Balzac | Votre Lucien est un homme de poésie et non un poète, il rêve et ne pense pas, il s’agite et ne crée pas | À chaque chose, sa loi : l’éternel diamant doit être sans tache, la création momentanée de la Mode a le droit d’être sans consistance

[Illusions perdues et sa suite Splendeurs et misères des courtisanes sont disponibles en livre audio]

Votre frère est un aiglon que les premiers rayons du luxe et de la gloire ont aveuglé. Quand un aigle tombe, qui peut savoir au fond de quel précipice il s’arrêtera : la chute d’un grand homme est toujours en raison de la hauteur à laquelle il est parvenu.

Ève revint épouvantée avec cette dernière phrase qui lui traversa le coeur comme une flèche. Blessée dans les endroits les plus sensibles de son âme, elle garda chez elle le plus profond silence ; mais plus d’une larme roula sur les joues et sur le front de l’enfant qu’elle nourrissait. Il est si difficile de renoncer aux illusions que l’esprit de famille autorise et qui naissent avec la vie, qu’Ève se défia d’Eugène de Rastignac, elle voulut entendre la voix d’un véritable ami. Elle écrivit donc une lettre touchante à d’Arthez, dont l’adresse lui avait été donnée par Lucien, au temps où Lucien était enthousiaste du Cénacle, et voici la réponse qu’elle reçut :

« Madame,
Vous me demandez la vérité sur la vie que mène à Paris monsieur votre frère, vous voulez être éclairée sur son avenir ; et, pour m’engager à vous répondre franchement, vous me répétez ce que vous en a dit monsieur de Rastignac, en me demandant si de tels faits sont vrais. En ce qui me concerne, madame, il faut rectifier, à l’avantage de Lucien, les confidences de monsieur de Rastignac. Votre frère a éprouvé des remords, il est venu me montrer la critique de mon livre, en me disant qu’il ne pouvait se résoudre à la publier, malgré le danger que sa désobéissance aux ordres de son parti faisait courir à une personne bien chère. Hélas, madame, la tâche d’un écrivain est de concevoir les passions, puisqu’il met sa gloire à les exprimer : j’ai donc compris qu’entre une maîtresse et un ami, l’ami devait être sacrifié. J’ai facilité son crime à votre frère, j’ai corrigé moi-même cet article libellicide et l’ai complétement approuvé. Vous me demandez si Lucien a conservé mon estime et mon amitié. Ici, la réponse est difficile à faire. Votre frère est dans une voie où il se perdra. En ce moment, je le plains encore ; bientôt, je l’aurai volontairement oublié, non pas tant à cause de ce qu’il a déjà fait que de ce qu’il doit faire. Votre Lucien est un homme de poésie et non un poète, il rêve et ne pense pas, il s’agite et ne crée pas. Enfin c’est, permettez-moi de le dire, une femmelette qui aime à paraître, le vice principal du Français. Ainsi Lucien sacrifiera toujours le meilleur de ses amis au plaisir de montrer son esprit. Il signerait volontiers demain un pacte avec le démon, si ce pacte lui donnait pour quelques années une vie brillante et luxueuse. N’a-t-il pas déjà fait pis en troquant son avenir contre les passagères délices de sa vie publique avec une actrice ? En ce moment, la jeunesse, la beauté, le dévouement de cette femme, car il en est adoré, lui cachent les dangers d’une situation que ni la gloire, ni le succès, ni la fortune ne font accepter par le monde. Eh ! bien, à chaque nouvelle séduction, votre frère ne verra, comme aujourd’hui, que les plaisirs du moment. Rassurez-vous, Lucien n’ira jamais jusqu’au crime, il n’en aurait pas la force ; mais il accepterait un crime tout fait, il en partagerait les profits sans en avoir partagé les dangers : ce qui semble horrible à tout le monde, même aux scélérats. Il se méprisera lui-même, il se repentira ; mais, la nécessité revenant, il recommencerait, car la volonté lui manque : il est sans force contre les amorces de la volupté, contre la satisfaction de ses moindres ambitions. Paresseux comme tous les hommes à poésie, il se croit habile en escamotant les difficultés au lieu de les vaincre. Il aura du courage à telle heure, mais à telle autre il sera lâche. Et il ne faut pas plus lui savoir gré de son courage que lui reprocher sa lâcheté : Lucien est une harpe dont les cordes se tendent ou s’amollissent au gré des variations de l’atmosphère. Il pourra faire un beau livre dans une phase de colère ou de bonheur, et ne pas être sensible au succès, après l’avoir cependant désiré. Dès les premiers jours de son arrivée à Paris, il est tombé dans la dépendance d’un jeune homme sans moralité, mais dont l’adresse et l’expérience au milieu des difficultés de la vie littéraire l’ont ébloui. Ce prestidigitateur a complétement séduit Lucien, il l’a entraîné dans une existence sans dignité sur laquelle, malheureusement pour lui, l’amour a jeté ses prestiges. Trop facilement accordée, l’admiration est un signe de faiblesse : on ne doit pas payer en même monnaie un danseur de corde et un poète. Nous avons été tous blessés de la préférence accordée à l’intrigue et à la friponnerie littéraire sur le courage et sur l’honneur de ceux qui conseillaient à Lucien d’accepter le combat au lieu de dérober le succès, de se jeter dans l’arène au lieu de se faire un des trompettes de l’orchestre. La Société, madame, est, par une bizarrerie singulière, pleine d’indulgence pour les jeunes gens de cette nature ; elle les aime, elle se laisse prendre aux beaux semblants de leurs dons extérieurs ; d’eux, elle n’exige rien, elle excuse toutes leurs fautes, elle leur accorde les bénéfices des natures complètes en ne voulant voir que leurs avantages, elle en fait enfin ses enfants gâtés. Au contraire, elle est d’une sévérité sans bornes pour les natures fortes et complètes. Dans cette conduite, la Société, si violemment injuste en apparence, est peut-être sublime : elle s’amuse des bouffons sans leur demander autre chose que du plaisir, et les oublie promptement ; tandis que pour plier le genou devant la grandeur, elle lui demande toutes ses divines magnificences. À chaque chose, sa loi : l’éternel diamant doit être sans tache, la création momentanée de la Mode a le droit d’être légère, bizarre et sans consistance. Aussi, malgré ses erreurs, peut-être Lucien réussira-t-il à merveille, il lui suffira de profiter de quelque veine heureuse, ou de se trouver en bonne compagnie ; mais, s’il rencontre un mauvais ange, il ira jusqu’au fond de l’enfer. C’est un brillant assemblage de belles qualités brodées sur un fond trop léger ; l’âge emporte les fleurs, il ne reste un jour que le tissu ; et, s’il est mauvais, on y voit un haillon. Tant que Lucien sera jeune, il plaira ; mais, à trente ans, dans quelle position sera-t-il ? telle est la question que doivent se faire ceux qui l’aiment sincèrement. Si j’eusse été seul à penser ainsi de Lucien, peut-être aurais-je évité de vous donner tant de chagrin par ma sincérité ; mais, outre qu’éluder par des banalités les questions posées par votre sollicitude me semblait indigne de vous dont la lettre est un cri d’angoisse, et de moi dont vous faites trop d’estime, ceux de mes amis qui ont connu Lucien sont unanimes en ce jugement : j’ai donc vu l’accomplissement d’un devoir dans la manifestation de la vérité, quelque terrible qu’elle soit. On peut tout attendre de Lucien en bien comme en mal. Telle est notre pensée, en un seul mot, où se résume cette lettre. Si les hasards de sa vie, maintenant bien misérable, bien chanceuse, ramenaient ce poète vers vous, usez de toute votre influence pour le garder au sein de la famille ; car, jusqu’à ce que son caractère ait pris de la fermeté, Paris sera toujours dangereux pour lui. Il vous appelait, vous et votre mari, ses anges gardiens, et il vous a sans doute oubliés ; mais il se souviendra de vous au moment où, battu par la tempête, il n’aura plus que sa famille pour asile, gardez-lui donc votre coeur, madame : il en aura besoin.

Agréez, madame, les sincères hommages d’un homme à qui vos précieuses qualités sont connues, et qui respecte trop vos maternelles inquiétudes pour ne pas vous offrir ici ses obéissances en se disant :

Votre dévoué serviteur,
D’Arthès. »

Deux jours après avoir lu cette réponse, Ève fut obligée de prendre une nourrice : son lait tarissait. Après avoir fait un dieu de son frère, elle le voyait dépravé par l’exercice des plus belles facultés ; enfin, pour elle, il roulait dans la boue. Cette noble créature ne savait pas transiger avec la probité, avec la délicatesse, avec toutes les religions domestiques cultivées au foyer de la famille, encore si pur, si rayonnant au fond de la province.

Balzac | Illusions perdues | III : Ève et David

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