011 La cousine de mon grand-père – ma grand-tante

La cousine de mon grand-père – ma grand-tante – chez qui nous habitions, était la mère de cette tante Léonie qui, depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n’avait plus voulu quitter, d’abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne « descendait » plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d’idée fixe et de dévotion. Son appartement particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin au Grand-Pré (par opposition au Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches de grès presque devant chaque porte, semblait comme un défilé pratiqué par un tailleur d’images gothiques à même la pierre où il eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma tante n’habitait plus effectivement que deux chambres contiguës, restant l’après-midi dans l’une pendant qu’on aérait l’autre. C’étaient de ces chambres de province qui – de même qu’en certains pays des parties entières de l’air ou de la mer sont illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas – nous enchantent des mille odeurs qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère y tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la campagne voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise industrieuse et limpide de tous les fruits de l’année qui ont quitté le verger pour l’armoire ; saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d’une paix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme qui sert de grand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à Combray : avant que j’entrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait attendre un instant, dans la première pièce où le soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d’une odeur de suie, en faisait comme un de ces grands « devants de four » de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de l’hivernage ; je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.

Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas parce qu’elle croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant qu’elle eût déplacé en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, même seule, sans dire quelque chose, parce qu’elle croyait que c’était salutaire pour sa gorge et qu’en empêchant le sang de s’y arrêter, cela rendrait moins fréquents les étouffements et les angoisses dont elle souffrait ; puis, dans l’inertie absolue où elle vivait, elle prêtait à ses moindres sensations une importance extraordinaire ; elle les douait d’une motilité qui lui rendait difficile de les garder pour elle, et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule forme d’activité. Malheureusement, ayant pris l’habitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce qu’il n’y eût personne dans la chambre voisine, et je l’entendais souvent se dire à elle-même : « Il faut que je me rappelle bien que je n’ai pas dormi » (car ne jamais dormir était sa grande prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la trace : le matin Françoise ne venait pas « l’éveiller », mais « entrait » chez elle ; quand ma tante voulait faire un somme dans la journée, on disait qu’elle voulait « réfléchir » ou « reposer » ; et quand il lui arrivait de s’oublier en causant jusqu’à dire : « ce qui m’a réveillée » ou « j’ai rêvé que », elle rougissait et se reprenait au plus vite).

Au bout d’un moment, j’entrais l’embrasser ; Françoise faisait infuser son thé ; ou, si ma tante se sentait agitée, elle demandait à la place sa tisane et c’était moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eau bouillante. Le dessèchement des tiges les avait incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des choses les plus disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées comme dans la confection d’un nid. Mille petits détails inutiles – charmante prodigalité du pharmacien – qu’on eût supprimés dans une préparation factice, me donnaient, comme un livre où on s’émerveille de rencontrer le nom d’une personne de connaissance, le plaisir de comprendre que c’était bien des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la Gare, modifiées, justement parce que c’étaient non des doubles, mais elles-mêmes et qu’elles avaient vieilli. Et chaque caractère nouveau n’y étant que la métamorphose d’un caractère ancien, dans de petites boules grises je reconnaissais les boutons verts qui ne sont pas venus à terme ; mais surtout l’éclat rose, lunaire et doux qui faisait se détacher les fleurs dans la forêt fragile des tiges où elles étaient suspendues comme de petites roses d’or – signe, comme la lueur qui révèle encore sur une muraille la place d’une fresque effacée, de la différence entre les parties de l’arbre qui avaient été « en couleur » et celles qui ne l’avaient pas été – me montrait que ces pétales étaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, c’était leur couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée qu’était la leur maintenant et qui est comme le crépuscule des fleurs. Bientôt ma tante pouvait tremper dans l’infusion bouillante dont elle savourait le goût de feuille morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il était suffisamment amolli.

D’un côté de son lit était une grande commode jaune en bois de citronnier et une table qui tenait à la fois de l’officine et du maître-autel, où, au-dessous d’une statuette de la Vierge et d’une bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des livres de messe et des ordonnances de médicaments, tout ce qu’il fallait pour suivre de son lit les offices et son régime, pour ne manquer l’heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De l’autre côté, son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des princes persans, la chronique quotidienne mais immémoriale de Combray, qu’elle commentait ensuite avec Françoise.

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