Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas trop tôt et même si le ciel était couvert, parce que la promenade n’était pas bien longue et n’entraînait pas trop) comme pour aller n’importe où, par la grande porte de la maison de ma tante sur la rue du Saint-Esprit. On était salué par l’armurier, on jetait ses lettres à la boîte, on disait en passant à Théodore, de la part de Françoise, qu’elle n’avait plus d’huile ou de café, et l’on sortait de la ville par le chemin qui passait le long de la barrière blanche du parc de M. Swann. Avant d’y arriver, nous rencontrions, venue au-devant des étrangers, l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d’entre les petits coeurs verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de la barrière du parc, leurs panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait, même à l’ombre, le soleil où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachés par la petite maison en tuiles appelée maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient son pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré mon désir d’enlacer leur taille souple et d’attirer à moi les boucles étoilées de leur tête odorante, nous passions sans nous arrêter, mes parents n’allant plus à Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour ne pas avoir l’air de regarder dans le parc, au lieu de prendre le chemin qui longe sa clôture et qui monte directement aux champs, nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et nous faisait déboucher trop loin. Un jour, mon grand-père dit à mon père :
« Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que comme sa femme et sa fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer vingt-quatre heures à Paris ? Nous pourrions longer le parc, puisque ces dames ne sont pas là, cela nous abrégerait d’autant. »
Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps des lilas approchait de sa fin ; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres mauves les bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des parties du feuillage où déferlait, il y avait seulement une semaine, leur mousse embaumée, se flétrissait, diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et sans parfum. Mon grand-père montrait à mon père en quoi l’aspect des lieux était resté le même, et en quoi il avait changé, depuis la promenade qu’il avait faite avec M. Swann le jour de la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette promenade une fois de plus.
Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil vers le château. À droite, au contraire, le parc s’étendait en terrain plat. Obscurcie par l’ombre des grands arbres qui l’entouraient, une pièce d’eau avait été creusée par les parents de Swann ; mais dans ses créations les plus factices, c’est sur la nature que l’homme travaille ; certains lieux font toujours régner autour d’eux leur empire particulier, arborent leurs insignes immémoriaux au milieu d’un parc comme ils auraient fait loin de toute intervention humaine, dans une solitude qui revient partout les entourer, surgie des nécessités de leur exposition et superposée à l’oeuvre humaine. C’est ainsi qu’au pied de l’allée qui dominait l’étang artificiel, s’était composée sur deux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait sur l’eupatoire et la grenouillette au pied mouillé, les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son sceptre lacustre.
Le départ de Mlle Swann qui – en m’ôtant la chance terrible de la voir apparaître dans une allée, d’être connu et méprisé par la petite fille privilégiée qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des cathédrales – me rendait la contemplation de Tansonville indifférente la première fois où elle m’était permise, semblait au contraire ajouter à cette propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père, des commodités, un agrément passager, et, comme fait, pour une excursion en pays de montagnes, l’absence de tout nuage, rendre cette journée exceptionnellement propice à une promenade de ce côté ; j’aurais voulu que leurs calculs fussent déjoués, qu’un miracle fît apparaître Mlle Swann avec son père, si près de nous, que nous n’aurions pas le temps de l’éviter et serions obligés de faire sa connaissance. Aussi, quand tout d’un coup, j’aperçus sur l’herbe, comme un signe de sa présence possible, un couffin oublié à côté d’une ligne dont le bouchon flottait sur l’eau, je m’empressai de détourner d’un autre côté, les regards de mon père et de mon grand-père. D’ailleurs Swann nous ayant dit que c’était mal à lui de s’absenter, car il avait pour le moment de la famille à demeure, la ligne pouvait appartenir à quelque invité. On n’entendait aucun bruit de pas dans les allées. Divisant la hauteur d’un arbre incertain, un invisible oiseau s’ingéniant à faire trouver la journée courte, explorait d’une note prolongée, la solitude environnante, mais il recevait d’elle une réplique si unanime, un choc en retour si redoublé de silence et d’immobilité qu’on aurait dit qu’il venait d’arrêter pour toujours l’instant qu’il avait cherché à faire passer plus vite. La lumière tombait si implacable du ciel devenu fixe que l’on aurait voulu se soustraire à son attention, et l’eau dormante elle-même, dont des insectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans doute de quelque Maelstrom imaginaire, augmentait le trouble où m’avait jeté la vue du flotteur de liège en semblant l’entraîner à toute vitesse sur les étendues silencieuses du ciel reflété ; presque vertical il paraissait prêt à plonger et déjà je me demandais si, sans tenir compte du désir et de la crainte que j’avais de la connaître, je n’avais pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann que le poisson mordait – quand il me fallut rejoindre en courant mon père et mon grand-père qui m’appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin qui monte vers les champs et où ils s’étaient engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d’elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s’il venait de traverser une verrière ; leur parfum s’étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j’eusse été devant l’autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu’un souffle défait.
Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me le laisser approfondir davantage, comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment, pour les aborder ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque coquelicot perdu, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d’une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le coeur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat, et s’écrie, avant de l’avoir encore vue : « La Mer ! »
Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d’oeuvre dont on croit qu’on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de les regarder, mais j’avais beau me faire un écran de mes mains pour n’avoir qu’elles sous les yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles ne m’aidaient pas à l’éclaircir, et je ne pouvais demander à d’autres fleurs de le satisfaire. Alors me donnant cette joie que nous éprouvons quand nous voyons de notre peintre préféré une oeuvre qui diffère de celles que nous connaissions, ou bien si l’on nous mène devant un tableau dont nous n’avions vu jusque-là qu’une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l’orchestre, mon grand-père m’appelant et me désignant la haie de Tansonville, me dit : « Toi qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose ; est-elle jolie ! » En effet c’était une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches. Elle aussi avait une parure de fête – de ces seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses, puisqu’un caprice contingent ne les applique pas comme les fêtes mondaines à un jour quelconque qui ne leur est pas spécialement destiné, qui n’a rien d’essentiellement férié – mais une parure plus riche encore, car les fleurs attachées sur la branche, les unes au-dessus des autres, de manière à ne laisser aucune place qui ne fût décorée, comme des pompons qui enguirlandent une houlette rococo, étaient « en couleur », par conséquent d’une qualité supérieure selon l’esthétique de Combray, si l’on en jugeait par l’échelle des prix dans le « magasin » de la Place, ou chez Camus où étaient plus chers ceux des biscuits qui étaient roses. Moi-même j’appréciais plus le fromage à la crème rose, celui où l’on m’avait permis d’écraser des fraises. Et justement ces fleurs avaient choisi une de ces teintes de chose mangeable, ou de tendre embellissement à une toilette pour une grande fête, qui, parce qu’elles leur présentent la raison de leur supériorité, sont celles qui semblent belles avec le plus d’évidence aux yeux des enfants, et à cause de cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et de plus naturel que les autres teintes, même lorsqu’ils ont compris qu’elles ne promettaient rien à leur gourmandise et n’avaient pas été choisies par la couturière. Et certes, je l’avais tout de suite senti, comme devant les épines blanches mais avec plus d’émerveillement, que ce n’était pas facticement, par un artifice de fabrication humaine, qu’était traduite l’intention de festivité dans les fleurs, mais que c’était la nature qui, spontanément, l’avait exprimée avec la naïveté d’une commerçante de village travaillant pour un reposoir, en surchargeant l’arbuste de ces rosettes d’un ton trop tendre et d’un pompadour provincial. Au haut des branches, comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelles, dont aux grandes fêtes on faisait rayonner sur l’autel les minces fusées, pullulaient mille petits boutons d’une teinte plus pâle qui, en s’entrouvrant, laissaient voir, comme au fond d’une coupe de marbre rose, de rouges sanguines et trahissaient plus encore que les fleurs, l’essence particulière, irrésistible, de l’épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu’en rose. Intercalé dans la haie, mais aussi différent d’elle qu’une jeune fille en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose, l’arbuste catholique et délicieux.