Qu'est-ce que la critique ? | Points de vue de Woody Allen, Jean-Luc Godard, Laurent Terzieff, Paul Valéry, Alain Bergala
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Ne blâmons rien, chantons tout, soyons exposants et non discutants.
(Flaubert, 13-14 avril 1853, lettre à Louise Colet)
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Qu'est-ce que la critique ?
Points de vue de
Woody Allen,
Jean-Luc Godard,
Laurent Terzieff,
Paul Valéry,
Alain Bergala
Woody Allen : "Contrairement au sport, on ne peut pas organiser de compétitions de films car il n’existe pas de façon objective de les évaluer. Vous pouvez dire qu’un coureur va plus vite qu’un autre mais comment déterminer de façon objective si un film est meilleur qu’un autre ? Ou que Rembrandt peint mieux que Picasso ? C’est absurde ! Ce n'est qu'une question de goût." (20 Minutes)
Jean-Luc Godard, sur l'évaluation de la qualité des films : "On a émis des jugements qui venaient de la vision des films. On disait : il y a ceci, il y a cela. Truffaut était très bon pour ça. Il racontait simplement le film, et ça devenait clair. On pouvait alors juger, et dire qu'on préférait tel film à un autre. Il faisait bien sentir qu'il y avait une différence de talent et de style entre l'adaptation du "Curé de campagne" par Aurenche et Bost, et celle de Bresson. Il le montrait visiblement en donnant des exemples de dialogues et de choses faites. ça suffisait : à partir de là, on pouvait choisir. Souvent, c'est difficile. Dire pourquoi cet abat-jour n'est pas beau, c'est difficile. On peut le faire en le comparant à d'autres. Et puis on peut aussi se tromper. Parfois, c'est évident, parfois pas du tout. Pour simplifier, on dit : "Des goûts et des couleurs". On peut le dire aussi pour Sarajevo ou la guerre du Vietnam : "Des goûts et des couleurs". Et à ce moment-là, il ne faut pas se plaindre si on n'a pas d'emploi." (20 mai 1995, entretien avec Jean Daive, producteur à France Culture)
Laurent Terzieff : "Il y a sept types de critiques :
- Le conseiller du consommateur (sur le critère du divertissement).
- Le mémorialiste des moments du théâtre : celui qui guette la performance de l'acteur pour ajouter un nouveau tableautin à sa galerie des Moments du Théâtre, témoin de l'effet produit, reporter au service des générations futures.
- L'amuseur ironique qui guette la défaillance pour déployer son talent bien connu d'éreinteur, dispensant son venin sur les grandes coquettes vieillissantes et les auteurs ronronnants. Il flatte l'éternel besoin qu'ont les hommes de chercher réconfort et consolation dans les malheurs d'autrui.
- Celui qui donne une opinion doctrinaire, idéologique ou politique. Il juge la représentation en fonction du bénéfice ou du préjudice à sa cause.
- Le doctrinaire esthétique plutôt qu'idéologique. Il est pour un style de jeu, contre tous les autres.
- L'impressionniste qui consigne ce qu'il a éprouvé au cours de la représentation, "l'homme sensuel moyen" !
- Celui pour qui la pièce n'est que l'occasion de faire étalage de ses connaissances et de son érudition."
Laurent Terzieff,
Cahiers de vie,
Gallimard, page 192
Paul Valéry : "Résumé de la critique connue.
- Ceci me plaît. Cela ne me plaît pas. J'aime la tête de veau. Je n'aime pas l'oseille.
- Je parie que ce livre sera totalement oublié dans dix ans. Je le parie. Je le désire et je commence à le détruire aujourd'hui, car je veux gagner mon pari.
- Je vous enjoins de ne pas lire ce livre. Qu'est-ce que je deviendrais et mes idées, s'il était lu et admiré ?
- Ce livre serait plus beau s'il n'était pas ce qu'il est, mais - !
- Je vais vous prouver que ce qui vous plaît ne vous plaît pas.
- Ce poëte est énorme, je vais trouver qu'il est bête. Cet homme a de l'esprit. Il doit donc être léger. Celui-ci est profond, donc obscur.
- Je vais admirer en égratignant pour ne pas avoir l'air d'un imbécile.
- Personne ne comprend et ne doit comprendre ce que je ne comprends pas.
- Cet homme a peut-être du génie... Mais qu'importe, s'il ne sait pas que (une chose d'érudition) (ès signifie dans les) - Je le sais, moi !
- Mes sottises ne comptent pas. Mon style est pourceau. Je ne sais pas le poids d'un vers. Mais je juge selon l'Esprit.
- Ce personnage n'est pas logique. Il est vrai que les hommes ne le sont guère. Le vôtre est trop vrai.
- C'est un blasphème d'abîmer ce grand écrivain que j'aurais abîmé avec délices s'il eût été mon contemporain.
- Je vais consulter mes autorités pour savoir si cette phrase est bien française. Dès que je le saurai, j'écrirai que l'auteur ne le sait pas.
- J'ai le droit d'ignorer ce que l'auteur ne dit pas. Ce qu'il implique.
- Je vais reprocher à l'auteur l'absence de telles choses qu'il a expressément évitées, et d'avoir fait ce qu'il a voulu et que je ne veux pas qu'on veuille.
- Il est peut-être temps de louer cet auteur. Il s'obstine à se faire lire et aimer.
- Il faut avoir pour la même chose des noms différents.
- Tout plutôt que l'essentiel ! Je parlerai de sa maîtresse, de ses ancêtres, de ses éditeurs, de ses placements, de ses lectures - Je ne parlerai pas des mots qu'il emploie et de ceux qu'il n'emploie pas, - de la structure des effets qu'il a cherchés, - du lecteur qu'il a supposé, - des sacrifices qu'il a faits à telle divinité qu'il adorait comme la musique, celui-ci; ou la logique, celui-là... J'en suis bien incapable.
- Je dis : harmonieux comme Virgile, et je prononce ses vers comme un Anglais, ignorant notre langue, ferait ceux de Racine.
- J'ai assassiné jusqu'à Boileau, en le plaçant parmi les poëtes.
- Cet auteur qui me méprise, si j'en disais du bien, il me trouverait quelque valeur. Il ne dépend que de moi d'être apprécié des meilleurs.
- Tout le travail de mes pareils n'a servi de rien. Ils n'ont agi que sur des sots. Ceci me tranquillise sur mes propres conséquences. D'ailleurs ils ont bien vécu.
- Si je me trompais, où serait le mal ?"
Paul Valéry, 1917
Cahiers Littérature,
Pléiade, II, pages 1177-1178
Alain Bergala, Stratégie critique, tactique pédagogique
Sur quoi repose le jugement critique ?
"Aux Cahiers du Cinéma, cela a toujours été une question cruciale : sur quoi repose le jugement critique ? Qu'est-ce qui fonde la ligne critique d'une revue de cinéma ?
Dans les années 60-70, les critiques des Cahiers ont croisé sur leur chemin plusieurs pensées fortes, celles de Lacan et Althusser essentiellement, puis la pensée Mao.
Au cours des "années Mao" - qui ont été la plus grande dérive de l'histoire de la revue - les Cahiers ont sombré dans un travers auquel ils n'avaient jamais cédé auparavant : la "pensée" présidait au jugement sur les films, qu'elle précédait, et annulait l'exigence de veille sensible au moment de la rencontre, laquelle n'avait plus souvent lieu.
Ce qui doit être premier, c'est l'expérience de cette rencontre, le rapport immédiat avec le film et son supplément. Où ce supplément est-il repérable dans le film ? Comment le pointer et le nommer ? Que nous dit-il ? Qu'en faire en termes d'analyse critique ? Comment passer de l'évidence première de sa perception à une pensée construite ?
Le critique ne saurait procéder à ce repérage à partir d'une grille de pensée qui serait préalable à cette première rencontre du film.
Deleuze analyse les deux phases du processus critique : on rencontre d'abord les signes avec leur effet d'opacité et de sidération. Et c'est seulement après cette rencontre que la pensée peut entrer en jeu, suscitée par cette énigme des signes."
Alain Bergala, Stratégie critique, tactique pédagogique,
in Gilles Deleuze et les images,
sous la direction de François Dosse et Jean-Michel Frodon,
Editions Cahiers du Cinéma / Institut National de l'Audiovisuel, pages 38-39
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