Balzac | Il a raison, j’ai toujours le temps de me tuer — C’est souvent, reprit l’Espagnol, au moment où les jeunes gens désespèrent le plus de leur avenir, que leur fortune commence

[Illusions perdues et sa suite Splendeurs et misères des courtisanes sont disponibles en livre audio]

Quelques minutes avant le coucher du soleil, la rumeur que cause un rassemblement s’éleva de la rampe qui descend à l’Houmeau. Lucien et sa soeur, pris de curiosité, se dirigèrent de ce côté, car ils entendirent quelques personnes qui venaient de l’Houmeau parlant entre elles, comme si quelque crime venait d’être commis.

— C’est probablement un voleur qu’on vient d’arrêter… Il est pâle comme un mort, dit un passant au frère et à la soeur en les voyant courir au-devant de ce monde grossissant.

Ni Lucien ni sa soeur n’eurent la moindre appréhension. Ils regardèrent les trente et quelques enfants ou vieilles femmes, les ouvriers revenant de leur ouvrage qui précédaient les gendarmes dont les chapeaux bordés brillaient au milieu du principal groupe. Ce groupe, suivi d’une foule d’environ cent personnes, marchait comme un nuage d’orage.

— Ah ! dit Ève, c’est mon mari !

— David ! cria Lucien.

— C’est sa femme ! dit la foule en s’écartant.

— Qui donc t’a pu faire sortir ? demanda Lucien.

— C’est ta lettre, répondit David pâle et blême.

— J’en étais sûre, dit Ève qui tomba roide évanouie.

Lucien releva sa soeur, que deux personnes l’aidèrent à transporter chez elle, où Marion la coucha. Kolb s’élança pour aller chercher un médecin. À l’arrivée du docteur, Ève n’avait pas encore repris connaissance. Lucien fut alors forcé d’avouer à sa mère qu’il était la cause de l’arrestation de David, car il ne pouvait pas s’expliquer le quiproquo produit par la lettre fausse. Lucien, foudroyé par un regard de sa mère qui y mit sa malédiction, monta dans sa chambre et s’y enferma. En lisant cette lettre écrite au milieu de la nuit et interrompue de moments en moments, chacun devinera par les phrases, jetées comme une à une, toutes les agitations de Lucien.

« Ma soeur bien-aimée, nous nous sommes vus tout à l’heure pour la dernière fois. Ma résolution est sans appel. Voici pourquoi : Dans beaucoup de familles, il se rencontre un être fatal qui, pour la famille, est une sorte de maladie. Je suis cet être-là pour vous. Cette observation n’est pas de moi, mais d’un homme qui a beaucoup vu le monde. Nous soupions un soir entre amis, au Rocher de Cancale. Entre les mille plaisanteries qui s’échangent alors, ce diplomate nous dit que telle jeune personne qu’on voyait avec étonnement rester fille était malade de son père. Et alors, il nous développa sa théorie sur les maladies de famille. Il nous expliqua comment, sans telle mère, telle maison eût prospéré, comment tel fils avait ruiné son père, comment tel père avait détruit l’avenir et la considération de ses enfants. Quoique soutenue en riant, cette thèse sociale fut en dix minutes appuyée de tant d’exemples que j’en restai frappé. Cette vérité payait tous les paradoxes insensés, mais spirituellement démontrés, par lesquels les journalistes s’amusent entre eux, quand il ne se trouve là personne à mystifier. Eh ! bien, je suis l’être fatal de notre famille. Le coeur plein de tendresse, j’agis comme un ennemi. À tous vos dévouements, j’ai répondu par des maux. Quoique involontairement porté, le dernier coup est de tous le plus cruel. Pendant que je menais à Paris une vie sans dignité, pleine de plaisirs et de misères, prenant la camaraderie pour l’amitié, laissant de véritables amis pour des gens qui voulaient et devaient m’exploiter, vous oubliant et ne me souvenant de vous que pour vous causer du mal, vous suiviez l’humble sentier du travail, allant péniblement mais sûrement à cette fortune que je tentais si follement de surprendre. Pendant que vous deveniez meilleurs, moi je mettais dans ma vie un élément funeste. Oui, j’ai des ambitions démesurées, qui m’empêchent d’accepter une vie humble. J’ai des goûts, des plaisirs dont la souvenance empoisonne les jouissances qui sont à ma portée et qui m’eussent jadis satisfait. Ô ma chère Ève, je me juge plus sévèrement que qui que ce soit, car je me condamne absolument et sans pitié pour moi-même. La lutte à Paris exige une force constante, et mon vouloir ne va que par excès : ma cervelle est intermittente. L’avenir m’effraye tant, que je ne veux pas de l’avenir, et le présent m’est insupportable. J’ai voulu vous revoir, j’aurais mieux fait de m’expatrier à jamais. Mais l’expatriation, sans moyens d’existence, serait une folie, et je ne l’ajouterai pas à toutes les autres. La mort me semble préférable à une vie incomplète ; et, dans quelque position que je me suppose, mon excessive vanité, me ferait commettre des sottises. Certains êtres sont comme des zéros, il leur faut un chiffre qui les précède, et leur néant acquiert alors une valeur décuple. Je ne puis acquérir de valeur que par un mariage avec une volonté forte, impitoyable. Madame de Bargeton était bien ma femme, j’ai manqué ma vie en n’abandonnant pas Coralie pour elle. David et toi vous pourriez être d’excellents pilotes pour moi ; mais vous n’êtes pas assez forts pour dompter ma faiblesse qui se dérobe en quelque sorte à la domination. J’aime une vie facile, sans ennuis ; et, pour me débarrasser d’une contrariété, je suis d’une lâcheté qui peut me mener très-loin. Je suis né prince. J’ai plus de dextérité d’esprit qu’il n’en faut pour parvenir, mais je n’en ai que pendant un moment, et le prix dans une carrière parcourue par tant d’ambitieux est à celui qui n’en déploie que le nécessaire et qui s’en trouve encore assez au bout de la journée. Je ferais le mal comme je viens de le faire ici, avec les meilleures intentions du monde. Il y a des hommes-chênes, je ne suis peut-être qu’un arbuste élégant, et j’ai la prétention d’être un cèdre. Voilà mon bilan écrit. Ce désaccord entre mes moyens et mes désirs, ce défaut d’équilibre annulera toujours mes efforts. Il y a beaucoup de ces caractères dans la classe lettrée à cause des disproportions continuelles entre l’intelligence et le caractère, entre le vouloir et le désir. Quel serait mon destin ? je puis le voir par avance en me souvenant de quelques vieilles gloires parisiennes que j’ai vues oubliées. Au seuil de la vieillesse, je serai plus vieux que mon âge, sans fortune et sans considération. Tout mon être actuel repousse une pareille vieillesse : je ne veux pas être un haillon social. Chère soeur, adorée autant pour tes dernières rigueurs que pour tes premières tendresses, si nous avons payé cher le plaisir que j’ai eu à te revoir, toi et David, plus tard vous penserez peut-être que nul prix n’était trop élevé pour les dernières félicités d’un pauvre être qui vous aimait !… Ne faites aucune recherche ni de moi, ni de ma destinée : au moins mon esprit m’aura-t-il servi dans l’exécution de mes volontés. La résignation, mon ange, est un suicide quotidien, moi je n’ai de résignation que pour un jour, je vais en profiter aujourd’hui… »

« Deux heures.
»  Oui, je l’ai bien résolu. Adieu donc pour toujours, ma chère Ève. J’éprouve quelque douceur à penser que je ne vivrai plus que dans vos coeurs. Là sera ma tombe,… je n’en veux pas d’autre. Encore adieu !… C’est le dernier de ton frère

 »  Lucien ».

Après avoir écrit cette lettre, Lucien descendit sans faire aucun bruit, il la posa sur le berceau de son neveu, déposa sur le front de sa soeur endormie un dernier baiser trempé de larmes, et sortit. Il éteignit son bougeoir au crépuscule, et, après avoir regardé cette vieille maison une dernière fois, il ouvrit tout doucement la porte de l’allée ; mais, malgré ses précautions, il éveilla Kolb qui couchait sur un matelas à terre dans l’atelier.

— Qui fa là ?… s’écria Kolb.

— C’est moi, dit Lucien, je m’en vais, Kolb.

— Vus auriez mieux vait te ne chamais fenir, se dit Kolb à lui-même, mais assez haut pour que Lucien l’entendît.

— J’aurais bien fait de ne jamais venir au monde, répondit Lucien. Adieu, Kolb, je ne t’en veux pas d’une pensée que j’ai moi-même. Tu diras à David que ma dernière aspiration aura été un regret de n’avoir pu l’embrasser.

Lorsque l’Alsacien fut debout et habillé, Lucien avait fermé la porte de la maison, et il descendait vers la Charente, par la promenade de Beaulieu, mis comme s’il allait à une fête, car il s’était fait un linceul de ses habits parisiens et de son joli harnais de dandy. Frappé de l’accent et des dernières paroles de Lucien, Kolb voulut aller savoir si sa maîtresse était instruite du départ de son frère et si elle en avait reçu les adieux ; mais, en trouvant la maison plongée en un profond silence, il pensa que ce départ était sans doute convenu, et il se recoucha.

On a, relativement à la gravité du sujet, écrit très-peu sur le suicide, on ne l’a pas observé. Peut-être cette maladie est-elle inobservable Le suicide est l’effet d’un sentiment que nous nommerons, si vous voulez, l’estime de soi-même, pour ne pas le confondre avec le mot honneur. Le jour où l’homme se méprise, le jour où il se voit méprisé, le moment où la réalité de la vie est en désaccord avec ses espérances, il se tue et rend ainsi hommage à la société devant laquelle il ne veut pas rester déshabillé de ses vertus ou de sa splendeur. Quoi qu’on en dise, parmi les athées (il faut excepter le chrétien du suicide), les lâches seuls acceptent une vie déshonorée. Le suicide est de trois natures : il y a d’abord le suicide qui n’est que le dernier accès d’une longue maladie et qui certes appartient à la pathologie ; puis le suicide par désespoir, enfin le suicide par raisonnement. Lucien voulait se tuer par désespoir et par raisonnement, les deux suicides dont on peut revenir ; car il n’y a d’irrévocable que le suicide pathologique : mais souvent les trois causes se réunissent, comme chez Jean-Jacques Rousseau.

Lucien, une fois sa résolution prise, tomba dans la délibération des moyens, et le poète voulut finir poétiquement. Il avait d’abord pensé tout bonnement à s’aller jeter dans la Charente ; mais, en descendant les rampes de Beaulieu pour la dernière fois, il entendit par avance le tapage que ferait son suicide, il vit l’affreux spectacle de son corps revenu sur l’eau, déformé, l’objet d’une enquête judiciaire : il eut, comme quelques suicides, un amour-propre posthume. Pendant la journée passée au moulin de Courtois il s’était promené le long de la rivière et avait remarqué, non loin du moulin, une de ces nappes rondes, comme il s’en trouve dans les petits cours d’eau, dont l’excessive profondeur est accusée par la tranquillité de la surface. L’eau n’est plus ni verte, ni bleue, ni claire, ni jaune ; elle est comme un miroir d’acier poli. Les bords de cette coupe n’offraient plus ni glaïeuls, ni fleurs bleues, ni les larges feuilles du nénuphar, l’herbe de la berge était courte et pressée, les saules pleuraient autour, assez pittoresquement placés tous. On devinait facilement un précipice plein d’eau. Celui qui pouvait avoir le courage d’emplir ses poches de cailloux devait y trouver une mort inévitable, et ne jamais être retrouvé. — Voilà, s’était dit le poète en admirant ce joli petit paysage, un endroit qui vous met l’eau à la bouche d’une noyade. Ce souvenir lui revint à la mémoire, au moment où il atteignit l’Houmeau. Il chemina donc vers Marsac, en proie à ses dernières et funèbres pensées, et dans la ferme intention de dérober ainsi le secret de sa mort, de ne pas être l’objet d’une enquête, de ne pas être enterré, de ne pas être vu dans l’horrible état où sont les noyés quand ils reviennent à fleur d’eau. Il parvint bientôt au pied d’une de ces côtes qui se rencontrent si fréquemment sur les routes de France, et surtout entre Angoulême et Poitiers. La diligence de Bordeaux à Paris venait avec rapidité, les voyageurs allaient sans doute en descendre pour monter cette longue côte à pied. Lucien, qui ne voulut pas se laisser voir, se jeta dans un petit chemin creux et se mit à cueillir des fleurs dans une vigne. Quand il reprit la grande route il tenait à la main un gros bouquet de sedum, une fleur jaune qui vient dans le caillou des vignobles, et il déboucha précisément derrière un voyageur vêtu tout en noir, les cheveux poudrés, chaussé de souliers en veau d’Orléans à boucles d’argent, brun de visage, et couturé comme si, dans son enfance, il fût tombé dans le feu. Ce voyageur, à tournure si patemment ecclésiastique, allait lentement et fumait un cigare. En entendant Lucien qui sauta de la vigne sur la route, l’inconnu se retourna, parut comme saisi de la beauté profondément mélancolique du poète, de son bouquet symbolique et de sa mise élégante. Ce voyageur ressemblait à un chasseur qui trouve une proie long-temps et inutilement cherchée. Il laissa, en style de marine, Lucien arriver, et retarda sa marche en ayant l’air de regarder le bas de la côte. Lucien, qui fit le même mouvement, y aperçut une petite calèche attelée de deux chevaux et un postillon à pied.

— Vous avez laissé courir la diligence, monsieur, vous perdrez votre place, à moins que vous ne vouliez monter dans ma calèche pour la rattraper, car la poste va plus vite que la voiture publique, dit le voyageur à Lucien en prononçant ces mots avec un accent très marqué d’espagnol et en mettant à son offre une exquise politesse.

Sans attendre la réponse de Lucien, l’Espagnol tira de sa poche un étui à cigares, et le présenta tout ouvert à Lucien pour qu’il en prît un.

— Je ne suis pas un voyageur, répondit Lucien, et je suis trop près du terme de ma course pour me donner le plaisir de fumer…

— Vous êtes bien sévère envers vous-même, repartit l’Espagnol. Quoique chanoine honoraire de la cathédrale de Tolède, je me passe de temps en temps un petit cigare. Dieu nous a donné le tabac pour endormir nos passions et nos douleurs… Vous me semblez avoir du chagrin, vous en avez du moins l’enseigne à la main, comme le triste dieu de l’hymen. Tenez ?… tous vos chagrins s’en iront avec la fumée…

Et le prêtre retendit sa boîte en paille avec une sorte de séduction, en jetant à Lucien des regards animés de charité.

— Pardon, mon père, répliqua sèchement Lucien, il n’y a pas de cigares qui puissent dissiper mes chagrins…

En disant cela, les yeux de Lucien se mouillèrent de larmes.

— Oh ! jeune homme, est-ce donc la providence divine qui m’a fait désirer de secouer par un peu d’exercice à pied le sommeil dont sont saisis au matin tous les voyageurs, afin que je pusse, en vous consolant, obéir à ma mission ici-bas ?… Et quels grands chagrins pouvez-vous avoir à votre âge ?

— Vos consolations, mon père, seraient bien inutiles : vous êtes Espagnol, je suis Français ; vous croyez aux commandements de l’Église, moi je suis athée…

— Santa Virgen del Pilar !… vous êtes athée, s’écria le prêtre en passant son bras sous celui de Lucien avec un empressement maternel. Eh ! voilà l’une des curiosités que je m’étais promis d’observer à Paris. En Espagne, nous ne croyons pas aux athées… Il n’y a qu’en France, où, à dix-neuf ans, on puisse avoir de pareilles opinions.

— Oh ! je suis un athée au complet ; je ne crois ni en Dieu, ni à la société, ni au bonheur. Regardez-moi donc bien, mon père ; car, dans quelques heures, je ne serai plus… Voilà mon dernier soleil !… dit Lucien avec une sorte d’emphase en montrant le ciel.

— Ah ! çà, qu’avez-vous fait pour mourir ? qui vous a condamné à mort ?

— Un tribunal souverain : moi-même !

— Enfant ! s’écria le prêtre. Avez-vous tué un homme ? l’échafaud vous attend-il ? Raisonnons un peu ? Si vous voulez rentrer, selon vous, dans le néant, tout vous est indifférent ici-bas.

Lucien inclina la tête en signe d’assentiment.

— Eh ! bien, vous pouvez alors me conter vos peines ?… Il s’agit sans doute de quelques amourettes qui vont mal ?…

Lucien fit un geste d’épaules très-significatif.

— Vous voulez vous tuer pour éviter le déshonneur, ou parce que vous désespérez de la vie ? eh ! bien, vous vous tuerez aussi bien à Poitiers qu’à Angoulême, à Tours aussi bien qu’à Poitiers. Les sables mouvants de la Loire ne rendent pas leur proie…

— Non, mon père, répondit Lucien, j’ai mon affaire. Il y a vingt jours, j’ai vu la plus charmante rade où puisse aborder dans l’autre monde un homme dégoûté de celui-ci…

— Un autre monde !… vous n’êtes plus athée.

— Oh ! ce que j’entends par l’autre monde, c’est ma future transformation en animal ou en plante…

— Avez-vous une maladie incurable ?

— Oui, mon père…

— Ah ! nous y voilà, dit le prêtre, et laquelle ?

— La pauvreté.

Le prêtre regarda Lucien en souriant et lui dit avec une grâce infinie et un sourire presque ironique : — Le diamant ignore sa valeur.

— Il n’y a qu’un prêtre qui puisse flatter un homme pauvre qui s’en va mourir !… s’écria Lucien.

— Vous ne mourrez pas, dit l’Espagnol avec autorité.

— J’ai bien entendu dire, reprit Lucien, qu’on dévalisait les gens sur la route, je ne savais pas qu’on les y enrichît.

— Vous allez le savoir, dit le prêtre après avoir examiné si la distance à laquelle se trouvait la voiture leur permettait de faire seuls encore quelques pas. Écoutez-moi, dit le prêtre en mâchonnant son cigare, votre pauvreté ne serait pas une raison pour mourir. J’ai besoin d’un secrétaire, le mien vient de mourir à Irun. Je me trouve dans la situation où fut le baron de Goërtz, le fameux ministre de Charles XII, qui arriva sans secrétaire dans une petite ville en allant en Suède, comme moi je vais à Paris. Le baron rencontra le fils d’un orfèvre, remarquable par une beauté qui ne pouvait certes pas valoir la vôtre… Le baron de Goërtz trouve à ce jeune homme de l’intelligence, comme moi je vous trouve de la poésie au front ; il le prend dans sa voiture, comme moi je vais vous prendre dans la mienne ; et, de cet enfant condamné à brunir des couverts et à fabriquer des bijoux dans une petite ville de province comme Angoulême, il en fait son favori, comme vous serez le mien. Arrivé à Stockholm, il installe son secrétaire et l’accable de travaux. Le jeune secrétaire passe les nuits à écrire ; et, comme tous les grands travailleurs, il contracte une habitude, il se met à mâcher du papier. Feu monsieur de Malesherbes faisait, lui, des camouflets et il en donna, par parenthèse, un à je ne sais quel personnage dont le procès dépendait de son rapport. Notre beau jeune homme commence par du papier blanc, mais il s’y accoutume et passe aux papiers écrits qu’il trouve plus savoureux. On ne fumait pas encore comme aujourd’hui. Enfin le petit secrétaire en arrive, de saveur en saveur, à mâchonner des parchemins et à les manger. On s’occupait alors, entre la Russie et la Suède, d’un traité de paix que les États imposaient à Charles XII, comme en 1814 on voulait forcer Napoléon à traiter de la paix. La base des négociations était le traité fait entre les deux puissances à propos de la Finlande ; Goërtz en confie l’original à son secrétaire ; mais, quand il s’agit de soumettre le projet aux États, il se rencontrait cette petite difficulté, que le traité ne se trouvait plus. Les États imaginent que le ministre, pour servir les passions du Roi, s’est avisé de faire disparaître cette pièce, le baron de Goërtz est accusé : son secrétaire avoue alors avoir mangé le traité… On instruit un procès, le fait est prouvé, le secrétaire est condamné à mort. Mais, comme vous n’en êtes pas là, prenez un cigare, et fumez-le en attendant notre calèche.

Lucien prit un cigare et l’alluma, comme cela se fait en Espagne, au cigare du prêtre en se disant : — Il a raison, j’ai toujours le temps de me tuer.

— C’est souvent, reprit l’Espagnol, au moment où les jeunes gens désespèrent le plus de leur avenir, que leur fortune commence. Voilà ce que je voulais vous dire, j’ai préféré vous le prouver par un exemple. Ce beau secrétaire, condamné à mort, était dans une position d’autant plus désespérée que le roi de Suède ne pouvait pas lui faire grâce, sa sentence ayant été rendue par les États de Suède ; mais il ferma les yeux sur une évasion. Le joli petit secrétaire se sauve sur une barque avec quelques écus dans sa poche, et arrive à la cour de Courlande, muni d’une lettre de recommandation de Goërtz pour le duc, à qui le ministre suédois expliquait l’aventure et la manie de son protégé. Le duc place le bel enfant comme secrétaire chez son intendant. Le duc était un dissipateur, il avait une jolie femme et un intendant, trois causes de ruine. Si vous croyiez que ce joli homme, condamné à mort pour avoir mangé le traité relatif à la Finlande, se corrige de son goût dépravé, vous ne connaîtriez pas l’empire du vice sur l’homme ; la peine de mort ne l’arrête pas quand il s’agit d’une jouissance qu’il s’est créée ! D’où vient cette puissance du vice ? est-ce une force qui lui soit propre, ou vient-elle de la faiblesse humaine ? Y a-t-il des goûts qui soient placés sur les limites de la folie ? Je ne puis m’empêcher de rire des moralistes qui veulent combattre de pareilles maladies avec de belles phrases !… Il y eut un moment où le duc, effrayé du refus que lui fit son intendant à propos d’une demande d’argent, voulut des comptes, une sottise ! Il n’y a rien de plus facile que d’écrire un compte, la difficulté n’est jamais là. L’intendant confia toutes les pièces à son secrétaire pour établir le bilan de la liste civile de Courlande. Au milieu de son travail et de la nuit où il le finissait, notre petit mangeur de papier s’aperçoit qu’il mâche une quittance du duc pour une somme considérable : la peur le saisit, il s’arrête à moitié de la signature, il court se jeter aux pieds de la duchesse en lui expliquant sa manie, en implorant la protection de sa souveraine, et l’implorant au milieu de la nuit. La beauté du jeune commis fit une telle impression sur cette femme qu’elle l’épousa lorsqu’elle fut veuve. Ainsi, en plein dix-huitième siècle, dans un pays où régnait le blason, le fils d’un orfèvre devint prince souverain… Il est devenu quelque chose de mieux !… Il a été régent à la mort de la première Catherine, il a gouverné l’impératrice Anne et voulut être le Richelieu de la Russie. Eh ! bien, jeune homme, sachez une chose : c’est que si vous êtes plus beau que Biren, moi je vaux bien, quoique simple chanoine, le baron de Goërtz. Ainsi, montez ! nous vous trouverons un duché de Courlande à Paris, et, à défaut de duché, nous aurons toujours bien la duchesse.

L’Espagnol passa la main sous le bras de Lucien, le força littéralement à monter dans sa voiture, et le postillon referma la portière.

— Maintenant parlez, je vous écoute, dit le chanoine de Tolède à Lucien stupéfait. Je suis un vieux prêtre à qui vous pouvez tout dire sans danger. Vous n’avez sans doute encore mangé que votre patrimoine ou l’argent de votre maman. Vous aurez fait votre petit trou à la lune, et nous avons de l’honneur jusqu’au bout de nos jolies petites bottes fines… Allez, confessez-vous hardiment, ce sera absolument comme si vous vous parliez à vous-même.

Lucien se trouvait dans la situation de ce pêcheur de je ne sais quel conte arabe, qui, voulant se noyer en plein océan, tombe au milieu de contrées sous-marines et y devient roi. Le prêtre espagnol paraissait si véritablement affectueux que le poète n’hésita pas à lui ouvrir son coeur ; il lui raconta donc, d’Angoulême à Ruffec, toute sa vie, en n’omettant aucune de ses fautes, et finissant par le dernier désastre qu’il venait de causer. Au moment où il terminait ce récit, d’autant plus poétiquement débité que Lucien le répétait pour la troisième fois depuis quinze jours, il arrivait au point où, sur la route, près de Ruffec, se trouve le domaine de la famille de Rastignac, dont le nom, la première fois qu’il le prononça, fit faire un mouvement à l’Espagnol.

— Voici, dit-il, d’où est parti le jeune Rastignac qui ne me vaut certes pas, et qui a eu plus de bonheur que moi.

— Ah !

— Oui, cette drôle de gentilhommière est la maison de son père. Il est devenu, comme je vous le disais, l’amant de madame de Nucingen, la femme du fameux banquier. Moi, je me suis laissé aller à la poésie ; lui, plus habile, a donné dans le solide…

Le prêtre fit arrêter sa calèche, il voulut, par curiosité, parcourir la petite avenue qui de la route conduisait à la maison et regarda tout avec plus d’intérêt que Lucien n’en attendait d’un prêtre espagnol.

— Vous connaissez donc les Rastignac ?… lui demanda Lucien.

— Je connais tout Paris, dit l’Espagnol en remontant dans sa voiture. Ainsi, faute de dix ou douze mille francs, vous alliez vous tuer. Vous êtes un enfant, vous ne connaissez ni les hommes, ni les choses. Une destinée vaut tout ce que l’homme l’estime, et vous n’évaluez votre avenir que douze mille francs ; eh ! bien, je vous achèterai tout-à-l’heure davantage. Quant à l’emprisonnement de votre beau-frère, c’est une vétille : si ce cher monsieur Séchard a fait une découverte, il sera riche. Les riches n’ont jamais été mis en prison pour dettes. Vous ne me paraissez pas fort en Histoire. Il y a deux Histoires : l’Histoire officielle, menteuse, qu’on enseigne, l’Histoire ad usum delphini ; puis l’Histoire secrète, où sont les véritables causes des événements, une histoire honteuse. Laissez-moi vous raconter, en trois mots, une autre historiette que vous ne connaissez pas. Un ambitieux, prêtre et jeune, veut entrer aux affaires publiques, il se fait le chien couchant du favori, le favori d’une reine ; le favori devient son bienfaiteur, et lui donne le rang de ministre en lui donnant place au Conseil. Un soir, un de ces hommes qui croient rendre service (ne rendez jamais un service qu’on ne vous demande pas !) écrit au jeune ambitieux que la vie de son bienfaiteur est menacée. Le roi s’est courroucé d’avoir un maître, demain le favori doit être tué s’il se rend au palais. Eh ! bien, jeune homme, qu’auriez-vous fait en recevant cette lettre ?…

— Je serais allé sur-le-champ avertir mon bienfaiteur, s’écria vivement Lucien.

— Vous êtes bien encore l’enfant que révèle le récit de votre existence, dit le prêtre. Notre homme s’est dit : Si le roi va jusqu’au crime, mon bienfaiteur est perdu. Je dois avoir reçu cette lettre trop tard, et il a dormi jusqu’à l’heure où l’on tuait le favori…

— C’est un monstre ! dit Lucien, qui soupçonna chez le prêtre l’intention de l’éprouver.

— Il s’appelle le cardinal de Richelieu, répondit le chanoine et son bienfaiteur a nom le maréchal d’Ancre. Vous voyez bien que vous ne connaissez pas votre histoire de France. N’avais-je pas raison de vous dire que l’histoire enseignée dans les colléges est une collection de dates et de faits excessivement douteuse d’abord, mais sans la moindre portée. À quoi vous sert-il de savoir que Jeanne d’Arc a existé ? En avez-vous jamais tiré cette conclusion que si la France avait alors accepté la dynastie angevine des Plantagenets, les deux peuples réunis auraient aujourd’hui l’empire du monde et que les deux îles où se forgent les troubles politiques du continent seraient deux provinces françaises ?… Mais avez-vous étudié les moyens par lesquels les Médicis, de simples marchands, sont arrivés à être Grands-Ducs de Toscane ?

— Un poète, en France, n’est pas tenu d’être un bénédictin, dit Lucien.

— Eh ! bien, jeune homme, ils sont devenus Grands-Ducs, comme Richelieu devint Ministre. Si vous aviez cherché dans l’histoire les causes humaines des événements, au lieu d’en apprendre par coeur les étiquettes, vous en auriez tiré des préceptes pour votre conduite. De ce que je viens de prendre au hasard dans la collection des faits vrais résulte cette loi : Ne voyez dans les hommes et surtout dans les femmes que des instruments ; mais ne le leur laissez pas voir. Adorez comme Dieu même celui qui, placé plus haut que vous, peut vous être utile, et ne le quittez pas qu’il n’ait payé très-cher votre servilité. Dans le commerce du monde, soyez enfin âpre comme le juif et bas comme lui : faites pour la puissance tout ce qu’il fait pour l’argent. Mais aussi n’ayez pas plus de souci de l’homme tombé que s’il n’avait jamais existé. Savez-vous pourquoi vous devez vous conduire ainsi ?… Vous voulez dominer le monde, n’est-ce pas ? il faut commencer par lui obéir et le bien étudier. Les savants étudient les livres, les politiques étudient les hommes, leurs intérêts, les causes génératrices de leurs actions. Or le monde, la société, les hommes pris dans leur ensemble, sont fatalistes ; ils adorent l’événement. Savez-vous pourquoi je vous fais ce petit cours d’histoire ? c’est que je vous crois une ambition démesurée…

— Oui, mon père !

— Je l’ai bien vu, reprit le chanoine. Mais en ce moment vous vous dites : Ce chanoine espagnol invente des anecdotes et pressure l’histoire pour me prouver que j’ai eu trop de vertu…

Lucien se prit à sourire en voyant ses pensées si bien devinées.

— Eh ! bien, jeune homme, prenons des faits passés à l’état de banalité, dit le prêtre. Un jour la France est à peu près conquise par les Anglais, le roi n’a plus qu’une province. Du sein du peuple deux êtres se dressent : une pauvre jeune fille, cette même Jeanne d’Arc dont nous parlions ; puis un bourgeois nommé Jacques Coeur. L’une donne son bras et le prestige de sa virginité, l’autre donne son or : le royaume est sauvé. Mais la fille est prise !… Le roi, qui peut racheter la fille, la laisse brûler vive. Quant à l’héroïque bourgeois, le roi le laisse accuser de crimes capitaux par ses courtisans qui en font curée. Les dépouilles de l’innocent traqué, cerné, abattu par la justice enrichissent cinq maisons nobles… Et le père de l’archevêque de Bourges sort du royaume, pour n’y jamais revenir, sans un sou de ses biens en France, n’ayant d’autre argent à lui que celui qu’il avait confié aux Arabes, aux Sarrasins en Égypte. Vous pouvez dire encore : Ces exemples sont bien vieux, toutes ces ingratitudes ont trois cents ans d’Instruction Publique, et les squelettes de cet âge-là sont fabuleux. Eh ! bien, jeune homme, croyez-vous au dernier demi-dieu de la France, à Napoléon ? Il a tenu l’un de ses généraux dans sa disgrâce, il ne l’a fait maréchal qu’à contrecoeur, jamais il ne s’en est servi volontiers. Ce maréchal se nomme Kellermann. Savez-vous pourquoi ?… Kellermann a sauvé la France et le premier consul à Marengo par une charge audacieuse qui fut applaudie au milieu du sang et du feu. Il ne fut même pas question de cette charge héroïque dans le bulletin. La cause de la froideur de Napoléon pour Kellermann est aussi la cause de la disgrâce de Fouché, du Prince de Talleyrand : c’est l’ingratitude du roi Charles VII, de Richelieu, l’ingratitude…

— Mais, mon père, à supposer que vous me sauviez la vie et que vous fassiez ma fortune, dit Lucien, vous me rendez ainsi la reconnaissance assez légère.

— Petit drôle, dit l’abbé souriant et prenant l’oreille de Lucien pour la lui tortiller avec une familiarité quasi royale, si vous étiez ingrat avec moi, vous seriez alors un homme fort, et je ne vous en voudrais pas ; mais vous n’en êtes pas encore là, car, simple écolier, vous avez voulu passer trop tôt maître. C’est le défaut des Français dans votre époque. Ils ont été gâtés tous par l’exemple de Napoléon. Vous donnez votre démission parce que vous ne pouvez pas obtenir l’épaulette que vous souhaitez… Mais avez-vous rapporté tous vos vouloirs, toutes vos actions à une idée ?…

— Hélas ! non, dit Lucien.

— Vous avez été ce que les Anglais appellent inconsistent, reprit le chanoine en souriant.

— Qu’importe ce que j’ai été, si je ne puis plus rien être ! répondit Lucien.

— Qu’il se trouve derrière toutes vos belles qualités une force semper virens, dit le prêtre en tenant à montrer qu’il savait un peu de latin, et rien ne vous résistera dans le monde. Je vous aime assez déjà…

Lucien sourit d’un air d’incrédulité.

— Oui, reprit l’inconnu en répondant au sourire de Lucien, vous m’intéressez comme si vous étiez mon fils, et je suis assez puissant pour vous parler à coeur ouvert, comme vous venez de me parler. Savez-vous ce qui me plaît de vous ?… Vous avez fait en vous-même table rase, et vous pouvez alors entendre un cours de morale qui ne se fait nulle part ; car les hommes, rassemblés en troupe, sont encore plus hypocrites qu’ils ne le sont quand leur intérêt les oblige à jouer la comédie. Aussi passe-t-on une bonne partie de sa vie à sarcler ce que l’on a laissé pousser dans son coeur pendant son adolescence. Cette opération s’appelle acquérir de l’expérience.

Lucien, en écoutant le prêtre, se disait : — Voilà quelque vieux politique enchanté de s’amuser en chemin. Il se plaît à faire changer d’opinion un pauvre garçon qu’il rencontre sur le bord d’un suicide, et il va me lâcher au bout de sa plaisanterie… Mais il entend bien le paradoxe, et il me paraît tout aussi fort que Blondet ou que Lousteau.

Malgré cette sage réflexion, la corruption tentée par ce diplomate sur Lucien entrait profondément dans cette âme assez disposée à la recevoir, et y faisait d’autant plus de ravages qu’elle s’appuyait sur de célèbres exemples. Pris par le charme de cette conversation cynique, Lucien se raccrochait d’autant plus volontiers à la vie qu’il se sentait ramené du fond de son suicide à la surface par un bras puissant.

En ceci, le prêtre triomphait évidemment. Aussi, de temps en temps, avait-il accompagné ses sarcasmes historiques d’un malicieux sourire.

— Si votre façon de traiter la morale ressemble à votre manière d’envisager l’histoire, dit Lucien, je voudrais bien savoir quel est en ce moment le mobile de votre apparente charité ?

— Ceci, jeune homme, est le dernier point de mon prône, et vous me permettrez de le réserver, car alors nous ne nous quitterons pas aujourd’hui, répondit-il avec la finesse d’un prêtre qui voit sa malice réussie.

— Eh ! bien, parlez-moi morale ? dit Lucien qui se dit en lui-même : Je vais le faire poser.

— La morale, jeune homme, commence à la loi, dit le prêtre. S’il ne s’agissait que de religion, les lois seraient inutiles : les peuples religieux ont peu de lois. Au-dessus de la loi civile, est la loi politique. Eh ! bien, voulez vous savoir ce qui, pour un homme politique, est écrit sur le front de votre dix-neuvième siècle ? Les Français ont inventé, en 1793, une souveraineté populaire qui s’est terminée par un empereur absolu. Voilà pour votre histoire nationale. Quant aux moeurs : madame Tallien et madame de Beauharnais ont tenu la même conduite, Napoléon épouse l’une, en fait votre impératrice, et n’a jamais voulu recevoir l’autre, quoiqu’elle fût princesse. Sans-culotte en 1793, Napoléon chausse la couronne de fer en 1804. Les féroces amants de l’Égalité ou la Mort de 1792, deviennent, dès 1806, complices d’une aristocratie légitimée par Louis XVIII. À l’étranger, l’aristocratie, qui trône aujourd’hui dans son faubourg Saint-Germain, a fait pis : elle a été usurière, elle a été marchande, elle a fait des petits pâtés, elle a été cuisinière, fermière, gardeuse de moutons. En France donc, la loi politique aussi bien que la loi morale, tous et chacun ont démenti le début au point d’arrivée, leurs opinions par la conduite, ou la conduite par les opinions. Il n’y a pas eu de logique, ni dans le gouvernement, ni chez les particuliers. Aussi n’avez-vous plus de morale. Aujourd’hui, chez vous, le succès est la raison suprême de toutes les actions, quelles qu’elles soient. Le fait n’est donc plus rien en lui-même, il est tout entier dans l’idée que les autres s’en forment. De là, jeune homme, un second précepte : ayez de beaux dehors ! cachez l’envers de votre vie, et présentez un endroit très-brillant. La discrétion, cette devise des ambitieux, est celle de notre Ordre : faites-en la vôtre. Les grands commettent presque autant de lâchetés que les misérables ; mais ils les commettent dans l’ombre et font parade de leurs vertus : ils restent grands. Les petits déploient leurs vertus dans l’ombre, ils exposent leurs misères au grand jour : ils sont méprisés. Vous avez caché vos grandeurs et vous avez laissé voir vos plaies. Vous avez eu publiquement pour maîtresse une actrice, vous avez vécu chez elle, avec elle : vous n’étiez nullement répréhensible, chacun vous trouvait l’un et l’autre parfaitement libres ; mais vous rompiez en visière aux idées du monde et vous n’avez pas eu la considération que le monde accorde à ceux qui lui obéissent. Si vous aviez laissé Coralie à ce monsieur Camusot, si vous aviez caché vos relations avec elle, vous auriez épousé madame de Bargeton, vous seriez préfet d’Angoulême et marquis de Rubempré. Changez de conduite : mettez en dehors votre beauté, vos grâces, votre esprit, votre poésie. Si vous vous permettez de petites infamies, que ce soit entre quatre murs : dès lors vous ne serez plus coupable de faire tache sur les décorations de ce grand théâtre appelé le monde. Napoléon appelle cela : laver son linge sale en famille. Du second précepte découle ce corollaire : tout est dans la forme. Saisissez bien ce que j’appelle la Forme. Il y a des gens sans instruction qui, pressés par le besoin, prennent une somme quelconque, par violence, à autrui : on les nomme criminels et ils sont forcés de compter avec la justice. Un pauvre homme de génie trouve un secret dont l’exploitation équivaut à un trésor, vous lui prêtez trois mille francs (à l’instar de ces Cointet qui se sont trouvé vos trois mille francs entre les mains et qui vont dépouiller votre beau-frère), vous le tourmentez de manière à vous faire céder tout ou partie du secret, vous ne comptez qu’avec votre conscience, et votre conscience ne vous mène pas en Cour d’Assises. Les ennemis de l’ordre social profitent de ce contraste pour japper après la justice et se courroucer au nom du peuple de ce qu’on envoie aux galères un voleur de nuit et de poules dans une enceinte habitée, tandis qu’on met en prison, à peine pour quelques mois, un homme qui ruine des familles : mais ces hypocrites savent bien qu’en condamnant le voleur les juges maintiennent la barrière entre les pauvres et les riches, qui, renversée, amènerait la fin de l’ordre social ; tandis que le banqueroutier, l’adroit capteur de successions, le banquier qui tue une affaire à son profit, ne produisent que des déplacements de fortune. Ainsi, la société, mon fils, est forcée de distinguer, pour son compte, ce que je vous fais distinguer pour le vôtre. Le grand point est de s’égaler à toute la Société. Napoléon, Richelieu, les Médicis s’égalèrent à leur siècle. Vous, vous vous estimez douze mille francs !… Votre Société n’adore plus le vrai Dieu, mais le Veau-d’or ! Telle est la religion de votre Charte, qui ne tient plus compte, en politique, que de la propriété. N’est-ce pas dire à tous les sujets : Tâchez d’être riches !… Quand, après avoir su trouver légalement une fortune, vous serez riche et marquis de Rubempré, vous vous permettrez le luxe de l’honneur. Vous ferez alors profession de tant de délicatesse, que personne n’osera vous accuser d’en avoir jamais manqué, si vous en manquiez toutefois en faisant fortune, ce que je ne vous conseillerais jamais, dit le prêtre en prenant la main de Lucien et la lui tapotant. Que devez-vous donc mettre dans cette belle tête ?… Uniquement le thème que voici : Se donner un but éclatant et cacher ses moyens d’arriver, tout en cachant sa marche. Vous avez agi en enfant, soyez homme, soyez chasseur, mettez-vous à l’affût, embusquez-vous dans le monde parisien, attendez une proie et un hasard, ne ménagez ni votre personne, ni ce qu’on appelle la dignité ; car nous obéissons tous à quelque chose, à un vice, à une nécessité, mais observez la loi suprême ! le secret.

— Vous m’effrayez, mon père ! s’écria Lucien, ceci me semble une théorie de grande route.

— Vous avez raison, dit le chanoine, mais elle ne vient pas de moi. Voilà comment ont raisonné les parvenus, la maison d’Autriche, comme la maison de France. Vous n’avez rien, vous êtes dans la situation des Médicis, de Richelieu, de Napoléon au début de leur ambition ; ces gens-là, mon petit, ont estimé leur avenir au prix de l’ingratitude, de la trahison, et des contradictions les plus violentes. Il faut tout oser pour tout avoir. Raisonnons. Quand vous vous asseyez à une table de bouillotte, en discutez-vous les conditions ? Les règles sont là, vous les acceptez.

— Allons, pensa Lucien, il connaît la bouillotte.

— Comment vous conduisez-vous à la bouillotte ?… dit le prêtre, y pratiquez-vous la plus belle des vertus, la franchise ? Non seulement vous cachez votre jeu, mais encore vous tâchez de faire croire, quand vous êtes sûr de triompher, que vous allez tout perdre. Enfin, vous dissimulez, n’est-ce pas ?… Vous mentez pour gagner cinq louis !… Que diriez-vous d’un joueur assez généreux pour prévenir les autres qu’il a brelan carré ? Eh ! bien, l’ambitieux qui veut lutter avec les préceptes de la vertu, dans une carrière où ses antagonistes s’en privent, est un enfant à qui les vieux politiques diraient ce que les joueurs disent à celui qui ne profite pas de ses brelans : — Monsieur, ne jouez jamais à la bouillotte… Est-ce vous qui faites les règles dans le jeu de l’ambition ? Pourquoi vous ai-je dit de vous égaler à la Société ?… C’est qu’aujourd’hui, jeune homme, la Société s’est insensiblement arrogé tant de droits sur les individus, que l’individu se trouve obligé de combattre la Société. Il n’y a plus de lois, il n’y a que des moeurs, c’est-à-dire des simagrées, toujours la forme.

Lucien fit un geste d’étonnement.

— Ah ! mon enfant, dit le prêtre en craignant d’avoir révolté la candeur de Lucien, vous attendiez-vous à trouver l’ange Gabriel dans un abbé chargé de toutes les iniquités de la contre-diplomatie de deux rois (je suis l’intermédiaire entre Ferdinand VII et Louis XVIII, deux grands… rois qui doivent tous deux la couronne à de profondes… combinaisons) ?… Je crois en Dieu, mais je crois bien plus en notre ordre, et notre ordre ne croit qu’au pouvoir temporel. Pour rendre le pouvoir temporel très-fort, notre ordre maintient l’Église apostolique, catholique et romaine, c’est-à-dire l’ensemble des sentiments qui tiennent le peuple dans l’obéissance. Nous sommes les Templiers modernes, nous avons une doctrine. Comme le Temple, notre Ordre fut brisé par les mêmes raisons : il s’était égalé au monde. Voulez-vous être soldat, je serai votre capitaine. Obéissez-moi comme une femme obéit à son mari, comme un enfant obéit à sa mère, je vous garantis qu’en moins de trois ans vous serez marquis de Rubempré, vous épouserez une des plus nobles filles du faubourg Saint-Germain, et vous vous assiérez un jour sur les bancs de la Pairie. En ce moment, si je ne vous avais pas amusé par ma conversation, que seriez-vous ? un cadavre introuvable dans un profond lit de vase ; eh ! bien, faites un effort de poésie ?… (Là Lucien regarda son protecteur avec curiosité.) — Le jeune homme qui se trouve assis là, dans cette calèche, à côté de l’abbé Carlos Herrera, chanoine honoraire du chapitre de Tolède, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII à Sa Majesté le roi de France, pour lui apporter une dépêche où il lui dit peut-être : « Quand vous m’aurez délivré, faites pendre tous ceux que je caresse en ce moment ! » ce jeune homme, dit l’inconnu, n’a plus rien de commun avec le poète qui vient de mourir. Je vous ai pêché, je vous ai rendu la vie, et vous m’appartenez comme la créature est au créateur, comme, dans les contes de fées, l’Afrite est au génie, comme l’icoglan est au Sultan, comme le corps est à l’âme ! Je vous maintiendrai, moi, d’une main puissante dans la voie du pouvoir, et je vous promets néanmoins une vie de plaisirs, d’honneurs, de fêtes continuelles… Jamais l’argent ne vous manquera… Vous brillerez, vous paraderez, pendant que, courbé dans la boue des fondations, j’assurerai le brillant édifice de votre fortune. J’aime le pouvoir pour le pouvoir, moi ! Je serai toujours heureux de vos jouissances qui me sont interdites. Enfin, je me ferai vous !… Eh ! bien, le jour où ce pacte d’homme à démon, d’enfant à diplomate, ne vous conviendra plus, vous pourrez toujours aller chercher un petit endroit, comme celui dont vous parliez, pour vous noyer : vous serez un peu plus ou un peu moins ce que vous êtes aujourd’hui, malheureux ou déshonoré…

— Ceci n’est pas une homélie de l’archevêque de Grenade ! s’écria Lucien en voyant la calèche arrêtée à une poste.

— Je ne sais pas quel nom vous donnez à cette instruction sommaire, mon fils, car je vous adopte et ferai de vous mon héritier ; mais c’est le code de l’ambition. Les élus de Dieu sont en petit nombre. Il n’y a pas de choix : ou il faut aller au fond du cloître (et vous y retrouvez souvent le monde en petit !), ou il faut accepter ce code.

— Peut-être vaut-il mieux n’être pas si savant, dit Lucien en essayant de sonder l’âme de ce terrible prêtre.

— Comment ! reprit le chanoine, après avoir joué sans connaître les règles du jeu vous abandonnez la partie au moment où vous y devenez fort, où vous vous y présentez avec un parrain solide… et sans même avoir le désir de prendre une revanche ! Comment, vous n’éprouvez pas l’envie de monter sur le dos de ceux qui vous ont chassé de Paris !

Lucien frissonna comme si quelque instrument de bronze, un gong chinois, eût fait entendre ces terribles sons qui frappent sur les nerfs.

— Je ne suis qu’un humble prêtre, reprit cet homme en laissant paraître une horrible expression sur son visage cuivré par le soleil de l’Espagne ; mais si des hommes m’avaient humilié, vexé, torturé, trahi, vendu, comme vous l’avez été par les drôles dont vous m’avez parlé, je serais comme l’Arabe du désert !… Oui, je dévouerais mon corps et mon âme à la vengeance. Je me moquerais de finir ma vie accroché à un gibet, assis à la garrot, empalé, guillotiné, comme chez vous ; mais je ne laisserais prendre ma tête qu’après avoir écrasé mes ennemis sous mes talons.

Lucien gardait le silence, il ne se sentait plus l’envie de faire poser ce prêtre.

— Les uns descendent d’Abel, les autres de Caïn, dit le chanoine en terminant ; moi je suis un sang mêlé : Caïn pour mes ennemis, Abel pour mes amis, et malheur à qui réveille Caïn !… Après tout, vous êtes Français, je suis Espagnol et, de plus, chanoine !…

— Quelle nature d’Arabe ! se dit Lucien en examinant le protecteur que le ciel venait de lui envoyer.

L’abbé Carlos Herrera n’offrait rien en lui-même qui révélât le Jésuite. Gros et court, de larges mains, un large buste, une force herculéenne, un regard terrible, mais adouci par une mansuétude de commande ; un teint de bronze qui ne laissait rien passer du dedans au dehors, inspiraient beaucoup plus la répulsion que l’attachement. De longs et beaux cheveux poudrés à la façon de ceux du prince de Talleyrand donnaient à ce singulier diplomate l’air d’un évêque, et le ruban bleu liséré de blanc auquel pendait une croix d’or indiquait d’ailleurs un dignitaire ecclésiastique. Ses bas de soie noire moulaient des jambes d’athlète. Son vêtement d’une exquise propreté révélait ce soin minutieux de la personne que les simples prêtres ne prennent pas toujours d’eux, surtout en Espagne. Un tricorne était posé sur le devant de la voiture armoriée aux armes d’Espagne. Malgré tant de causes de répulsion, des manières à la fois violentes et patelines atténuaient l’effet de la physionomie ; et, pour Lucien, le prêtre s’était évidemment fait coquet, caressant, presque chat. Lucien examina les moindres choses d’un air soucieux. Il sentit qu’il s’agissait en ce moment de vivre ou de mourir, car il se trouvait au second relais après Ruffec. Les dernières phrases du prêtre espagnol avaient remué beaucoup de cordes dans son coeur : et, disons-le à la honte de Lucien et du prêtre qui, d’un oeil perspicace, étudiait la belle figure du poète, ces cordes étaient les plus mauvaises, celles qui vibrent sous l’attaque des sentiments dépravés. Lucien revoyait Paris, il ressaisissait les rênes de la domination que ses mains inhabiles avaient lâchées, il se vengeait ! La comparaison de la vie de province et de la vie de Paris qu’il venait de faire, la plus agissante des causes de son suicide, disparaissait : il allait se retrouver dans son milieu, mais protégé par un politique profond jusqu’à la scélératesse de Cromwell.

— J’étais seul, nous serons deux, se disait-il.

Plus il avait découvert de fautes dans sa conduite antérieure, plus l’ecclésiastique avait montré d’intérêt. La charité de cet homme s’était accrue en raison du malheur, et il ne s’étonnait de rien. Néanmoins Lucien se demanda quel était le mobile de ce meneur d’intrigues royales. Il se paya d’abord d’une raison vulgaire : les Espagnols sont généreux ! L’Espagnol est généreux, comme l’Italien est empoisonneur et jaloux, comme le Français est léger, comme l’Allemand est franc, comme le Juif est ignoble, comme l’Anglais est noble. Renversez ces propositions ? vous arriverez au vrai. Les Juifs ont accaparé l’or, ils écrivent Robert le Diable, ils jouent Phèdre, ils chantent Guillaume Tell, ils commandent des tableaux, ils élèvent des palais, ils écrivent Reisibilder et d’admirables poésies, ils sont plus puissants que jamais, leur religion est acceptée, enfin ils font crédit au Pape ! En Allemagne, pour les moindres choses, on demande à un étranger : — Avez-vous un contrat ? tant on y fait de chicanes. En France, on applaudit depuis cinquante ans à la Scène des stupidités nationales, on continue à porter d’inexplicables chapeaux, et le gouvernement ne change qu’à la condition d’être toujours le même !… L’Angleterre déploie à la face du monde des perfidies dont l’horreur ne peut se comparer qu’à son avidité. L’Espagnol, après avoir eu l’or des deux Indes, n’a plus rien. Il n’y a pas de pays du monde où il y ait moins d’empoisonnements qu’en Italie, et où les moeurs soient plus faciles et plus courtoises. Les Espagnols ont beaucoup vécu sur la réputation des Maures.

Lorsque l’Espagnol remonta dans la calèche, il dit au postillon ces paroles à l’oreille : — Le train de la malle, il y a trois francs de guides.

Lucien hésitait à monter, le prêtre lui dit : — Allons donc, et Lucien monta sous prétexte de lui décocher un argument ad hominem.

— Mon père, lui dit-il, un homme qui vient de dérouler du plus beau sang-froid du monde les maximes que beaucoup de bourgeois taxeront de profondément immorales…

— Et qui le sont, dit le prêtre, voilà pourquoi Jésus-Christ voulait que le scandale eût lieu, mon fils. Et voilà pourquoi le monde manifeste une si grande horreur du scandale.

— Un homme de votre trempe ne s’étonnera pas de la question que je vais lui faire !

— Allez, mon fils !… dit Carlos Herrera, vous ne me connaissez pas. Croyez-vous que je prendrais un secrétaire avant de savoir s’il a des principes assez sûrs pour ne me rien prendre ? Je suis content de vous. Vous avez encore toutes les innocences de l’homme qui se tue à vingt ans. Votre question ?…

— Pourquoi vous intéressez-vous à moi ? quel prix voulez-vous de mon obéissance ?… Pourquoi me donnez-vous tout ? quelle est votre part ?

L’Espagnol regarda Lucien et se mit à sourire.

— Attendons une côte, nous la monterons à pied, et nous parlerons en plein vent. Le vent est discret.

Le silence régna pendant quelque temps entre les deux compagnons, et la rapidité de la course aida, pour ainsi dire, à la griserie morale de Lucien.

— Mon père, voici la côte, dit Lucien en se réveillant comme d’un rêve.

— Eh ! bien, marchons, dit le prêtre en criant d’une voix forte au postillon d’arrêter.

Et tous deux ils s’élancèrent sur la route.

— Enfant, dit l’Espagnol en prenant Lucien par le bras, as-tu médité la Venise sauvée d’Otway ? As-tu compris cette amitié profonde, d’homme à homme, qui lie Pierre à Jaffier, qui fait pour eux d’une femme une bagatelle, et qui change entre eux tous les termes sociaux ?… Eh ! bien, voilà pour le poète.

— Le chanoine connaît aussi le théâtre, se dit Lucien en lui-même. — Avez-vous lu Voltaire ?… lui demanda-t-il.

— J’ai fait mieux, répondit le chanoine, je le mets en pratique.

— Vous ne croyez pas en Dieu ?…

— Allons, c’est moi qui suis l’athée, dit le prêtre en souriant. Venons au positif, mon petit ?… J’ai quarante-six ans, je suis l’enfant naturel d’un grand seigneur, par ainsi sans famille, et j’ai un coeur… Mais, apprends ceci, grave-le dans ta cervelle encore si molle : l’homme a horreur de la solitude. Et de toutes les solitudes, la solitude morale est celle qui l’épouvante le plus. Les premiers anachorètes vivaient avec Dieu, ils habitaient le monde le plus peuplé, le monde spirituel. Les avares habitent le monde de la fantaisie et des jouissances. L’avare a tout, jusqu’à son sexe, dans le cerveau. La première pensée de l’homme, qu’il soit lépreux ou forçat, infâme ou malade, est d’avoir un complice de sa destinée. À satisfaire ce sentiment, qui est la vie même, il emploie toutes ses forces, toute sa puissance, la verve de sa vie. Sans ce désir souverain, Satan aurait-il pu trouver des compagnons ?… Il y a là tout un poème à faire qui serait l’avant-scène du Paradis perdu, qui n’est que l’apologie de la Révolte.

— Celui-là serait l’Iliade de la corruption, dit Lucien.

— Eh ! bien, je suis seul, je vis seul. Si j’ai l’habit, je n’ai pas le coeur du prêtre. J’aime à me dévouer, j’ai ce vice-là. Je vis par le dévouement, voilà pourquoi je suis prêtre. Je ne crains pas l’ingratitude, et je suis reconnaissant. L’Église n’est rien pour moi, c’est une idée. Je me suis dévoué au roi d’Espagne ; mais on ne peut pas aimer le roi d’Espagne, il me protège, il plane au-dessus de moi. Je veux aimer ma créature, la façonner, la pétrir à mon usage, afin de l’aimer comme un père aime son enfant. Je roulerai dans ton tilbury, mon garçon, je me réjouirai de tes succès auprès des femmes, je dirai : — Ce beau jeune homme, c’est moi ! ce marquis de Rubempré, je l’ai créé et mis au monde aristocratique ; sa grandeur est mon oeuvre, il se tait ou parle à ma voix, il me consulte en tout. L’abbé de Vermont était cela pour Marie-Antoinette.

— Il l’a menée à l’échafaud !

— Il n’aimait pas la reine !… répondit le prêtre.

— Dois-je laisser derrière moi la désolation ? dit Lucien.

— J’ai des trésors, tu y puiseras.

— En ce moment, je ferais bien des choses pour délivrer Séchard, répliqua Lucien d’une voix qui ne voulait plus du suicide.

— Dis un mot, mon fils, et il recevra demain matin la somme nécessaire à sa libération.

— Comment ! vous me donneriez douze mille francs !…

— Eh ! enfant, ne vois-tu pas que nous faisons quatre lieues à l’heure ? Nous allons dîner à Poitiers. Là, si tu veux signer le pacte, me donner une seule preuve d’obéissance, la diligence de Bordeaux portera quinze mille francs à ta soeur…

— Où sont-ils ?

Le prêtre espagnol ne répondit rien, et Lucien se dit : — Le voilà pris, il se moquait de moi.

Un instant après, l’Espagnol et le poète étaient remontés en voiture silencieusement ; et silencieusement, le prêtre mit la main à la poche de sa voiture, il en tira ce sac de peau fait en gibecière divisé en trois compartiments, si connu des voyageurs ; il ramena cent portugaises, en y plongeant trois fois de sa large main qu’il ramena chaque fois pleine d’or.

— Mon père, je suis à vous, dit Lucien ébloui de ce flot d’or.

— Voici le tiers de l’or qui se trouve dans ce sac, trente mille francs, sans compter l’argent du voyage.

— Et vous voyagez seul ?… s’écria Lucien.

— Qu’est-ce que cela ! fit l’Espagnol. J’ai pour plus de cent mille écus de traites sur Paris. Un diplomate sans argent, c’est ce que tu étais tout à l’heure : un poète sans volonté.

Au moment où Lucien montait en voiture avec le prétendu diplomate espagnol, Ève se levait pour donner à boire à son fils, elle trouva la fatale lettre, et la lut.

Balzac | Illusions perdues | III : Ève et David

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