faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-même, on le peut à plusieurs, et sans avoir besoin d'être treize comme dans le roman de Balzac, ni quatre comme dans Les Trois Mousquetaires. Adieu. »

Il devait être fatigué et avoir renoncé à l'idée d'aller voir le clair de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussitôt il fit un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais déjà transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner à ma porte, sans avoir plus pensé que j'avais à faire à M. de Charlus, relativement à l'empereur d'Allemagne, au général Botha, des récits tout à l'heure si obsédants, mais que son accueil inattendu et foudroyant avait fait s'envoler bien loin de moi.

En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu'il y avait oubliée. Depuis que ma mère était absente, il ne reculait devant aucun sans-gêne ; je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe, largement étalée et qui, c'était ma seule excuse, avait l'air de s'offrir à moi.

 

Cher ami et cousin,

J'espère que la santé va toujours bien et qu'il en est de même, pour toute la petite famille particulièrement pour mon jeune filleul Joseph dont je n'ai pas encore le plaisir de connaître mais dont je préfère à vous tous comme étant mon filleul, ces reliques du coeur on aussi leur poussière, sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. D'ailleurs cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chère femme ma cousine Marie, vous ne serez pas précipités tous deux jusqu'au fond de la mer comme le matelot attaché en aut du grand mât, car cette vie ne fi quune vallée obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale occupation de ton étonnement jen suis certain, est maintenant la poesie que j'aime avec délices, car il faut bien passé le temps. Aussi cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore répondu à ta dernière lettre, à défaut du pardon laisse venir l'oubli. Comme tu le sais, la mère de Madame a trépassé dans des souffrances inexprimables qui l'ont assez fatiguée car elle a vu jusqu'à trois médecins. Le jour de ses obsèques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur étaient venues en foule ainsique plusieurs ministres. On a mis plus de deux heures pour aller au cimetière ce qui vous fera tous ouvrir de grands yeux dans votre village car on nan feras certainement pas autant pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long sanglot. Je m'amuse énormément à la motocyclette dont j'ai appris dernièrement. Que diriez-vous mes chers amis si j'arrivais ainsi à toute vitesse aux Écorres. Mais là-dessus je ne me tairai pas plus car je sens que l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je fréquente la duchesse de Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu même le nom dans nos ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Chenedollé d'Alfred de Musset, car je voudrais guérir le pays qui m'a donné le jour de l'ignorance qui mène fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus rien à te dire et tanvoye comme le pélican lassé d'un long voyage mes bonnes salutations ainsi qu'à ta femme à mon filleul et à ta soeur Rose. Puisse-t-on ne pas dire d'elle : Et rose elle n'a vécu que ce que vivent les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de Musset tous ces grands génies qu'on a fait à cause de cela mourir sur les fiâmes du bûcher comme Jeanne d'Arc. À bientôt ta prochaine missive, reçois mes baisers comme ceux d'un frère Périgot Joseph.

 

Nous sommes attirés par toute vie qui nous représente quelque chose d'inconnu, par une dernière illusion à détruire. Malgré cela les mystérieuses paroles, grâce auxquelles M. de Charlus m'avait amené à imaginer la princesse de Guermantes comme un être extraordinaire et différent de ce que je connaissais, ne suffisent pas à expliquer la stupéfaction où je fus, bientôt suivie de la crainte d'être victime d'une mauvaise farce machinée par quelqu'un qui eût voulu me faire jeter à la porte d'une demeure où j'irais sans être invité, quand, environ deux mois après mon dîner chez la duchesse et tandis que celle-ci était à Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait averti de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprimés sur une carte : « La princesse de Guermantes, née duchesse en Bavière, sera chez elle le ***. » Sans doute, être invité chez la princesse de Guermantes n'était peut-être pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile que dîner chez la duchesse, et mes faibles connaissances héraldiques m'avaient appris que le titre de prince n'est pas supérieur à celui de duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut pas être d'une essence aussi hétérogène à celle de ses congénères que le prétendait M. de Charlus, et d'une essence aussi hétérogène à celle d'une autre femme. Mais mon imagination, semblable à Elstir en train de rendre un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il pouvait par ailleurs posséder, me peignait non ce que je savais, mais ce qu'elle voyait ; ce qu'elle voyait, c'est-à-dire ce que lui montrait le nom. Or, même quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de Guermantes précédé du titre de princesse, comme une note ou une couleur ou une quantité profondément modifiée par des valeurs environnantes, par le « signe » mathématique ou esthétique qui l'affecte, m'avait toujours évoqué quelque chose de tout différent. Avec ce titre on le trouve surtout dans les Mémoires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la cour d'Angleterre, de la reine d'Ecosse, de la duchesse d'Aumale et je me figurais l'hôtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins fréquenté par la duchesse de Longueville et par le grand Condé, desquels la présence rendait bien peu vraisemblable que j'y pénétrasse jamais.

Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient donné un vigoureux coup de fouet à mon imagination et, faisant oublier à celle-ci combien la réalité l'avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient aiguillée vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque temps sur la valeur et la variété imaginaires des gens du monde, que parce qu'il s'y trompait lui-même. Et cela peut-être parce qu'il ne faisait rien, n'écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait même rien d'une manière sérieuse et approfondie. Mais, supérieur aux gens du monde de plusieurs degrés, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il tirait la matière de sa conversation, il n'était pas pour cela compris par eux. Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dégager le charme fallacieux des gens du monde. Mais le dégager pour les artistes seulement, à l'égard desquels il eût pu jouer le rôle du renne envers les Esquimaux ; ce précieux animal arrache pour eux, sur des roches désertiques, des lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni découvrir, ni utiliser, mais qui, une fois digérés par le renne, deviennent pour les habitants de l'extrême Nord un aliment assimilable.

À quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les jeunes gens, l'adoration excitée principalement par certaines femmes.

Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes était placée par M. de Charlus sur le trône le plus élevé, ses mystérieuses paroles sur « l'inaccessible palais d'Aladin » qu'habitait sa cousine, ne suffirent pas à expliquer ma stupéfaction.

Malgré ce qui tient aux divers points de vue subjectifs dans les grossissements artificiels dont j'aurai à parler, il n'en reste pas moins qu'il y a quelque réalité objective dans tous ces êtres et par conséquent différence entre eux.

Comment d'ailleurs en serait-il autrement ? L'humanité que nous fréquentons et qui ressemble si peu à nos rêves est pourtant la même que, dans les Mémoires, dans les lettres de gens remarquables, nous avons vue décrite et que nous avons souhaité de connaître. Le vieillard le plus insignifiant avec qui nous dînons est celui dont, dans un livre sur la guerre de 70, nous avons lu avec émotion la fière lettre au prince Frédéric-Charles. On s'ennuie à dîner parce que l'imagination est absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un livre. Mais c'est des mêmes personnes qu'il est question. Nous aimerions avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous serions autant ennuyés auprès d'elle qu'auprès des modernes Égéries, chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont médiocres. Il n'en reste pas moins que ces différences subsistent. Les gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière de se comporter à notre égard, on pourrait même dire à amitié égale, trahit des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables, mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec efficacité tout ce qu'elle possédait de crédit, sans rien ménager. Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eût jamais voulu me faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie moral des Guermantes, mais si je lui avais demandé un rien en dehors de cela n'eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il est impossible d'obtenir un verre de cidre non prévu dans l'ordonnance des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir, ou de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu'on m'eût causé et incapable du moindre effort pour m'être utile ? D'autre part, on disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et sa cousine, avec l'esprit le plus médiocre, de choses toujours intéressantes. Les formes d'esprit sont si variées, si opposées, non seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement. Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de regards, de discours, d'actions, si cohérent, si despotique, que quand nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait dû dire. Et j'étais, au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était stupide et avait l'esprit ouvert à toutes les choses qu'elle ne comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d'elle, la duchesse me disait : « C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que j'appelle un monstre. » Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l'aurore déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'étais loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame différente me disait, en se mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort au-dessous de nous : « Oriane ne s'intéresse au fond à rien, ni à personne », et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire) : « Oriane est snob. » Aucune mathématique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon et Mme de Montpensier en quantités homogènes, il m'eût été impossible de répondre si on me demandait laquelle me semblait supérieure à l'autre.

Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de Guermantes, le plus habituellement cité était un exclusivisme dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince, préjugés que d'ailleurs le duc et la duchesse ne s'étaient pas fait faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire considérer comme plus invraisemblable encore que m'eût invité cet homme qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner faisait une scène parce qu'il n'avait pas eu à table la place à laquelle il aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grâce à son extrême érudition en matière d'histoire et de généalogie, il était seul à connaître. À cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins. « Le duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur cousin » étaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait maintenant frémir en regardant la carte d'invitation à laquelle ils donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir été envoyée par un mystificateur.

Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas été à Cannes, j'aurais pu tâcher de savoir par eux si l'invitation que j'avais reçue était véritable. Ce doute où j'étais n'est pas même du tout, comme je m'en étais un moment flatté, un sentiment qu'un homme du monde n'éprouverait pas et qu'en conséquence un écrivain, appartînt-il en dehors de cela à la caste des gens du monde, devrait reproduire afin d'être bien « objectif » et de peindre chaque classe différemment. J'ai, en effet, trouvé dernièrement, dans un charmant volume de Mémoires, la notation d'incertitudes analogues à celles par lesquelles me faisait passer la carte d'invitation de la princesse. « Georges et moi (ou Hély et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour vérifier), nous grillions si fort d'être admis dans le salon de Mme Delessert, qu'ayant reçu d'elle une invitation, nous crûmes prudent, chacun de notre côté, de nous assurer que nous n'étions pas les dupes de quelque poisson d'avril. » Or, le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville (celui qui épousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme qui « de son côté » va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une mystification est, selon qu'il s'appelle Georges ou Hély, l'un ou l'autre des deux inséparables amis de M. d'Haussonville, M. d'Harcourt ou le prince de Chalais.

Le jour où devait avoir lieu la soirée chez la princesse de Guermantes, j'appris que le duc et la duchesse étaient revenus à Paris depuis la veille. Le bal de la princesse ne les eût pas fait revenir, mais un de leurs cousins était fort malade, et puis le duc tenait beaucoup à une redoute qui avait lieu cette nuit-là et où lui-même devait paraître en Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavière. Et je résolus d'aller la voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n'étaient pas encore rentrés ; je guettai d'abord, d'une petite pièce que je croyais un bon poste de vigie, l'arrivée de la voiture. En réalité j'avais fort mal choisi mon observatoire, d'où je distinguai à peine notre cour, mais j'en aperçus plusieurs autres ce qui, sans utilité pour moi, me divertit un moment. Ce n'est pas à Venise seulement qu'on a de ces points de vue sur plusieurs maisons à la fois qui ont tenté les peintres, mais à Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard. C'est à ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminées évasées auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs ; c'est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en nuances si variées qu'on dirait, planté sur la ville, le jardin d'un amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extrême proximité des maisons aux fenêtres opposées sur une même cour y fait de chaque croisée le cadre où une cuisinière rêvasse en regardant à terre, où plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une vieille à figure, à peine distincte dans l'ombre, de sorcière ; ainsi chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle placé sous verre par la clôture des fenêtres, une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposés. Certes, de l'hôtel de Guermantes on n'avait pas le même genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de l'étrange point trigonométrique où je m'étais placé et où le regard n'était arrêté par rien jusqu'aux hauteurs lointaines que formait, les terrains relativement vagues qui précédaient étant fort en pente, l'hôtel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac, cousines très nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas. Jusqu'à cet hôtel (qui était celui de leur père, M. de Bréquigny), rien que des corps de bâtiments peu élevés, orientés des façons les plus diverses et qui, sans arrêter la vue, prolongeaient la distance, de leurs plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise où le marquis de Frécourt garait ses voitures, se terminait bien par une aiguille plus haute, mais si mince qu'elle ne cachait rien, et faisait penser à ces jolies constructions anciennes de la Suisse qui s'élancent, isolées, au pied d'une montagne. Tous ces points, vagues et divergents où se reposaient les yeux, faisaient paraître plus éloigné que s'il avait été séparé de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts l'hôtel de Mme de Plassac, en réalité assez voisin mais chimériquement éloigné comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenêtres carrées, éblouies de soleil comme des feuilles de cristal de roche, étaient ouvertes pour faire le ménage, on avait, à suivre aux différents étages les valets de pied impossibles à bien distinguer, mais qui battaient des tapis ou promenaient des plumeaux, le même plaisir qu'à voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un voyageur en diligence, ou un guide, à différents degrés d'altitude du Saint-Gothard. Mais de ce « point de vue » où je m'étais placé j'aurais risqué de ne pas voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans l'après-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement sur l'escalier, d'où l'ouverture de la porte cochère ne pouvait passer inaperçue pour moi, et ce fut dans l'escalier que je me portai, bien que n'y apparussent pas, si éblouissantes avec leurs valets de pied rendus minuscules par l'éloignement et en train de nettoyer, les beautés alpestres de l'hôtel de Bréquigny et Tresmes. Or cette attente sur l'escalier devait avoir pour moi des conséquences si considérables et me découvrir un paysage non plus turnérien mais moral si important, qu'il est préférable d'en retarder le récit de quelques instants, en le faisant précéder d'abord par celui de la visite que je fis aux Guermantes dès que j'appris qu'ils étaient rentrés.

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