Maintenant, tous les soirs, quand il l'avait ramenée chez elle, il fallait qu'il entrât, et souvent elle ressortait en robe de chambre et le conduisait jusqu'à sa voiture, l'embrassait aux yeux du cocher, disant : « Qu'est-ce que cela peut me faire, que me font les autres ? » Les soirs où il n'allait pas chez les Verdurin (ce qui arrivait parfois depuis qu'il pouvait la voir autrement), les soirs de plus en plus rares où il allait dans le monde, elle lui demandait de venir chez elle avant de rentrer, quelque heure qu'il fût. C'était le printemps, un printemps pur et glacé. En sortant de soirée, il montait dans sa victoria, étendait une couverture sur ses jambes, répondait aux amis qui s'en allaient en même temps que lui et lui demandaient de revenir avec eux, qu'il ne pouvait pas, qu'il n'allait pas du même côté, et le cocher partait au grand trot sachant où on allait. Eux s'étonnaient, et de fait, Swann n'était plus le même. On ne recevait plus jamais de lettre de lui où il demandât à connaître une femme. Il ne faisait plus attention à aucune, s'abstenait d'aller dans les endroits où on en rencontre. Dans un restaurant, à la campagne, il avait l'attitude inverse de celle à quoi, hier encore, on l'eût reconnu et qui avait semblé devoir toujours être la sienne. Tant une passion est en nous comme un caractère momentané et différent qui se substitue à l'autre et abolit les signes jusque-là invariables par lesquels il s'exprimait ! En revanche ce qui était invariable maintenant, c'était que, où que Swann se trouvât, il ne manquât pas d'aller rejoindre Odette. Le trajet qui le séparait d'elle était celui qu'il parcourait inévitablement et comme la pente même, irrésistible et rapide, de sa vie. À vrai dire, souvent resté tard dans le monde, il aurait mieux aimé rentrer directement chez lui sans faire cette longue course et ne la voir que le lendemain ; mais le fait même de se déranger à une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que les amis qui le quittaient se disaient : « Il est très tenu, il y a certainement une femme qui le force à aller chez elle à n'importe quelle heure », lui faisait sentir qu'il menait la vie des hommes qui ont une affaire amoureuse dans leur existence, et en qui le sacrifice qu'ils font de leur repos et de leurs intérêts à une rêverie voluptueuse fait naître un charme intérieur. Puis, sans qu'il s'en rendît compte, cette certitude qu'elle l'attendait, qu'elle n'était pas ailleurs avec d'autres, qu'il ne reviendrait pas sans l'avoir vue, neutralisait cette angoisse oubliée mais toujours prête à renaître qu'il avait éprouvée le soir où Odette n'était plus chez les Verdurin et dont l'apaisement actuel était si doux que cela pouvait s'appeler du bonheur. Peut-être était-ce à cette angoisse qu'il était redevable de l'importance qu'Odette avait prise pour lui. Les êtres nous sont d'habitude si indifférents que, quand nous avons mis dans l'un d'eux de telles possibilités de souffrance et de joie pour nous, il nous semble appartenir à un autre univers, il s'entoure de poésie, il fait de notre vie comme une étendue émouvante où il sera plus ou moins rapproché de nous. Swann ne pouvait se demander sans trouble ce qu'Odette deviendrait pour lui dans les années qui allaient venir. Parfois, en voyant, de sa victoria, dans ces belles nuits froides, la lune brillante qui répandait sa clarté entre ses yeux et les rues désertes, il pensait à cette autre figure claire et légèrement rosée comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi devant sa pensée et, depuis, projetait sur le monde la lumière mystérieuse dans laquelle il le voyait. S'il arrivait après l'heure où Odette envoyait ses domestiques se coucher, avant de sonner à la porte du petit jardin, il allait d'abord dans la rue où donnait au rez-de-chaussée, entre les fenêtres toutes pareilles, mais obscures, des hôtels contigus, la fenêtre, seule éclairée, de sa chambre. Il frappait au carreau, et elle, avertie, répondait et allait l'attendre de l'autre côté, à la porte d'entrée. Il trouvait ouverts sur son piano quelques-uns des morceaux qu'elle préférait : la Valse des Roses ou Pauvre Fou de Tagliafico (qu'on devait, selon sa volonté écrite, faire exécuter à son enterrement), il lui demandait de jouer à la place la petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu'Odette jouât fort mal, mais la vision la plus belle qui nous reste d'une oeuvre est souvent celle qui s'éleva au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles, d'un piano désaccordé. La petite phrase continuait à s'associer pour Swann à l'amour qu'il avait pour Odette. Il sentait bien que cet amour, c'était quelque chose qui ne correspondait à rien d'extérieur, de constatable par d'autres que lui ; il se rendait compte que les qualités d'Odette ne justifiaient pas qu'il attachât tant de prix aux moments passés auprès d'elle. Et souvent, quand c'était l'intelligence positive qui régnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier tant d'intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire. Mais la petite phrase, dès qu'il l'entendait, savait rendre libre en lui l'espace qui pour elle était nécessaire, les proportions de l'âme de Swann s'en trouvaient changées ; une marge y était réservée à une jouissance qui elle non plus ne correspondait à aucun objet extérieur et qui pourtant, au lieu d'être purement individuelle comme celle de l'amour, s'imposait à Swann comme une réalité supérieure aux choses concrètes. Cette soif d'un charme inconnu, la petite phrase l'éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour l'assouvir. De sorte que ces parties de l'âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d'y inscrire le nom d'Odette. Puis à ce que l'affection d'Odette pouvait avoir d'un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse. À voir le visage de Swann pendant qu'il écoutait la phrase, on aurait dit qu'il était en train d'absorber un anesthésique qui donnait plus d'amplitude à sa respiration. Et le plaisir que lui donnait la musique et qui allait bientôt créer chez lui un véritable besoin, ressemblait en effet, à ces moments-là, au plaisir qu'il aurait eu à expérimenter des parfums, à entrer en contact avec un monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme parce que nos yeux ne le perçoivent pas, sans signification parce qu'il échappe à notre intelligence, que nous n'atteignons que par un seul sens. Grand repos, mystérieuse rénovation pour Swann – pour lui dont les yeux quoique délicats amateurs de peinture, dont l'esprit quoique fin observateur de moeurs, portaient à jamais la trace indélébile de la sécheresse de sa vie – de se sentir transformé en une créature étrangère à l'humanité, aveugle, dépourvue de facultés logiques, presque une fantastique licorne, une créature chimérique ne percevant le monde que par l'ouïe. Et comme dans la petite phrase il cherchait cependant un sens où son intelligence ne pouvait descendre, quelle étrange ivresse il avait à dépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du raisonnement et à la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son ! Il commençait à se rendre compte de tout ce qu'il y avait de douloureux, peut-être même de secrètement inapaisé au fond de la douceur de cette phrase, mais il ne pouvait pas en souffrir. Qu'importait qu'elle lui dît que l'amour est fragile, le sien était si fort ! Il jouait avec la tristesse qu'elle répandait, il la sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment qu'il avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dix fois, vingt fois à Odette, exigeant qu'en même temps elle ne cessât pas de l'embrasser.
057 Maintenant, tous les soirs, quand il l'avait ramenée chez elle
Sommaire du volume
- 002 À Combray, tous les jours
- 003 Ma seule consolation, quand je montais me coucher
- 004 Pendant bien des années
- 005 Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann
- 006 Mais regrettant de s’être laissé aller à parler
- 007 L’angoisse que je venais d’éprouver
- 008 Maman passa cette nuit-là dans ma chambre
- 009 C’est ainsi que, pendant longtemps
- 010 | 1.1.2 Combray II | Combray, de loin, à dix lieues à la ronde
- 011 La cousine de mon grand-père – ma grand-tante
- 012 Je n’étais pas avec ma tante depuis cinq minutes
- 013 Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise
- 014 L’abside de l’église de Combray
- 015 En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin
- 016 Enfin ma mère me disait
- 017 Sur la table, il y avait la même assiette de massepains
- 018 Aussi je n’entrais plus dans le cabinet de repos
- 019 Cette obscure fraîcheur de ma chambre
- 020 Quelquefois j’étais tiré de ma lecture
- 021 J’avais entendu parler de Bergotte
- 022 Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte
- 023 Tandis que je lisais au jardin
- 024 Le curé avait tellement fatigué ma tante
- 025 Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares
- 026 Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt
- 027 À cette heure où je descendais apprendre le menu
- 028 Hélas ! nous devions définitivement changer d’opinion sur Legrandin
- 029 Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse
- 030 Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades
- 031 Quand on voulait aller du côté de Méséglise
- 032 La haie laissait voir à l’intérieur du parc
- 033 Léonie, dit mon grand-père en rentrant
- 034 Une fois dans les champs, on ne les quittait plus
- 035 Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins longue
- 036 Mes promenades de cet automne-là furent d’autant plus agréables
- 037 C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de Montjouvain
- 038 S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une autre affaire d’aller du côté de Guermantes
- 039 Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne
- 040 Un jour ma mère me dit
- 041 Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes
- 042 Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver au plaisir
- 043 C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de Combray
- 044 | 1.2 Un amour de Swann | Pour faire partie du petit noyau
- 045 Certes le petit noyau n’avait aucun rapport avec la société où fréquentait Swann
- 046 Mais, tandis que chacune de ces liaisons
- 047 Mon grand-père avait précisément connu
- 048 En disant aux Verdurin que Swann était très smart
- 049 L’année précédente, dans une soirée
- 050 Aussi quand le pianiste eut fini, Swann
- 051 Si l'on n'avait pas arrangé une partie au-dehors c'est chez les Verdurin
- 052 Mais il n'entrait jamais chez elle
- 053 Une seconde visite qu'il lui fit eut plus d'importance
- 054 Rien qu'en approchant de chez les Verdurin
- 055 Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître d'hôtel
- 056 Il monta avec elle dans la voiture
- 057 Maintenant, tous les soirs, quand il l'avait ramenée chez elle
- 058 Chaque baiser appelle un autre baiser
- 059 Et en effet elle trouvait Swann intellectuellement inférieur
- 060 Comme tout ce qui environnait Odette
- 061 Il y avait à ce dîner, en dehors des habitués
- 062 Mme Cottard qui était modeste et parlait peu
- 063 Saniette
- 064 En réalité il n'y avait pas un fidèle qui ne fût plus malveillant que Swann
- 065 Le soir, quand il ne restait pas chez lui à attendre l'heure de retrouver Odette
- 066 Un soir où Swann avait accepté de dîner avec les Verdurin
- 067 Il ne lui parla pas de cette mésaventure
- 068 Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer
- 069 Un mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par Odette à Forcheville
- 070 Alors ce salon qui avait réuni Swann et Odette devint un obstacle
- 071 Il avait eu un moment l'idée, pour pouvoir aller à Compiègne
- 072 Il est vrai qu'un jour Forcheville
- 073 Après ces tranquilles soirées les soupçons de Swann
- 074 Ainsi, par le chimisme même de son mal
- 075 Certes l'étendue de cet amour, Swann n'en avait pas une conscience directe
- 076 Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette
- 077 Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée
- 078 Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré Swann, elle voyait
- 079 Le baron lui promit d'aller faire la visite
- 080 Swann s'était avancé, sur l'insistance de Mme de Saint-Euverte
- 081 Le pianiste ayant terminé le morceau de Liszt
- 082 Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin
- 083 Swann, habitué quand il était auprès d'une femme
- 084 Mais le concert recommença et Swann comprit
- 085 Il y a dans le violon – si, ne voyant pas l'instrument
- 086 Swann n'avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât réellement
- 087 À partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu'Odette
- 088 Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu'Odette
- 089 Un jour, étant dans la période de calme la plus longue
- 090 Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est
- 091 Ce second coup porté à Swann était plus atroce
- 092 Une fois elle lui parla d'une visite que Forcheville
- 093 Certains soirs elle redevenait tout d'un coup avec lui d'une gentillesse
- 094 Le peintre ayant été malade, le docteur Cottard lui conseilla un voyage
- 095 Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore
- 096 | 1.3 Noms de pays : le nom | Parmi les chambres dont j'évoquais le plus souvent l'image
- 097 Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller
- 098 Mais je n'étais encore qu'en chemin vers le dernier degré de l'allégresse
- 099 Le premier de ces jours – auxquels la neige
- 100 Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirs nouveaux
- 101 J'avais toujours à portée de ma main un plan de Paris
- 102 Les jours où Gilberte m'avait annoncé qu'elle ne devait pas venir
- 103 Je rejoignis les bords du lac