Dostoïevski | la beauté sauvera le monde
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L'IDIOT
2. avec cette beauté-là on peut révolutionner le monde
3. la « beauté » sauverait le monde
4. avec une pareille beauté on pouvait révolutionner le monde. Mais j’ai renoncé au monde
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LES FRERES KARAMAZOV
Mais, prince, pourquoi n’avez-vous rien dit d’Aglaé ? Elle attend, et moi aussi.
— Je ne puis me prononcer dès maintenant ; je remets cela à plus tard.
— Pourquoi ? Vous la trouvez remarquable ?
— Oh ! oui, remarquable ; vous êtes une beauté extraordinaire, Aglaé Ivanovna. Vous êtes si belle qu’on a peur de vous regarder.
— Et c’est tout ? Mais le caractère ? insista la générale.
— Il est difficile de juger la beauté. Je ne suis pas encore en mesure de le faire. La beauté est une énigme.
— C’est-à-dire que vous proposez une énigme à Aglaé, dit Adélaïde, — devine, Aglaé. Mais est-elle belle, prince ?
— Extraordinairement ! répondit-il en considérant d’un oeil ravi celle dont il parlait ; — presque comme Nastasia Philippovna, quoique le visage soit tout différent…
Étonnement des dames Épantchine, qui se regardèrent les unes les autres.
— Comme qui ? fit d’une voix traînante la générale : — comme Nastasia Philippovna ? Quelle Nastasia Philippovna ?
— Tantôt Gabriel Ardalionovitch a montré son portrait à Ivan Fédorovitch.
— Comment ? il a apporté ce portrait à Ivan Fédorovitch ?
— Pour le lui faire voir. Nastasia Philippovna a donné aujourd’hui son portrait à Gabriel Ardalionovitch et celui-ci est venu le montrer.
— Je veux le voir ! reprit vivement Elisabeth Prokofievna : — où est ce portrait ?
Pendant ce temps, le prince regagnait, tout soucieux, l’appartement des dames Épantchine. La commission dont il venait de se charger le contrariait vivement et il ne lui était pas moins désagréable de penser que Gania écrivait à Aglaé. Mais, avant d’être arrivé aux deux pièces qui précédaient le salon, il s’arrêta tout à coup comme si quelque chose lui était brusquement revenu à l’esprit, puis il jeta un coup d’oeil autour de lui, s’approcha de la fenêtre et se mit à examiner le portrait de Nastasia Philippovna.
On aurait dit qu’il voulait déchiffrer le je ne sais quoi de mystérieux qui, quelques heures auparavant, l’avait frappé dans ce visage. Son impression de tantôt était restée très-vive, et maintenant il avait hâte de la soumettre en quelque sorte à une contre-épreuve. En contemplant de nouveau ce visage qui n’avait pas de remarquable que la beauté, le prince en reçut une sensation plus forte encore que la première fois. L’orgueil et le mépris, pour ne pas dire la haine, s’accusaient dans cette physionomie avec une intensité extraordinaire, mais en même temps on y trouvait une étonnante expression de naïveté et de confiance ; ce contraste éveillait un sentiment de pitié. L’éblouissante beauté de Nastasia Philippovna avait un caractère bizarre : un visage pâle, des joues presque creuses, des yeux brûlants, cela constituait une étrange beauté ! Le prince considéra le portrait pendant un moment, et, s’étant assuré que personne ne pouvait le voir, il approcha soudain de ses lèvres l’image de la jeune femme, qu’il baisa précipitamment. Quand, une minute après, il entra dans le salon, son visage était parfaitement calme.
Mais à l’instant où il pénétrait dans la salle à manger (il y avait encore une chambre entre cette pièce et le salon), il rencontra presque à la porte Aglaé. Elle était seule.
— Gabriel Ardalionovitch m’a prié de vous remettre ceci, dit le prince en lui présentant le billet.
Aglaé s’arrêta, prit le pli et regarda le prince d’un air étrange. Sa physionomie ne trahissait pas la moindre confusion, tout au plus un certain étonnement ; encore cet étonnement paraissait-il avoir uniquement pour cause le rôle joué par le prince. Le regard tranquille et hautain de la jeune fille semblait demander à Muichkine comment il se trouvait avoir pris part à cette affaire conjointement avec Gania. Pendant deux ou trois secondes, ils restèrent debout en face l’un de l’autre ; à la fin une expression quelque peu moqueuse se montra sur le visage d’Aglaé ; elle sourit légèrement et s’éloigna.
Durant quelque temps, la générale examina en silence et d’un air assez dédaigneux le portrait de Nastasia Philippovna qu’elle affectait de tenir devant elle à une grande distance de ses yeux.
— Oui, elle est belle, déclara enfin Élisabeth Prokofievna, — très-belle même. Je l’ai vue deux fois, mais de loin. Ainsi, vous appréciez cette beauté-là ? demanda-t-elle brusquement au prince,
— Oui… je l’apprécie… répondit-il avec un certain effort.
— Celle-là précisément ?
— Oui, précisément.
— Pourquoi ?
— Dans ce visage… il y a beaucoup de souffrance… articula comme involontairement le prince, qui semblait plutôt se parler à lui-même que répondre à son interlocutrice.
— Du reste, vous rêvez peut-être, répliqua la générale, et, d’un geste arrogant, elle repoussa loin d’elle le portrait. Alexandra le prit, Adélaïde s’approcha de sa soeur, toutes deux se mirent à examiner le visage de Nastasia Philippovna. En ce moment Aglaé rentra dans le salon.
— Quelle force ! s’écria tout à coup Adélaïde qui, par-dessus l’épaule de sa soeur, contemplait avidement le portrait.
— Où ? Comment, une force ? questionna d’un ton bourru Élisabeth Prokofievna.
— Une pareille beauté est une force, reprit en s’animant Adélaïde, — avec cette beauté-là on peut révolutionner le monde !
Elle revint pensive à son chevalet. Aglaé, après avoir donné un rapide regard au portrait, cligna les yeux et avança la lèvre inférieure ; ensuite elle alla s’asseoir à l’écart et se croisa les bras.
Fédor Dostoïevski
L’Idiot, I, 7
Traduction par Victor Derély
Est-il vrai, prince, que vous ayez dit une fois que la « beauté » sauverait le monde ? Messieurs, cria-t-il en s’adressant à toute la société : — le prince assure que la beauté sauvera le monde ! Et moi, je soutiens que, s’il a des idées si folâtres, c’est qu’il est amoureux. Messieurs, le prince est amoureux ; tantôt, dès qu’il est entré, j’en ai été convaincu. Ne rougissez pas, prince, vous allez me faire pitié. Quelle beauté sauvera le monde ? Kolia m’a répété cette parole…
L’Idiot, III, 5
J’ai su que dans le temps votre soeur Adélaïde avait dit en voyant mon portrait qu’avec une pareille beauté on pouvait révolutionner le monde. Mais j’ai renoncé au monde ; vous trouvez drôle que j’écrive ces mots, moi que vous avez rencontrée couverte de dentelles et de diamants, dans une société d’ivrognes et de vauriens ? Ne faites pas attention à cela, je n’existe plus guère et je le sais ; Dieu sait ce qui vit en moi à ma place. Je lis cela chaque jour dans deux yeux terribles qui m’observent sans cesse, même lorsqu’ils ne sont pas devant moi. À présent ces yeux se taisent (ils se taisent toujours), mais je connais leur secret. La maison de cet homme est sombre, maussade ; elle renferme un mystère. Je suis sûre qu’il a dans une boite un rasoir entouré de soie, comme l’autre, l’assassin de Moscou ; celui-là aussi demeurait avec sa mère et avait noué un fil de soie autour d’un rasoir pour couper la gorge à quelqu’un. Tout le temps que j’ai été chez lui, je me suis figuré qu’il y avait là quelque part sous une planche du parquet un cadavre caché peut-être par son père ; il me semblait que, comme celui de Moscou, ce cadavre était enveloppé dans une toile cirée et qu’on avait aussi placé tout autour des flacons de liquide Jdanoff ; je vous montrerais même le coin. Il ne dit rien, mais je sais qu’au point où il m’aime, il doit forcément me haïr. Votre mariage et le mien auront lieu en même temps : c’est ce qui a été convenu entre lui et moi. Je n’ai pas de secrets pour lui. Je le tuerais bien, tant j’ai peur de lui… Mais il me tuera auparavant… tout à l’heure il s’est mis à rire et il m’a dit que je rêvais ; il sait que je vous écris.
L’Idiot, III, 10
— Écoutez, une fois pour toutes, reprit impatiemment Aglaé, — si vous vous mettez à pérorer sur quelque chose comme la peine de mort, la situation économique de la Russie, ou cette idée que « la beauté sauvera le monde », eh bien, sans doute cela m’amusera et je rirai beaucoup, mais… je vous en avertis d’avance, après cela ne reparaissez plus jamais devant mes yeux ! Écoutez : je parle sérieusement ! Cette fois je parle sérieusement !
Effectivement, elle était très-sérieuse en proférant cette menace ; il y avait même dans sa voix et dans son regard quelque chose d’inaccoutumé que le prince n’avait jamais remarqué auparavant, et qui, certes, ne ressemblait pas à une plaisanterie.
L’Idiot, IV, 6
Nous autres, Karamazov, nous sommes tous ainsi ; cet insecte vit en toi, qui es un ange, et y soulève des tempêtes. Car la sensualité est une tempête, et même quelque chose de plus. La beauté, c’est une chose terrible et affreuse. Terrible, parce qu’indéfinissable, et on ne peut la définir, car Dieu n’a créé que des énigmes. Les extrêmes se rejoignent, les contradictions vivent accouplées. Je suis fort peu instruit, frère, mais j’ai beaucoup songé à ces choses. Que de mystères accablent l’homme ! Pénètre-les et reviens intact. Par exemple la beauté. Je ne puis supporter qu’un homme de grand coeur et de haute intelligence commence par l’idéal de la Madone, pour finir par celui de Sodome. Mais le plus affreux, c’est, tout en portant dans son coeur l’idéal de Sodome, de ne pas répudier celui de la Madone, de brûler pour lui comme dans ses jeunes années d’innocence. Non, l’esprit humain est trop vaste ; je voudrais le restreindre. Comment diable s’y reconnaître ? Le coeur trouve la beauté jusque dans ta honte, dans l’idéal de Sodome, celui de l’immense majorité. Connaissais-tu ce mystère ? C’est le duel du diable et de Dieu, le coeur humain étant le champ de bataille.
Fédor Dostoïevski
Les Frères Karamazov, Livre III, 3
Traduction par Henri Mongault (1923)
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